Accumuler les marchés de niche : à la recherche de l'alliage parfait

Lebronze alloys ne gère pas 1, mais 150 marchés de niche ! Son président, Michel Dumont, est passionné par les manières de gérer les relations avec les clients, porteuses de déséquilibres, et a trouvé un terrain inattendu pour réaliser ses rêves de consultant. Il a ainsi appliqué, en la rationalisant à un très haut degré, une démarche qu’empruntent d’autres ETI, appelée la recherche d’économies d’envergure.

Économies d’échelles et économies d’envergure

Avec la mondialisation galopante, la notion d’économie d’échelle a focalisé les esprits : produire plus pour fabriquer moins cher, viser un marché mondial pour produire beaucoup. Dans ce type de compétition, il faut être puissant et c’est une démarche pour laquelle les grandes entreprises sont mieux armées que les PME et les ETI. Ces dernières misent plutôt sur la différenciation et les marchés de niche, pour lesquels elles ont des avantages tels que l’agilité, l’écoute des clients et l’esprit de conquête. C’est ce qu’a documenté le séminaire Aventures industrielles de l’École de Paris du management avec une centaine d’exemples1.

Un marché de niche constitue toutefois une limite à la croissance de l’entreprise. Cette dernière peut alors se lancer à l’international pour élargir son marché – beaucoup d’entreprises de notre échantillon l’ont fait. Elle peut aussi chercher des débouchés sur d’autres marchés de niche, tout en tirant parti de ses moyens de production. Elle est alors à la recherche d’économies d’envergure, mode de croissance moins connu, car il a été éclipsé par l’obsession des économies d’échelle. Il est également moins connu parce qu’il est exigeant en matière d’utilisation de moyens de production en partie communs ainsi que d’animation des équipes de fabrication et de vente. Plusieurs des entreprises de notre échantillon s’y sont essayées et Michel Dumont, président du groupe Lebronze alloys, a mené cette démarche avec un systématisme rare.

Une surprenante collection de marchés de niche

Lebronze alloys se positionne sur des dizaines de niches. Lors de la séance du séminaire Aventures industrielles avec Michel Dumont, en 20202, l’entreprise produisait 200 familles d’alliages de cuivre, de nickel, d’aluminium et des aciers spéciaux, dans 14 sites de production et avec 1 000 collaborateurs. Présente dans une vingtaine de secteurs, allant de l’aéronautique au luxe, en passant par l’automobile ou la santé, elle traitait une centaine de marchés de niche au niveau mondial, avec des parts de marché de 10 % à 70 %.

Ses relations avec ses clients font penser à celles de la puce et de l’éléphant, quand elle fournit, par exemple, directement ou indirectement aux grands acteurs de l’aéronautique des alliages pour fabriquer des pièces critiques, ou encore à l’industrie automobile des électrodes de soudure de haute qualité. Si une entreprise est classée parmi les fournisseurs de commodités, au lieu d’être considérée comme une partenaire pour traiter une problématique spécifique, ces mastodontes exercent sur elle une inexorable pression pour faire baisser les prix.

C’était le cas, en 2006, quand Le Bronze Industriel, entreprise créée en 1934 et spécialisée dans les alliages de cuivre et de nickel, a été rachetée par Michel Dumont, son épouse et des associés. La situation était grave, les dettes étant très importantes et l’EBITDA3  quasi nul. Un vigoureux plan de redressement a été lancé en rationalisant la production et en arrêtant progressivement la vente de produits de commodités pour privilégier ceux sur lesquels l’entreprise avait un avantage compétitif et pouvait devenir un partenaire de ses clients ou de ses prescripteurs clés.

Sa forte concentration sur l’aéronautique, l’automobile, le pétrole et le gaz ayant montré ses dangers pendant la crise des subprimes, Le Bronze Industriel acquiert sept fonderies entre 2011 et 2017, s’engageant ainsi dans une démarche d’économie d’envergure. En 2019, le Groupe, dont le nom est devenu Lebronze alloys – plus adapté à l’international –, réalise 200 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont 40 millions d’euros d’excédent brut d’exploitation, ce qui représente une belle performance pour le secteur.

