Exposé de Françoise Chevalier et de Michel Kalika

Le vécu comme objet de réflexion

Françoise Chevalier : Les pratiques et les concepts évoluent constamment. Ainsi, le concept d’entreprise académique étendue (EAE) est en perpétuelle construction du fait du développement rapide des technologies de l’information et de la communication (TIC). Ces évolutions peuvent être saisies soit de l’extérieur d’une organisation, posture classique du chercheur, soit de l’intérieur, en tant qu’acteur et chercheur. C’est dans cette deuxième posture que Michel Kalika et moi-même intervenons aujourd’hui.

L’EAE est un concept ouvert et vivant, issu d’une recherche en construction. Il résulte de notre vécu au sein même du Business Science Institute, devenu objet de réflexion et de recherche. Cette organisation a été créée par Michel Kalika, qui en est le président. Pour ma part, je l’ai rejointe à sa création et j’y anime des séminaires et y dirige des thèses de DBA (Doctorate of Business Administration – doctorat en administration des affaires). C’est au fil du temps que le Business Science Institute est lui-même devenu, par un curieux renversement de perspective, notre objet de recherche. D’acteurs engagés, nous avons aussi endossé la posture d’acteurs réflexifs, celle de chercheurs, composante essentielle de notre métier.

Pourquoi étudier les EAE ?

Les EAE bouleversent la structure du secteur de l’éducation au plan national et international. De nouveaux acteurs tels que des start-up, des PME, des entreprises privées, mais aussi des organisations publiques investissent le monde de l’éducation. À l’ère du numérique et des freins à la mobilité internationale, où, quand et comment apprend-on ? Plus uniquement en présentiel, mais aussi en distanciel ; plus uniquement avec un professeur, mais aussi entre personnes connectées ; plus uniquement avec des manuels, mais aussi avec des tutoriels en ligne ; plus uniquement ce qui est prévu aux programmes, mais aussi ce qui intéresse personnellement… Où apprend-on ? Plus uniquement au sein d’une seule institution académique (école, université…), mais également au sein d’espaces numériques élargis (Internet, réseaux sociaux…) qui s’apparentent à des entreprises académiques étendues, tel le Business Science Institute, spécialisé dans l’organisation internationale d’un DBA. Dès lors, il est légitime de mener une réflexion sur la nature de ces changements et leurs effets. Ces multiples et nouvelles modalités d’acquisition des connaissances, hors des murs des institutions classiques, sont susceptibles de remettre en cause des positions acquises. Dans quelle mesure les acteurs traditionnels se sentent-ils, ou non, concernés par cette lame de fond ? En référence à l’article célèbre de la Harvard Business Review, « Marketing Myopia »1, n’y aurait-il pas aujourd’hui une forme d’“EAE Myopia” ?

Michel Kalika : Qu’ont en commun des entreprises comme Aunege, le Business Science Institute, le CNED, Coursera, Google, Studi, Khan Academy, Microsoft MVP, les universités virtuelles d’entreprises, Xerfi, ou encore Xlerateur ?

Françoise Chevalier : Toutes, malgré leurs différences de taille et de nature, s’apparentent à des EAE. La notion d’entreprise étendue souligne le fait qu’une entreprise ne se limite pas à ses employés, son conseil d’administration et ses dirigeants, mais qu’elle s’étend à ses partenaires, ses fournisseurs et clients, ainsi qu’aux acteurs de son environnement. L’entreprise académique étendue présente également un taux de sous-traitance et de cotraitance très élevé. Elle fonctionne en réseau et en ligne, et valorise l’intelligence collective au service de l’action. L’entreprise étendue permet de développer le capital humain par l’échange et le partage d’expériences et de compétences, au-delà des frontières de l’organisation. De telles caractéristiques se retrouvent aujourd’hui dans le monde de l’enseignement. Les nombreux partenariats noués par les institutions d’enseignement avec leurs alter ego à l’international, ou encore avec les entreprises et les organisations de leur écosystème, que ce soit au niveau des territoires, des pays, des branches et secteurs d’activités, sans oublier les réseaux serrés tissés avec les alumni, font du milieu académique d’aujourd’hui une forme d’entreprise étendue. Dans le concept d’EAE, les notions de partenariats institutionnels et individuels, d’organisations en réseaux et en ligne, ainsi que d’intelligence collective sont omniprésentes. À la suite de la crise sanitaire, le recours au numérique et au on line caractérise plus que jamais ce fonctionnement en réseau.

Le contexte de développement des EAE

Michel Kalika : Trois éléments permettent de comprendre le contexte de développement des EAE.

En premier lieu, on trouve le marché. Il est aujourd’hui banal de dire que nous sommes dans une logique de mondialisation des marchés de l’éducation. La demande mondiale de formation est croissante, notamment du fait de pays émergents à forte croissance démographique qui ne peuvent assumer les charges lourdes que la formation de leur population impliquerait.

Le deuxième élément de contexte concerne les acteurs. Sur des marchés en évolution rapide, le besoin de flexibilité stratégique et opérationnelle est grandissant face à l’évolution des technologies et aux mutations de l’environnement. Or, les enseignants ont une fréquente inclination aux coappartenances académiques et leur milieu naturel se limite rarement à une seule institution, ce qui est favorable à l’émergence de connaissances grâce au développement de réseaux.

Françoise Chevalier : Les aspects techniques sont un troisième élément. Ils sont essentiels pour comprendre le développement de l’entreprise académique étendue. La généralisation de l’accès à Internet et l’offre grandissante d’applications numériques, auxquelles s’ajoutent l’impact de la crise de la Covid-19 et la généralisation du distanciel, jouent un rôle d’accélérateur dans le développement de l’entreprise académique étendue2.

Les quatre exemples suivants nous semblent bien illustrer ces changements profonds de l’accès au savoir.

Le cas Aunege

Témoignage vidéo de Christophe Fournier3 : Je suis cofondateur et président d’Aunege (Association universitaire numérique pour l’économie et la gestion). C’est l’une des huit universités numériques thématiques (UNT) françaises, qui ont toutes été créées au début des années 2000. Certaines sont orientées vers les sciences et techniques, d’autres vers les humanités ou le développement durable. Cette UNT en économie et gestion a été créée, sous la forme d’une association, il y a plus de quinze ans avec pour but de concevoir, produire et diffuser des ressources numériques, dites éducatives libres, afin que les universités puissent digitaliser leur offre de formation. Comme un éditeur recherche des auteurs, Aunege, après avoir défini des thèmes de formation pertinents, sélectionne des universitaires spécialistes de ces thèmes, disposés à digitaliser leurs enseignements sous forme de e-learning. Nous mettons à leur disposition des ingénieurs pédagogiques qui les aident à mettre en forme ces contenus, que nous diffusons ensuite sur nos canaux, le plus largement possible auprès des établissements, des étudiants et du public intéressé. En contrepartie du versement d’une indemnité, l’enseignant abandonne ses droits de propriété intellectuelle sur les ressources qu’il a produites, et ce, au profit de l’ensemble de la communauté académique qui les exploite alors sans but lucratif.

Aunege va bien au-delà de la production de ces ressources éducatives libres et s’efforce d’être présente sur l’ensemble des activités touchant à l’enseignement digital. Nous mettons ainsi à la disposition de la communauté des tutoriels et des outils afin d’aider les collègues qui le souhaitent à passer tout ou partie de leurs cours en numérique. Nous sommes également présents dans la recherche avec, deux fois par an, des ateliers de réflexion sur les pédagogies innovantes – je coordonne par ailleurs un ouvrage spécifique sur ce thème. Nous avons de plus piloté un numéro spécial de la Revue de gestion des ressource humaines et un autre de la revue Management et Avenir.