La crise de la Covid-19 secoue alors l’entreprise. Il faut fermer des usines, ce qu’elle n’avait encore jamais fait. La production est réorganisée pour simplifier les circuits de fabrication et il faut déplacer une centaine de machines, ce qui n’est possible que parce que le taux d’occupation des ingénieurs et techniciens n’est que de 70 %.

Le fonctionnement du service commercial est transformé : les commerciaux sont incités à prendre contact avec les bureaux d’études pour leur suggérer de nouveaux alliages et développer des partenariats. La R&D n’est pas sacrifiée, bien au contraire, car elle nourrit ces relations avec les clients et permet de créer de nouveaux alliages ou d’en adapter certains à des besoins spécifiques.

À la fin de son intervention pour notre séminaire Aventures industrielles, en 2020, Michel Dumont a avancé que Lebronze alloys était organisée en mode “combat”, ce qui lui donnait confiance pour l’avenir. Trois ans plus tard, ces prévisions se confirmant, j’ai voulu en savoir plus sur la “méthode Dumont”. J’ai donc pris contact avec lui, ainsi qu’avec son épouse, Carole Dumont, qui dirige le Groupe avec lui.

Élaboration de principes pour maîtriser les marchés de niche

L’entreprise a continué sa progression. En 2023, son EBITDA était de 70 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 240 millions d’euros. Dotée de 750 collaborateurs, elle gère 150 marchés de niche et s’est attachée à systématiser toujours plus la gestion de ce type de marchés.

Abaisser les points morts

Les produits sur lesquels l’entreprise n’avait pas une forte position concurrentielle ont été quasiment systémiquement abandonnés. Elle s’est donc concentrée sur des activités de petites séries, généralement spécifiques à un ou quelques clients. Ceci ne l’a pas empêchée d’organiser la production pour abaisser les points morts. Par exemple, les temps de préparation d’une commande et de réglage des machines étant constants et importants, les équipes commerciales ont demandé aux clients d’augmenter le volume unitaire de leurs commandes pour réduire les coûts totaux, quitte à limiter les augmentations en cette période d’inflation.

Apporter une plus-value aux clients

L’entreprise a travaillé sur la valeur de ce qu’elle apporte à ses clients. Cette valeur réside, tout d’abord, dans l’attention extrême accordée à la qualité, point clé quand on ne représente qu’un faible chiffre d’affaires pour un client, mais que l’on joue un rôle important pour la qualité et la sécurité de son offre. Elle réside également dans le travail de long terme mené avec les clients et les prescripteurs, sur des développements techniques et un approvisionnement où chacun apporte de la valeur.

De plus, le fait que les produits de l’entreprise aident ses clients à optimiser leur bilan RSE est un point qui prend de plus en plus d’importance. Lebronze alloys a, par exemple, investi dans une usine tout électrique et en circuit d’eau fermé, ce qui lui a coûté très cher en investissements et en mises au point des produits, les procédés de production devant être adaptés. Cet effort considérable, en avance de phase, lui donne un avantage concurrentiel auprès des clients privilégiant de plus en plus les produits décarbonés.

Jauger la valeur de chacun des produits

Une habitude dans l’industrie consiste à fixer le prix de vente d’un produit à partir de son prix de revient industriel, celui-ci étant fondé sur les coûts d’exploitation et sur quelques amortissements. C’est logique quand on joue sur les économies d’échelle, mais, pour Michel Dumont, ce n’est pas la bonne méthode pour les marchés de niche. En effet, les efforts étant différents, y compris en R&D, conseil et gestion technique, et les tailles de série petites, les prix de revient sont beaucoup plus difficiles à mesurer, notamment en ce qui concerne les temps de changement entre deux séries et les coûts de manutention.

Pour approfondir la question, une méthode enseignée depuis une trentaine d’années, mais peu utilisée en France, a été mobilisée de façon systématique, la méthode VRIO :

  • V pour valeur – est-ce que le produit apporte de la valeur pour le client et pour l’entreprise ?

  • R pour rare – est-ce que les capacités pour l’élaborer sont rares ?

  • I pour imitable – est-ce que sa production est facilement imitable ?

  • O pour organisation – est-ce que l’organisation de l’entreprise la rend capable de tirer au mieux parti des avantages précédents ?