Le Business Science Institute

Michel Kalika : Le Business Science Institute est une organisation académique internationale en réseau, créée en 2012, qui ne propose qu’un seul programme de formation, l’Executive DBA, qui n’est proposé qu’à des managers confirmés. Dès le départ, nous nous sommes engagés dans des procédures de certification et, depuis décembre 2020, cette formation est accréditée par l’AMBA (Association of Masters of Business Administration). L’institut dispose aussi d’un réseau de professeurs et d’une équipe support d’une douzaine de personnes, tous venant d’institutions et de pays différents, et travaillant à distance.

Nous organisons des séminaires en face à face ou à distance, en français, en anglais, en allemand – en raison de la reconnaissance du DBA sur le marché germanophone –, et bientôt en espagnol.

Nous avons noué un partenariat diplômant avec l’IAE (Institut d’administration des entreprises) de l’université de Lyon, qui a apprécié notre flexibilité, notre réseau professoral et notre capacité à être un vecteur de développement international. Notre organisation est présente sur trois continents et dispense ses enseignements en face à face dans 11 implantations géographiques. Ces dernières se multiplient au fil des opportunités.

Le Business Science Institute réunit 130 professeurs, dont 80 sont activement impliqués dans les enseignements, les directions de thèses et les publications d’ouvrages. Le DBA accueille plus de 230 doctorants-managers, venus de 47 pays et de 232 organisations représentant 19 secteurs d’activité différents. À ce jour, 143 thèses ont été soutenues par 134 alumni venant de 32 pays.

Bien que les managers lisent en général assez peu, nous avons considéré que la transmission des connaissances se ferait mieux par le biais de livres. Avec notre partenaire, les Éditions EMS, nous avons donc créé une collection dédiée dans le cadre de laquelle ont déjà été publiés 42 ouvrages rédigés, à parts égales, par les professeurs du réseau et par les docteurs qui, dans les mois qui suivent leur soutenance, acceptent de publier de façon synthétique leur contribution à la connaissance et l’évaluation de l’impact de leur travail sur leur environnement professionnel.

Au sein de l’institut, nos collègues sont tous de grande qualité et très pris par leurs multiples activités, souvent plus rémunératrices que celle que nous leur proposons. C’est pourquoi les organismes d’accréditation nous questionnent régulièrement sur les raisons de leur adhésion à une organisation aussi informelle que la nôtre. Pour essayer de leur répondre, nous avons réalisé une enquête, qualitative et quantitative, auprès de 65 collègues. En premier lieu, 48 % d’entre eux ont évoqué la qualité de ce programme doctoral qui implique des managers et qui constitue, de ce fait, une opportunité de rencontres précieuses pour des enseignants en management. En second lieu, 31 % des sondés ont évoqué l’intérêt d’un réseau dans lequel, contrairement aux institutions académiques, compétition et rivalités sont absentes. Enfin, 21 % d’entre eux y trouvent des opportunités de recherche et de publications collectives.

Le cas Microsoft MVP

Témoignage vidéo de Gaëtan Mourmant4 : Le programme Microsoft Most Valuable Professionnal (MVP) récompense les meilleurs formateurs et promoteurs de technologies de Microsoft. Ces récompenses sont multiples, allant des trophées divers aux vêtements siglés MVP, en passant par des diplômes relevant d’une certaine certification académique. Microsoft apporte aux lauréats MVP une reconnaissance mondiale des connaissances acquises et un accès à ses ingénieurs afin de pousser certaines de leurs idées. Elle ouvre également à ces lauréats les rangs des premiers debugger.

À la limite entre formateurs et influenceurs, on trouve des lauréats MVP comme Oz du Soleil ou Kat Norton, dite Miss Excel ou « la grande prêtresse d’Excel », selon le magazine Forbes. Ces deux lauréats ont chacun, dans un style différent, réalisé des vidéos courtes, ou nano learning, assez extraordinaires, l’un sur YouTube, l’autre, plutôt sur le réseau social TikTok. L’explosion de ces nano learning, qui permettent de rapidement faire passer des messages, nous confronte, au plan académique, à des questions sur la nature et la validation des connaissances ainsi acquises.