Si l’analyse, à l’aide de cette méthode, montre que tel produit n’apporte pas beaucoup de valeur à un client, ou encore que les compétences pour le produire ne sont pas rares ou qu’il est facile à copier, alors Lebronze alloys évite de le proposer. Si cette analyse montre que tel autre produit apporte de la plus-value et que les capacités pour le produire sont rares et difficilement imitables, partir du prix de revient industriel pour fixer son prix n’est pas de bonne stratégie puisqu’il ne correspond pas à l’effort fait par l’entreprise, notamment en matière de développement, de conseil, de suivi…

Les équipes commerciales au sens large ont été formées à cette méthode et ont passé au crible tous les produits, sur tous les marchés. Cela représente un investissement important, l’analyse de chaque cas prenant plusieurs heures. Une vingtaine de personnes a ainsi étudié plus de 500 couples de produits et de marchés. Cette méthode ne donnant toutefois qu’une vision statique, elle est actualisée chaque année, voire plus souvent pour les nouveaux produits.

Toutes ces informations sont entrées dans une base de relations clients. Pour simplifier l’usage de ces analyses, chaque produit est défini en fonction de son niveau de spécialité : très forte spécialité, spécialité et commodité.

Une systématisation de la gestion des marchés de niche

Ces informations aiguisent la vigilance sur la relation avec les clients. Un fort niveau de spécialité n’est, par exemple, pas forcément dû à un avantage technique, mais peut être lié à la qualité du produit, au niveau de contrôle, ou encore à des délais de livraison courts. De plus, s’il existe une tension d’approvisionnement sur le marché, les clients de produits à fort niveau de spécialité sont privilégiés pour préserver la valeur de l’offre de niche.

Quand le niveau de spécialité est faible et que le produit devient une commodité, le taux de réussite des offres peut n’être que de 5 % à 10 %, ce qui est l’opposé d’un marché de niche. Quelques marchés de ce type sont cependant maintenus, voire développés par Lebronze alloys avec précaution, s’ils apportent un équilibre à l’ensemble des activités industrielles et commerciales.

Des notes pour gérer la valeur des produits

Ces niveaux de spécialité pour chaque produit permettent aussi de mieux communiquer et de mieux gérer l’entreprise, car il n’est pas toujours facile de faire comprendre les vertus d’une stratégie cumulant des marchés de niche. Pour les banquiers et les investisseurs, le regroupement de produits en trois catégories (très forte spécialité, spécialité et commodité) est très parlant. Ils comprennent mieux le positionnement concurrentiel de Lebronze alloys. Par ailleurs, plus le niveau de spécialité est fort, mieux on peut anticiper les besoins des clients, ce qui permet de mieux planifier les besoins de ressources et d’investissements, mais aussi les besoins financiers.

C’est également vrai avec le personnel, qui peut mieux comprendre les demandes, notamment en matière de rigueur, de qualité de service, de fiabilité et de délais. Expliquer aux collaborateurs les niveaux de spécialité et l’importance des produits pour des clients clés permet de bien gérer les exigences des clients, mais aussi de les rassurer sur l’avenir d’un site industriel ou d’une activité.

Considérer le personnel comme un investissement

Dans ces métiers de niche, qui sont souvent très techniques, il est très important que le personnel sente qu’il participe à une dynamique collective. En particulier, tout doit être fait pour que le personnel se concentre sur les tâches à la plus forte valeur ajoutée possible, ainsi que sur la qualité et le service. Par exemple, l’augmentation de la taille des commandes, déjà évoquée, limite les temps de changement et de manutention. Autre exemple, l’entreprise valorise les idées de simplification qui sont proposées par tous les niveaux de l’entreprise. Ces idées étant d’autant plus difficiles à trouver et à mettre en œuvre que les séries sont petites, il faut que le personnel soit très impliqué et compétent.

Cette stratégie s’applique aussi à la gestion des recrutements. Comme de nombreuses personnes font des carrières longues dans l’entreprise, une décision d’embauche est assimilée à une décision d’investissement. Chaque projet d’embauche est donc étudié afin de voir si d’autres solutions ne seraient pas plus appropriées, notamment la sous-traitance. Ainsi, sur certaines tâches, certains métiers, des partenariats ont été créés avec des entreprises de confiance, qui apportent du personnel et souvent des compétences que Lebronze alloys n’a pas ou n’a plus. Cette modération dans les recrutements présente un autre avantage : elle permet d’offrir des perspectives d’évolution intéressantes au personnel en place.