Dans ce cas, on retrouve bien un regroupement d’acteurs réunis en communautés, partageant des millions de vues de ces vidéos. Cependant, avant de ranger le cas de Microsoft MVP dans la famille des EAE, on peut s’interroger sur les motivations de qui est à la source de ces connaissances et s’il s’agit là d’un phénomène réellement nouveau.

Le CNRS et le Blob

Françoise Chevalier : « Derrière le blob : la recherche » est une expérience de science collaborative impulsée par le CNRS, entre 2021 et 2022, impliquant 15 000 volontaires. Son objectif était d’étudier l’impact des variations environnementales sur un blob, organisme vivant ni animal ni végétal, dépourvu de cerveau, mais néanmoins capable de communiquer avec ses semblables. Pour cela, le CNRS a mis en ligne quantité de ressources éducatives sur le blob et sur les méthodologies de recherche, avec des tutoriels, des protocoles, etc., soit une démarche caractéristique des EAE. Chaque volontaire a reçu un blob dans une boîte de Petri, l’a hydraté, alimenté et exposé à des intensités lumineuses différentes en suivant un protocole précis. Les données relevées par ces volontaires ont ensuite été collectées et analysées par l’équipe du Centre de recherches sur la cognition animale (CRCA) – Centre de biologie intégrative de Toulouse (CBI). Chaque contributeur a pu suivre sur un groupe Facebook le travail d’analyse et de mise en forme, les résultats finaux étant publiés dans une revue en libre accès.

Le but de l’opération était de « faire progresser les connaissances en apprenant », avec le double objectif de sensibiliser les volontaires à la démarche scientifique, depuis la conception d’un protocole jusqu’à la publication des résultats, et de leur permettre de réaliser une expérience scientifique rigoureuse à partir d’un échantillonnage non réalisable en laboratoire par les scientifiques.

À l’heure du numérique et des freins à la mobilité internationale, ces quatre cas nous montrent que l’on apprend en dehors des murs, en hybride, en synchrone ou pas, et en comodal, mais aussi, que l’on peut faire de la recherche de cette façon ! Non seulement les modalités de diffusion des connaissances sont disruptives, mais celles de leur création évoluent aussi fortement sous la pression des TIC et des mutations de l’environnement. L’entreprise académique étendue diffuse de la connaissance, elle contribue aussi à en créer comme le montre l’exemple du blob.

Les caractéristiques des EAE

Michel Kalika : Pour synthétiser, au plan stratégique, les EAE créent ou diffusent de la connaissance ; elles sont génératrices d’une valeur complémentaire à celle des institutions existantes et d’impacts inattendus en retour ; elles s’adressent à un marché international ; elles fonctionnent en réseau externalisation-globalisation ; elles recourent largement à la sous-traitance et à la cotraitance ; elles nouent des alliances et partenariats, la chaîne de la valeur étant ainsi partagée ; elles sont des vecteurs d’impact pour ses acteurs.

Au plan organisationnel, les EAE font preuve d’agilité et de réactivité ; elles dépendent largement des TIC ainsi que d’Internet et des réseaux sociaux ; elles reposent sur des communautés d’objectifs et de valeurs ; elles sont des lieux de rencontres ; elles peuvent être des structures associatives.

Françoise Chevalier : Nous pourrions esquisser une typologie des EAE selon qu’elles sont diplômantes ou non, certifiantes ou non. Leur finalité dominante est-elle la dissémination, la création de connaissances, ou les deux ? Sont-elles des entités marchandes ou de type OER (Open Education Resources) ? Visent-elles une spécialisation ou la diversification ? Sont-ce des individus, des TPE, des PME, de grandes organisations ? Ce travail de création d’une typologie, à partir de l’observation et de l’analyse des pratiques de terrain, est en cours.

Les apports des EAE

Pour les apprenants, les EAE :

sont une potentialité très forte pour les pays émergents ;

offrent de moindres coûts pour les formations ;

personnalisent les parcours (contenus, accessibilité, etc.) ;

autorisent l’acquisition des connaissances tout au long de la vie ;

permettent un interapprentissage dans les communautés d’apprenants.

Néanmoins, les EAE posent aussi des questions :

apprend-on moins bien à distance qu’en présentiel ?

comment évaluer les acquis avant et après les formations ?

comment structurer les connaissances en matière de chronologie, de paliers d’apprentissages, etc. ?

comment reconnaître les compétences acquises ?

Pour les opérateurs, les EAE :

offrent une grande liberté de manœuvre et un business model éducatif souple ;

ne génèrent que peu de frais fixes ;

fonctionnent en start-up éducatives et aussi bien en top down qu’en bottom up ;

ont une grande réactivité ;

favorisent la créativité par le réseau ;

stimulent l’intelligence collective.

Elles sont cependant soumises à des incertitudes quant à leur pérennité, leur forme de gouvernance dans le cas des associations, leur dépendance à l’adhésion des acteurs, la fragilisation liée à l’absence de contrats, leur vulnérabilité face aux comportements opportunistes, et enfin, leur taux de sous-traitance et de cotraitance élevé.

Débat

Pourquoi faire un DBA ?

Un intervenant : Comment sélectionnez-vous les candidats ?

Michel Kalika : Avec les collègues qui ont contribué à créer le Business Science Institute, nous étions investis dans des logiques de MBA. Après quelques années, les managers que nous avions formés revenaient vers nous, car ils souhaitaient désormais s’engager dans une thèse. Or, les programmes doctoraux classiques, conçus pour former des universitaires, ne répondaient pas aux contraintes de ces managers en activité. Trouver une alternative s’imposait donc.

Le niveau requis pour être sélectionné dans le DBA, parcours d’une durée moyenne de quatre ans, est un MBA ou équivalent, bac +5 ou master, plus cinq années d’expérience au minimum. Dans les faits, la moyenne d’âge tourne autour de 40 à 45 ans et le nombre d’années d’expérience autour d’une vingtaine.

La sélection se fait ensuite sur un préprojet de recherche. Celui-ci n’est jamais complétement structuré, mais, dans nos critères de sélection, nous recherchons avant tout un ancrage professionnel fort et une thématique de recherche en lien étroit avec l’activité du candidat. Nous souhaitons ainsi susciter un phénomène de potentialisation entre expérience professionnelle et création de connaissances, facteur d’intérêt majeur pour le directeur de la thèse.

Deux types de motivation s’imposent chez ces managers qui sont au milieu d’une carrière réussie. D’abord, émergent des motivations personnelles visant à se réaliser, à démontrer des capacités de réflexion différentes, à reprendre un projet ancien abandonné du fait des activités professionnelles, etc.

Viennent ensuite les motivations professionnelles. Pour ceux qui sont consultants, produire des connaissances académiques est une façon d’être reconnu par ses pairs et ses clients et, après la soutenance, la publication d’ouvrage est un facteur de notoriété supplémentaire. Pour les candidats qui travaillent dans de grandes organisations, dans lesquelles MBA et masters sont banalisés, le DBA devient un élément de différenciation. Avec l’émergence des problématiques liées au développement durable, les entreprises se rendent compte que ce ne sont plus les connaissances passées qui vont leur permettre de répondre aux défis qu’elles doivent relever. Engager leurs managers dans une logique de DBA est alors une réponse pertinente à la mutation de leur environnement.

Aujourd’hui, nos anciens du DBA occupent majoritairement des postes en entreprises, mais certains sont devenus ministres dans des gouvernements, que ce soit en Suisse ou en Afrique. Pour nous, le DBA n’est donc pas seulement un diplôme. La moitié de nos docteurs travaillant dans le développement durable, c’est aussi un moyen d’avoir un impact sur nos sociétés.

Michel Berry : Des candidats sans parcours académique peuvent-ils être sélectionnés ?