Par ailleurs l’entreprise a largement développé l’actionnariat salarié : 50 % du personnel des sites implantés en France est actionnaire.

Les limites planétaires, une opportunité de croissance

La recherche d’effets d’échelle bute aujourd’hui sur plusieurs facteurs. Nous allons vers une réduction des volumes, du fait des limites planétaires qui poussent à réduire le poids des pièces pour réduire l’utilisation des métaux, et donc des matières premières. Les préoccupations de souveraineté et les crises politiques créent aussi une fragmentation des marchés. Néanmoins, des entreprises de niche peuvent très bien tirer leur épingle du jeu. Ainsi, l’envolée des cours des matières premières peut devenir une opportunité pour celles qui maîtrisent les alliages permettant d’en réduire l’utilisation. Par exemple, le cuivre est un très bon conducteur, mais peu résistant à l’effort. Ainsi, dans certains cas, il faut produire de grosses pièces pour qu’elles supportent les forces auxquelles elles sont soumises. Or, Lebronze alloys est capable de proposer à ses clients des alliages un peu moins conductifs, mais beaucoup plus résistants, et de réduire le besoin de cuivre pour assurer une fonction similaire.

Au-delà du portefeuille de produits existants, la R&D de l’entreprise peut créer ou ajuster des alliages répondant aux exigences des clients tout en diminuant la consommation des matières rares. Une équipe de métallurgistes qui intègrent la R&D et les équipes techniques d’industrialisation sont ainsi capables de créer des alliages adaptés aux besoins stricts et réels de nombreux clients. Cet effort essentiel pour une entreprise de niche et de spécialité va aussi s’accélérer en mobilisant l’intelligence artificielle générative pour aller plus vite au but.

Le goût de la méthode

Si les ETI sont confrontées à la nécessité de trouver leur singularité pour résister aux pressions du marché et pour trouver leur place face aux grandes entreprises, il n’existe toutefois pas une seule voie pour y parvenir. Le séminaire Aventures industrielles met ainsi en relief plusieurs types de stratégies, dans lesquelles le profil du patron, et les rêves qui le portent jouent un rôle clé. Ce qui frappe dans le cas de Lebronze alloys, c’est la place que prennent les méthodes de management et d’optimisation, et j’ai demandé à Michel Dumont ce qui le faisait vibrer dans ce domaine.

Michel Dumont : « Avant d’acheter Le Bronze Industriel, mon épouse et moi avions créé une société de conseil et j’ai adoré ce métier. Quand nous avons acheté l’entreprise, nous avons été confrontés à un mix mal maîtrisé et mal analysé de marchés de spécialités et de commodités. Au début, je ne savais guère comment appréhender ce problème, et j’ai découvert que nous avions parfois une bonne position concurrentielle, mais que nous ne savions pas comment la gérer. Nous étions souvent trop emportés par des problématiques différentes entre marchés de spécialités et de commodités. Je me suis passionné pour l’analyse de cette configuration, afin de savoir comment agencer l’ensemble.

La crise de la Covid-19 nous a fait beaucoup réfléchir et nous a fait comprendre que la gestion en parallèle des deux situations était devenue trop complexe par rapport à notre taille sans une forte simplification et une adaptation des concepts. Pour assurer cette transformation profonde, j’ai été sollicité, comme l’est un consultant, pour traiter beaucoup de problèmes différents et pour trouver avec les équipes des concepts adaptés à la gestion des marchés de niche. Par chance, avec plusieurs membres de l’équipe, nous avions un passé de consultant et nous avons pu associer expertise de conseil et expertise de management classique. Ainsi, mon ancien métier de conseil nous a bien aidés et diffuse dans l’entreprise : avec les équipes, nous aimons nous poser des questions, rencontrer des défis et mobiliser notre imagination pour les résoudre. C’est essentiel pour se développer dans de multiples marchés de niche. »


1. Michel Berry, « 12 repères pour les aventures industrielles », Le Journal de l’École de Paris du management n°163, septembre/octobre 2023.

2. Michel Dumont, « Lebronze alloys : la constitution d’un groupe leader de la production d’alliages diversifiés », juillet 2020.