M. K. : C’est assez exceptionnel. Nous avons cependant eu un candidat autodidacte et ayant publié plusieurs ouvrages, qui anime aujourd’hui des conférences dans le secteur de la finance. Nous avons poussé son dossier en commission académique et, comme nous sommes une structure ouverte, il a évidemment été accepté.

M. B. : Comment abordez-vous la supervision de la thèse de doctorat d’un professionnel aguerri, forcément très différente de celle d’un étudiant visant un poste universitaire ?

Françoise Chevalier : Tout dépend des stratégies de recherche que l’on souhaite développer. Les jeunes doctorants sont souvent très rapides, par exemple pour établir une revue de littérature. En tant que directeur de thèse, il importe alors de les encourager à aller sur le terrain. À l’inverse, en ce qui concerne les doctorants-managers engagés dans une thèse de DBA, il est nécessaire de les pousser à lire et à investiguer la littérature de recherche, afin qu’ils prennent une distance critique face à leur sujet et à leur expérience professionnelle.

Pour les doctorants-managers, l’apprentissage de la recherche se fait non seulement dans et par la pratique de la recherche, en compagnonnage étroit avec d’autres chercheurs, mais aussi dans un temps limité. Éviter trop de sophistication tout en garantissant sans cesse la rigueur académique est essentiel. C’est une ligne de crête pour l’enseignement, c’est aussi une ligne de crête éditoriale très particulière. Elle alimente l’édition des ouvrages de la collection développée par le Business Science Institute à destination des doctorants du DBA.

Une autre différence porte sur le management de leur projet professionnel. Il est généralement très clair et organisé pour les doctorants-managers, alors qu’il est plus incertain et en construction pour les doctorants classiques.

Tous sont cependant très demandeurs d’un suivi étroit, nourri de longues conversations régulières avec leur superviseur. Les uns et les autres vivent également des alternances d’enthousiasme et d’abattement face à la durée de l’exercice et au sentiment que tout a déjà été dit avant eux ou, à l’inverse, qu’ils ont découvert ce que personne n’avait jusqu’alors entrevu.

M. K. : Pour nous, la question initiale était de savoir si des managers seraient capables, au bout de quatre années de travail, de soutenir une thèse répondant aux standards académiques devant un jury constitué d’universitaires. Après plus de 130 soutenances, nous constatons que ces managers ont une compétence indéniable pour ce faire. Ils savent parfaitement gérer un projet et ont un accès immédiat au terrain, là où le jeune doctorant mettra un an à cerner son sujet et à accéder à un terrain.

Entre formalisme et liberté

Int. : Comment travaillez-vous sur la quantification, la structuration et le partage des connaissances ?

F. C. : Le concept d’entreprise étendue existe depuis longtemps, dans l’aéronautique, l’automobile ou la santé, entre autres, mais aussi dans d’autres secteurs comme la banque et l’assurance. Dans le domaine académique, différentes formes d’EAE existent depuis des décennies, en particulier dans l’ingénierie numérique. Pour partager les connaissances, il faut les codifier, les structurer. Tout ceci se calcule, se quantifie, notamment en fonction du nombre et du type d’utilisateurs. À ce titre, les universités d’entreprise contribuent largement et depuis longtemps à la mise à disposition des connaissances au plus grand nombre, au niveau local et à l’international.

M. K. : Même si, depuis vingt ans, nous encourageons le travail à distance, nous militons pour un équilibre avec les échanges en présentiel, qui aident à mieux se coordonner. Nos managers qui vont jusqu’au bout du process témoignent d’impacts qualitatifs plutôt que quantitatifs, qu’ils soient personnels ou au bénéfice de leur organisation. Dans ce cas, le DBA représente pour eux une sorte de consulting interne sous le contrôle de professeurs. En ce qui concerne ces derniers, nous nous interrogeons aussi sur les effets que leur contribution à une EAE a sur leurs institutions d’appartenance et sur la création de valeur qui en découle, bien réelle même s’il est difficile de la mesurer.

F. C. : Aujourd’hui, avec les nouvelles exigences de la sustainability, les reporting extracomptables vont se multiplier et la question de la quantification des connaissances va se poser avec acuité. Savoir comment y répondre est un travail de recherche en cours.

M. B. : Dans le cas d’Aunege, le dispositif de diffusion de connaissances déjà élaborées par ailleurs me semble particulièrement efficace. Néanmoins, dans le contexte actuel, la gestion a aussi besoin de connaissances résolument nouvelles. Où vous situez-vous ?

M. K. : La relation entre création et dissémination est l’un des critères importants pour nous. Le curseur oscille de l’une à l’autre et certaines organisations sont effectivement, comme Aunege, dans une logique de diffusion, d’autres dans celle de la création ou, comme nous, dans les deux simultanément.

M. B. : Dans un processus de thèse, un certain conformisme académique freine parfois l’émergence d’idées nouvelles. Avez-vous pu faire soutenir des thèses qui n’auraient jamais pu l’être dans un cadre plus classique ?

M. K. : Dans notre EAE, le formalisme interne garantit la qualité des travaux des managers, mais nous bénéficions aussi d’une très grande liberté sur le fond en matière de création de connaissances nouvelles. L’une de nos doctorantes, responsable des achats dans un grand groupe, a ainsi travaillé sur l’intégration des pratiques de développement durable dans son secteur d’activité, sous la direction d’un universitaire spécialiste des questions relatives à la supply chain. Sa liberté d’expression et de recommandation a été totale. Ce qui a fait la valeur de son travail, c’est qu’il était novateur et qu’il a été profitable non seulement à son entreprise, mais aussi à tout son secteur d’activité.

Jean-Philippe Denis (professeur de gestion à l’université Paris-Saclay) : Dans ce cadre, j’ai supervisé la très belle thèse d’un doctorant, spécialiste de l’immobilier et expert auprès des tribunaux de commerce, dont le moteur initial était la crainte d’une ubérisation de son marché. Au fil de sa thèse, il a développé une réflexion autour de la grande fluidité de l’information indispensable à toute ubérisation. Il a alors formulé le concept de symétrie de la connaissance, opposant la connaissance fine du praticien de l’industrie immobilière, qu’il a appelée rente cognitive, à l’utilisation d’applications numériques par de nouveaux entrants. Porté par le sentiment d’avoir découvert quelque chose d’important, il était prêt à reconfigurer de fond en comble son agence pour mettre ce concept au cœur de son organisation. Il m’a alors fallu, par prudence, tempérer quelque peu son enthousiasme. Cet exemple illustre la nécessité du dialogue constant au sein du couple professeur/doctorant-manager alors que s’élabore une connaissance nouvelle. Désormais docteur, il a publié un ouvrage et il souhaite créer un observatoire des stratégies des acteurs de l’immobilier et impulser, au sein du DBA, un groupe spécialisé dans ces problématiques.

Un enjeu existentiel pour une expression originale

J.-P. D. : Dans le concept d’EAE, la dimension de labellisation renvoie à ce qu’est la valeur du titre de docteur. À l’heure des réseaux sociaux, pour lesquels tout se vaut, comment faire reconnaître que le doctorat atteste d’un réel degré d’expertise sur un sujet qui fait que ce que prononce un docteur n’est pas exactement ce que le commun des mortels est susceptible d’en dire ?

M. B. : Les universités d’entreprises diffusant aujourd’hui à profusion des vidéos courtes et faciles d’accès, qui donc lit vos livres ? Les idées issues d’une thèse suffisent-elles à elles seules à les faire circuler ?

M. K. : Nous faisons tous face à ce problème et nous avons plusieurs réponses. Nous avons créé la revue en ligne Impact qui propose des présentations extrêmement courtes, d’une page, sur l’impact d’une thèse. C’est une clé d’entrée vers d’autres publications, notamment les livres et les articles. En partenariat avec la Revue française de gestion, Xerfi ou IQSOG5, nos docteurs qui ont reçu un prix de l’impact managérial enregistrent aussi une courte vidéo pour véhiculer les principaux éléments de leurs publications. En outre, si l’on souhaite diffuser des idées originales, un livre reste le plus sûr moyen d’attirer l’attention des journalistes.

J.-P. D. : L’entreprise et la question de la marchandisation du savoir sont toujours des sujets de débat au sein du monde académique français. Évoquer le concept d’EAE suscite encore de fortes résistances auprès des professeurs. En revanche, le Business Science Institute attire désormais des Américains qui, plutôt que de faire chez eux un PhD quelconque et hors de prix, préfèrent venir en Europe faire un DBA très compétitif, point sur lequel nos instances académiques ont, quant à elles, beaucoup de mal à être présentes.

Un élément de différenciation particulièrement puissant

Int. : Comment veillez-vous à préserver vos travaux de l’intrusion de lobbyistes plus ou moins bien intentionnés, voire d’idéologues qui pourraient s’en servir pour valider des thèses subversives ?

M. K. : Votre question m’évoque le cas de Microsoft présenté par Gaëtan Mourmant qui décrit la proximité entre développeurs et influenceurs ainsi que les modes de communication inattendus inventés par ces acteurs MVP autour des nouvelles fonctionnalités d’Excel.

Int. : Existe-t-il ailleurs des offres équivalentes, voire concurrentes, à celle du Business Science Institute ?

M. K. : Certaines de nos initiatives ont été copiées par des concurrents ou par des collègues aux pratiques déloyales, et il paraît qu’être copié est l’étape suprême de la reconnaissance. Nous n’en sommes cependant pas totalement convaincus ! Lorsque nous avons créé notre DBA, il n’en existait que fort peu dans notre environnement francophone, hormis ceux de l’École de management de Grenoble et de l’université Paris Dauphine. Le fait qu’une EAE en crée un a donné des idées à tout le monde et il en apparaît désormais un peu partout. Évidemment, ce sont des concurrents, mais il faut aussi considérer que nous sommes sur un marché en émergence et que le DBA est un produit peu connu des entreprises. La multiplication de l’offre va donc développer le marché.

Ce qui nous singularise, ce sont nos accréditations internationales et la qualité de notre corps professoral. Nous avons une diversité professorale à laquelle une institution conventionnelle ne pourrait prétendre à elle seule. Même les plus importantes ne peuvent disposer, dans leurs rangs et instantanément, du directeur de thèse le plus à même de répondre au sujet pointu d’un Australien, d’un Canadien ou d’un Singapourien, quel que soit le secteur professionnel. Nous sommes également le seul DBA à pouvoir se prévaloir d’une quarantaine d’ouvrages publiés, pour une moitié par les professeurs et, pour l’autre, par nos docteurs, et traduits dans diverses langues.

Notre avantage stratégique est donc celui de l’organisation en réseau. Un étudiant nous a comparés à une agence matrimoniale appariant un doctorant venant vers nous avec un projet et un professeur, dans notre réseau et parfois au-delà si nécessaire, intéressé par ce sujet. C’est là un élément de différenciation particulièrement puissant.

1. Theodore Levitt, « Marketing Myopia », Harvard Business Review, septembre-octobre, 1975.

2. Françoise Chevalier et Christophe Fournier, « Éducation en ligne : la crise accélère la mutation », dans Michel Kalika, Impact de la crise sur le management, Éditions EMS, 2020, pp. 187-192.

3. Enseignant chercheur en marketing à l’IAE de Montpellier. Il est membre du Centre de recherche sur le management et les marchés (CR2M).

4. Professeur affilié à IÉSEG School of Management à Lille, il est titulaire d’un doctorat en sciences de gestion de l’Université Paris-Dauphine et d’un Ph.D. en systèmes d’information de la Georgia State University d’Atlanta. Il a travaillé sur des centaines de projets utilisant Excel, du marketing au contrôle de gestion en passant par la finance de marché – https:/www.xlerateur.com.

5. Marque derrière la série de vidéos Fenêtres ouvertes sur la gestion de Xerfi Canal, créée par Jean-Philippe Denis.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE