Exposé d’Alice Chougnet et de Jacques Goulpeau


Jacques Goulpeau : Ingénieur polytechnicien, j’ai passé quinze ans dans l’industrie, en qualité de directeur des opérations de diverses start-up, essentiellement dans les domaines des biotechnologies, du traitement de l’eau et des déchets, avant de rejoindre Geosophy, en 2021, comme directeur général.

Alice Chougnet : Physicienne de formation et diplômée de l’ESPCI (École supérieure de physique et de chimie industrielles), j’ai travaillé durant douze ans chez Schlumberger, d’abord en Allemagne sur les opérations de forage profond, puis en France en R&D sur des sujets très variés, allant de l’intégrité des puits de pétrole aux capteurs souterrains. J’y ai acquis énormément de connaissances sur le sous-sol, que je souhaite désormais mettre au service d’une activité plus vertueuse et moins carbonée, la géo-énergie.

Largement méconnues du grand public, les énergies géothermiques renouvelables sont les grandes oubliées du mix énergétique français. Elles ont en effet le gros inconvénient d’être difficilement transportables, ce qui les cantonne à un usage essentiellement local. Leur principal domaine d’application est donc celui du bâtiment, qui représente le tiers des consommations d’énergie de toutes natures et le quart des émissions de CO₂ en France.

Un premier enjeu : le rafraîchissement

Dans le bâtiment, le rafraîchissement est un enjeu souvent négligé, car nos habitations sont essentiellement conçues pour nous protéger du froid. Or, en raison du dérèglement climatique et de la hausse globale des températures, on s’attend à une explosion des besoins de rafraîchissement. Une étude publiée en 2016 estime qu’à l’horizon 2050, ces besoins auront augmentés de 750 % pour le logement et de 250 % pour le secteur tertiaire, déjà davantage équipé de systèmes de climatisation. Si ces estimations s’avèrent exactes, sans préparation de notre part, ces besoins vont générer la multiplication des climatiseurs classiques, inesthétiques et bruyants, mais surtout très consommateurs d’énergie et gros dissipateurs de chaleur vers l’extérieur. Paradoxalement, plus il fait chaud dehors, plus on chauffe ! Cela ne manque déjà pas de poser problème, en particulier dans les milieux urbains denses, avec l’apparition d’îlots de chaleur. À Tokyo, où ces équipements sont largement répandus, l’expérience a montré qu’il en résulte une augmentation de la température de 2 degrés Celsius. Ce constat a amené certaines villes courageuses, comme Genève, à interdire, depuis 2019, les climatiseurs destinés à un usage d’agrément.

Que faire alors s’il n’est plus possible d’utiliser les outils traditionnels pour se rafraîchir ? Il se trouve que l’inertie thermique du sous-sol est une propriété particulièrement intéressante. On observe en effet qu’en zone tempérée, dès la profondeur de 10 mètres, il règne tout au long de l’année une température constante égale à la moyenne de celle observée en surface. En France, on parle ainsi d’une température de 12 à 15 degrés Celsius, largement suffisante pour rafraîchir un bâtiment, à condition toutefois d’utiliser pour cela des émetteurs adaptés, c’est-à-dire ayant une grande surface de rayonnement, tels des planchers ou des plafonds. Cette propriété rafraîchissante du sous-sol est bien connue et utilisée empiriquement depuis toujours par l’homme, dans les caves ou les habitats troglodytiques, de même que par les animaux, dans leurs terriers.

Comment capter efficacement cette fraîcheur ? Pour cela, il existe deux façons de faire. La première est particulièrement adaptée aux centres-villes, généralement construits au bord de cours d’eau, ce qui implique qu’en profondeur, de l’eau s’écoule lentement sur la roche et en prend naturellement la température. De façon très simple, un premier forage permet de pomper cette eau pour la faire remonter en surface, tandis qu’un second la réinjecte en sous-sol une fois qu’elle a rafraîchi le bâtiment – les deux forages étant suffisamment écartés pour éviter qu’ils n’interagissent. Cela implique, pour une efficacité optimale, une mutualisation entre plusieurs bâtiments, comme c’est le cas dans les écoquartiers, et un réseau de distribution de cette fraîcheur, ce qui est aujourd’hui encore très loin de pouvoir s’organiser entre bâtiments existants. Il faut préciser qu’il s’agit de petits forages, ne nécessitant qu’un matériel relativement léger, spécialement développé afin de pouvoir forer à l’intérieur d’une cave ou d’un parking.

La seconde grande famille de technologies est plus adaptée aux périphéries urbaines. Dans ce cas, nous construisons un échangeur spécifique, qui peut prendre une grande variété de formes. La plus efficace d’entre elles consiste à faire circuler l’eau dans des sondes verticales, en l’occurrence des tubes en U espacés d’une dizaine de mètres. Le nombre de ces sondes dépend des besoins du bâtiment. Il est également possible de pratiquer des forages déviés si la place manque en surface ; on parlera alors de murs géothermiques, de corbeilles, etc. Les puits canadiens, qui entrent également dans cette catégorie, utilisent l’air, et non l’eau, comme échangeur thermique, généralement par le biais de forages horizontaux et, à puissance égale, ils nécessitent des surfaces plus importantes. De ce fait, ils sont très répandus au Canada, mais beaucoup moins utilisés dans notre environnement français.

S’il est souvent possible d’aller chercher cette énergie dans le sous-sol, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) a recensé, sur le territoire français, l’ensemble des risques opposables au déploiement des technologies de la géo-énergie. Il a ensuite cartographié le territoire selon trois types de zones, verte, orange et rouge.

Les zones rouges sont dites à risque élevé, soit parce que leurs roches se gonflent ou se dissolvent, soit parce qu’elles sont polluées, soit, au contraire, parce que l’on y exploite de l’eau potable. Dans ces zones, qui ne représentent cependant que 10 % du territoire, le code minier est appliqué de manière rigoureuse et toute demande d’exploitation est soumise à une procédure extrêmement contraignante.

Les zones orange, à risque minime, requièrent l’intervention d’un expert nommé par l’État afin de valider la technique envisagée. Cette intervention est réalisée dans le mois qui suit et ne coûte que quelques centaines d’euros. On entre alors généralement dans le cadre d’une exemption au code minier datant de 2015 et qui n’impose qu’une déclaration préalable de travaux.

Dans les zones vertes, aucun risque géologique n’est identifié. Ces zones ne relèvent que de la simplification du code minier. Les propriétaires sont libres d’exploiter leur sous-sol à condition de respecter, entre autres, une profondeur maximale de forage de 200 mètres, une puissance de moins de 500 kilowatts et une température de l’eau rejetée de moins de 30 degrés Celsius. Cette procédure très simplifiée vise à résorber le retard important de la France dans ce domaine.

Autre défi : le chauffage

Une nouvelle réglementation environnementale, la RE2020, entre en vigueur dès cette année pour les bâtiments neufs et leur impose de sortir de la dépendance aux énergies fossiles, tant pour des raisons environnementales que géopolitiques.

L’inertie thermique du sous-sol peut être utilisée tant pour le rafraîchissement des bâtiments que pour leur chauffage. Comme déjà mentionné, à environ 10 mètres de profondeur, le sous-sol est à température constante toute l’année. Si l’on s’enfonce plus profondément dans le sol, le gradient thermique dû à la dégradation des roches radioactives montera en moyenne de 3 degrés Celsius tous les 100 mètres. Une façon de récupérer cette chaleur consiste à forer à 1 500 mètres au moins pour y trouver une température de 70 degrés Celsius, déjà suffisante pour chauffer des quartiers entiers. À 5 000 mètres de profondeur, la température permet d’alimenter une centrale électrique. Ces techniques, de type pétrolier, ne peuvent se développer partout ; en France, elles ne concernent que la Guadeloupe et l’Alsace – région où de tels forages ont cependant récemment provoqué des incidents sismiques. Elles relèvent de la géothermie profonde, distincte de la géo-énergie sur laquelle se concentre Geosophy.

Avec la géo-énergie, si l’énergie que l’on capte dans le sol suffit au rafraîchissement, pour le chauffage, il est nécessaire d’installer une pompe à chaleur afin d’atteindre la température répondant aux besoins. Pour chauffer une maison, on peut alors choisir une pompe à chaleur soit, classiquement, aérothermique, soit géo-énergétique. Cette dernière partira d’une source souterraine de chaleur constante, alors que la première devra composer avec des températures extérieures variables et éventuellement négatives. Or, selon les principes de la thermodynamique, le rendement idéal d’une pompe à chaleur dépend directement du différentiel de température entre la source chaude et la source froide. De ce fait, le rendement d’une pompe à chaleur géo-énergétique sera toujours meilleur que celui de ses homologues aérothermiques, davantage consommatrices d’électricité – ce qui a amené les Suisses à ne plus les subventionner.

Les besoins du bâtiment

Dans un bâtiment, les pertes énergétiques sont le fait des toitures, des parois verticales, des ponts thermiques, du sol ou le renouvellement de l’air. En contrepartie, il existe aussi des apports internes dus, par exemple, à la chaleur corporelle dégagée par les occupants d’un open space ; un immeuble de bureaux moderne et bien isolé n’aura alors quasiment plus besoin d’un autre apport. Les apports solaires ne sont pas non plus négligeables, même s’ils dépendent essentiellement de l’orientation du lieu.

Classiquement, les énergéticiens calculent la puissance nécessaire en fonction des périodes de l’année durant lesquelles le bâtiment utilisera le plus son installation, et ce avec une marge de sécurité. Si l’on divise par deux cette puissance, on constate qu’elle couvrira 80 % de la consommation. En la divisant par cinq, elle en couvrira encore 35 %, ce qui suffit à répondre à des besoins courants. Puisque que la géo-énergie permet de disposer d’une source thermique non intermittente et pilotable, pouvoir l’utiliser tout au long de l’année va permettre de mieux rentabiliser l’installation. Pour concevoir cette installation, on se basera donc généralement sur une puissance optimale égale à la moitié de la puissance maximale théorique et on lui adjoindra des systèmes d’appoint destinés à couvrir, quelques jours par an, les pics de consommation.

En jouant sur l’inertie du sous-sol, on obtiendra un avantage supplémentaire si le bâtiment considéré a besoin, alternativement, d’être chauffé et d’être rafraîchi. En hiver, le bâtiment pompera des calories dans le sous-sol, qui se rafraîchira donc. En été, le processus s’inversera et le sous-sol se réchauffera. Si l’installation a été bien équilibrée lors de sa conception, ce processus cyclique de stockage et de déstockage de l’énergie au fil de l’année garantira un meilleur rendement global.

En revanche, si le bâtiment n’a de besoins que d’une sorte, généralement de chauffage, comme c’est actuellement le cas du logement, deux options s’offrent alors. La première consiste à surdimensionner l’installation afin de pouvoir répondre aux besoins, même lorsque le rendement a tendance à baisser, le sous-sol se rafraîchissant au fil du temps. La seconde option, que nous privilégions à l’instar de pays bien équipés comme la Suède ou la Suisse, consiste à avoir recours à l’énergie solaire thermique : pour compenser le phénomène de rafraîchissement, on réinjecte dans le sous-sol de l’eau préalablement réchauffée sur les toits en circulant dans des capteurs solaires.

Une énergie sous-exploitée en France

Jacques Goulpeau : En 2015, un travail mené dans le cadre du Plan local énergie de Paris et sa métropole a révélé que la géo-énergie, sur nappes et sur sondes, représentait 60 % du potentiel de toutes les sources d’énergies renouvelables de ce territoire, alors que seulement 0,3 % de ce potentiel est effectivement exploité. Ce constat, à quelques variations locales près, peut être extrapolé à l’ensemble du territoire français. Le potentiel est donc considérable.

La France est très en retard par rapport à de nombreux pays européens. On n’y compte en effet que 5 installations de systèmes reposant sur la géo-énergie par an pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne est quatre fois plus élevée. En Suède, premier pays européen et pionnier en la matière depuis les chocs pétroliers des années 1970, 20 % des logements sont équipés, ce qui représente 253 installations pour 100 000 habitants. Les marchés britanniques, belges et hollandais – ce dernier ayant interdit l’usage du gaz pour le chauffage – sont également très dynamiques, avec une croissance du nombre d’installations respectivement de 31 %, de 39 % et de 86 %. Dans ces pays, depuis l’entrée en vigueur de la RE2020, la prise de conscience a été très forte et a eu un fort impact sur la vente des équipements de géo-énergie.

Si l’on compare les bénéfices environnementaux d’une installation géo-énergétique à ceux d’une chaudière à gaz traditionnelle, rapportés à une même unité d’énergie primaire consommée, on constate que la chaudière à gaz va produire 252 kilogrammes de CO₂ par mégawattheure utile et la solution géo-énergétique, seulement 22 kilogrammes par mégawattheure utile. Si la consommation en électricité est en revanche nettement plus importante pour cette dernière, l’apport énergétique du sous-sol représentera in fine, à performance égale, 80 % de l’énergie utile.

Les trois piliers de notre expertise

La géo-énergie s’adapte à une grande variété de situations, de surfaces et de cas d’usage. Cette technologie peut répondre aux besoins de logements, de grandes surfaces commerciales, d’immeubles de bureaux ou à usage mixte, pour des surfaces allant jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés, avec des retours sur investissements au bout de six à treize ans.

La première des conditions requises est que la nature du sous-sol soit adaptée : présence d’eau, capacité thermique, etc. Le type de besoins du bâtiment, chauffage et/ou rafraîchissement, sera également déterminant. Cela nécessite une analyse préalable minutieuse de chaque site. C’est ce besoin qui est à la source de la création de Geosophy.

L’idée première était de faire découvrir à nos clients cette source d’énergie méconnue en la rendant facilement accessible par le biais d’une plateforme internet. Pour savoir si la géo-énergie est adaptée à leur cas, il leur suffit d’y entrer leur adresse, puis notre système estime des indicateurs techniques, financiers et opérationnels simples, basés sur une vraie expertise du sous-sol et des bâtiments. Ces indicateurs sont destinés à guider le client dans ses choix stratégiques. Une étude prenant en exemple le palais de l’Élysée, réputé être une passoire thermique, a montré que, pour un investissement raisonnable compte tenu de la taille de ce bâtiment, il serait possible de diviser par 4, voire par 10, ses émissions de gaz à effet de serre. Le Sénat, la Maison de la Radio et quelques autres bâtiments parisiens sont déjà équipés en géo-énergie.

Notre expertise est basée sur un travail préalable de R&D, en grande partie financé par l’ADEME et qui a duré trois ans. Il repose sur trois piliers.

Le premier pilier est, évidemment, le sous-sol. Nous avons réalisé un modèle numérique du sous-sol français qui analyse ses propriétés, strate par strate. Nous l’avons réalisé avec le concours de spécialistes comme le BRGM ou l’IFP Énergies nouvelles, afin de tirer le meilleur parti des connaissances des pétroliers.

Pour notre deuxième pilier, le bâtiment, nous avons procédé de la même manière en créant un jumeau numérique basé sur les données cadastrales, de façon à pouvoir, à partir de la forme et de l’orientation des constructions, extrapoler les pertes thermiques et les apports solaires.

Le troisième pilier est financier. Grâce à un travail pionnier d’évaluation de la valeur verte immobilière des bâtiments tertiaires, sur le modèle de ce qui existait déjà pour le logement, nous avons pu émettre des conclusions opérationnelles sur l’impact de sources vertes de chauffage et de rafraîchissement.

À ce jour, nous avons 19 clients, essentiellement des grandes sociétés foncières, qui sont de réels moteurs du changement. Covéa immobilier, par exemple, gère 6 milliards d’euros d’actifs et est associée avec les assureurs Groupama et MMA. Parmi nos autres clients, nous comptons, entre autres, la Caisse des Dépôts (CDC), Gecina, l’Assurance maladie ou l’Icade.

À l’horizon 2026, nous envisageons de réduire de 370 000 tonnes – soit de 7 % – les émissions de CO₂ à Paris. Cela devrait nous amener à créer, dans la filière aval, l’équivalent de 1 400 emplois à temps plein et non délocalisables.

De toutes les énergies renouvelables, la géo-énergie s’avère être la grande oubliée et nous nous efforçons donc de contribuer à sa diffusion.

Débat


Un intervenant : Qu’est-ce qui fait que la France est aussi en retard ? Est-ce sa propension aux grands projets plus qu’aux solutions locales ?

Alice Chougnet : En France, cet aspect culturel est très prégnant. Les pays scandinaves, très en avance sur la géo-énergie, le sont également sur quantité d’autres sujets de société et environnementaux. Traditionnellement, nos énergéticiens ont pris l’habitude d’investir dans de très grandes infrastructures de production et de distribution. Désormais, ils prennent conscience que ce modèle doit évoluer et plusieurs de nos partenaires énergéticiens souhaitent investir dans des entités plus petites et locales. Il semble également que l’action des lobbys de la filière du gaz, en particulier lors de la définition de la réglementation thermique 2012 (RT2012), ait largement contribué à freiner le développement de la géo-énergie.

Le business model de Geosophy

Int. : Le coût n’est-il pas dissuasif pour un particulier vivant en maison individuelle ?

A. C. : Pour les particuliers, l’investissement reste aujourd’hui assez élevé, les coûts de forage étant de l’ordre de 10 000 euros pour une maison de 100 mètres carrés. L’amortissement de ces coûts est long et il n’y a pas de subvention. Les systèmes compacts, corbeilles et murs, que j’ai évoqués et qui sont les plus intéressants pour eux, sont cependant, depuis peu, subventionnés par le Fonds Chaleur. En outre, pour un particulier, dans un souci de simplification et d’économie, on ne prévoit pas d’installation d’appoint et on utilise uniquement les propriétés du sous-sol. Deux points font que le retour sur investissement est tout de même intéressant : d’abord, les prix des autres énergies et leur augmentation prévisible à terme ; ensuite, le développement de la concurrence, qui contribuera à une meilleure maîtrise des coûts de forage.

Nous sommes une start-up qui a besoin d’être rapidement efficace, avec un effort marketing minimal sauf à risquer de nous épuiser. Or, aujourd’hui, le grand public ne semble pas encore prêt à entendre que nous avons un problème énergétique et nous ne pouvons pas compter obtenir rapidement son adhésion. C’est pourquoi nous avons jugé que pour une meilleure efficacité commerciale, il nous fallait commencer par les acteurs concentrés que sont les sociétés foncières. Cela ne signifie pas que notre outil ne pourra pas être utilisé par les particuliers et que nous ne sommes pas conscients de la valeur que nous pourrions leur apporter. Notre plateforme pourrait, en effet, réaliser les analyses préalables du sous-sol et mettre ensuite en relation les particuliers avec des acteurs qualifiés, mais, à court terme, ce n’est pas le modèle le plus porteur pour nous.

Int. : Quels sont vos concurrents et vos alliances ?

A. C. : Notre solution étant brevetée, nous n’avons pas de concurrent direct. Les logiciels existants s’adressent, quant à eux, à des bureaux d’études ou à des géologues spécialisés et ne sont pas accessibles au profane. L’originalité de notre positionnement est d’intégrer ces différents outils d’analyse, du sous-sol ou de la surface, et de les rendre accessibles.

Nos alliés sont de plusieurs natures. Nous travaillons avec les acteurs traditionnels que sont les foreurs et les bureaux d’études spécialisés dans le sous-sol, afin de dimensionner précisément les installations et de choisir les équipements idoines. Ce qui manque dans cette chaîne, une fois les travaux réalisés, c’est le suivi de l’exploitation, axe essentiel sur lequel nous nous positionnons, car il relève de nos compétences logicielles.

Des acteurs innovants, énergéticiens et investisseurs, arrivent également sur le marché. Étant situés en amont, nous les voyons plutôt comme des partenaires pour lesquels nous pouvons éventuellement jouer un rôle d’apporteur d’affaires. En font essentiellement partie : Eurovia, qui fait des systèmes de captage solaire sous le bitume des chaussées ; Accenta, qui travaille à l’optimisation des relations entre systèmes de pompes à chaleur aérothermiques et géothermiques ; ou encore Celsius Energy, filiale de Schlumberger, spécialiste des forages déviés. Notre ambition est d’ouvrir largement le marché en apportant un conseil adapté à chaque cas, afin de positionner au mieux chacune des technologies dans une logique de complémentarité.

Nous sommes également contactés par des investisseurs qui ont envie de financer des installations durables et nous reconnaissent comme des partenaires techniques aptes à déterminer des cibles pertinentes. Notre croissance encore faible en France n’attire, pour le moment, pas les investisseurs étrangers, suédois ou anglo-saxons. De plus, notre système plutôt protectionniste, dans lequel les acteurs en place sont juges et parties pour la labellisation RGE (reconnu garant de l’environnement) des nouveaux entrants, est assez dissuasif.

Int. : Parmi vos clients, avez-vous des villes ou toutes autres collectivités ?

A. C. : Les collectivités devraient effectivement être exemplaires et elles ont des objectifs de décarbonation ambitieux de long terme. Néanmoins, la question reste celle du passage des paroles aux actes et, du fait des échéances électorales en particulier, il est beaucoup plus difficile de travailler avec elles qu’avec des sociétés foncières.

Int. : Vous avez mentionné des acteurs financiers susceptibles de vous soutenir, comme la CDC ou l’ADEME. Face à de tels investissements, n’aurait-on pas besoin de solutions clés en main, allant de l’étude du potentiel jusqu’au portage financier par un tiers ?

A. C. : Cela dépend des acteurs. Les sociétés foncières disposent généralement du cash nécessaire pour investir par elles-mêmes. En revanche, en ce qui concerne les promoteurs, nous travaillons plutôt avec les énergéticiens, mais ce type de solutions clés en mains, que nous expérimentons actuellement, pourrait aussi être pertinent. Pour quantité d’autres acteurs que nous n’avons pas encore comme clients, ce serait également une réponse utile.

Int. : Dans quelle mesure pouvez-vous être émetteurs de crédits carbone ?

A. C. : Nous y sommes très attentifs, de même que nos partenaires énergéticiens, car ce marché ne peut que croître. La fourniture de crédits carbone est l’une des valeurs ajoutée de la production d’énergie locale décarbonée. Elle peut intervenir de deux façons : soit les crédits sont intégrés au retour sur investissement lors de l’élaboration du business plan, soit une certification dénombre les crédits carbone effectivement obtenus par une installation, la délivrance de cette certification étant l’une des caractéristiques, financière et pas seulement technique, de notre outil d’exploitation.

L’outil industriel français suivra-t-il ?

Int. : Si à 10 mètres de profondeur, la température est stable, pourquoi choisir d’aller plus profondément ?

A. C. : La profondeur d’un forage en nappe est déterminée par la profondeur de la nappe. Si elle est à 10 mètres, ce qui est généralement le cas dans des terrains alluvionnaires, on s’arrête à cette profondeur, sinon, on fore jusqu’à l’atteindre. À Paris, où le terrain est sédimentaire, il y a plusieurs épaisseurs de nappes productives et celle que l’on cherche à atteindre est typiquement à moins de 50 mètres.

Pour les sondes, chaque mètre construit fournit une puissance supplémentaire d’environ 50 watts. En fonction de la puissance requise par le bâtiment, on aura des sondes qui descendront généralement à 100 mètres, parfois plus, afin d’augmenter la surface d’échange.

Int. : Ne serait-il pas judicieux de construire directement en sous-sol entrepôts et hypermarchés, qui sont des gouffres énergétiques et détruisent des surfaces potentiellement réaffectables à l’agriculture, davantage créatrice de valeur ?

A. C. : Je partage totalement votre opinion. Parmi nos clients, beaucoup songent déjà à reconvertir leurs parkings qui deviennent obsolètes – les villes réduisant la place de l’automobile –, et certains songent à les reconvertir en entrepôts du dernier kilomètre. Par ailleurs, des technologies suisses, encore expérimentales, consistent à tapisser d’échangeurs thermiques les murs des parkings afin de récupérer la fraîcheur qui peut l’être à chaque niveau, nombre d’entre eux baignant en permanence dans l’eau.

Int. : Vous n’avez pas parlé des stockages d’énergie à haute température dans la roche ou dans des piscines souterraines. Quel est votre point de vue sur ces sujets ?

A. C. : Nous nous sommes concentrés dès le départ sur le secteur du bâtiment et n’avons pas développé de stratégie sur ces problématiques industrielles. Par ailleurs, même si leur principe est intéressant, le risque d’un impact sur l’écosystème n’est pas à écarter.

Int. : Pour atteindre un niveau de compétitivité comparable à celui de la Suède ou de la Suisse, l’outil industriel français suivra-t-il ou faudra-t-il aller chercher ailleurs ?

A. C. : C’est toute la question. Désormais, on voit arriver sur le marché de la géo-énergie des acteur ambitieux, tel Arverne Drilling, spécialiste des forages pétroliers et de la maintenance des puits, dont les technologies sont bien plus performantes que celles habituellement utilisées en France, en particulier en matière d’automatisation.

Int. : Les coûts de maintenance de telles installations ne deviennent-ils pas rédhibitoires avec le temps du fait, par exemple, de la corrosion, comme c’est le cas en matière de géothermie profonde ?

A. C. : C’est l’une des raisons qui nous a écartés de la géothermie profonde. La géo-énergie est beaucoup moins affectée pour la simple raison que les températures sont bien plus basses. Pour le matériel, il faut bien évidemment choisir l’inox, l’acier ordinaire se corrodant très vite. Pour autant, cela ne signifie pas que nous n’avons pas de problèmes et il faut dissocier les forages avec sondes – pour lesquels il n’y a pas besoin de maintenance – des forages sur nappe. Dans ce dernier cas, les crépines, par lesquelles remonte l’eau, sont séparées de la roche par des massifs de sables filtrants. Il peut alors arriver que du sable vienne boucher leurs orifices, ce qui nécessite un soufflage à l’air comprimé pour les libérer. Il est également possible d’installer deux pompes, solution qui semble s’imposer, et d’alterner régulièrement la circulation de l’eau, le puits injecteur devenant producteur et réciproquement. Par ailleurs, quand on a des eaux très calcaires, on se retrouve face aux problèmes classiques de ceux qui travaillent dans les installations de traitement de l’eau – qu’ils savent parfaitement gérer.

Ces questions, qui ne touchent qu’un seul type de forage, n’empêchent pas que des problématiques thermiques affectent le suivi de l’exploitation. Il convient donc de s’assurer qu’il n’y a pas de décalage avec nos modélisations et que, faute d’une gestion rigoureuse, un déséquilibre durable ne s’installe à la suite d’un réchauffement ou d’un refroidissement systématique du sous-sol, qui entraînerait une perte de rendement de l’installation.

Int. : Vos installations vont-elles de pair avec une bonne isolation des bâtiments ?

A. C. : Évidemment ! Notre philosophie est qu’il faut agir sur tous les fronts, comme le préconise d’ailleurs le rapport réalisé par le Haut conseil pour le Climat en 2019. Le premier volet est bien celui de la rénovation thermique, mais si l’on se contente de transformer en bouteille thermos certains immeubles anciens – ce qui est très onéreux et les rend invivables en été – tout en continuant à les chauffer au gaz, on ne résout rien. Le second volet est nécessairement celui de la source énergétique et c’est sur cet aspect que nous intervenons. Ces deux démarches sont très complémentaires.

Ceci étant, il est parfois difficile d’isoler thermiquement, notamment quand il s’agit de bâtiments historiques. Dans ce cas, on ne va pas renoncer pour autant à récupérer de la chaleur, en particulier dans le sous-sol, et on fait au mieux, en jouant sur tous les moyens à notre disposition.

Un travail de sensibilisation indispensable

Int. : Comment avez-vous eu l’envie de créer Geosophy ?

A. C. : L’histoire de Geosophy est très liée à notre passé dans de grandes entreprises très structurées et à la conviction que les activités associées à la géo-énergie, qui n’en étaient encore qu’au stade de l’artisanat, pouvaient bénéficier rapidement de la R&D et des technologies issues de l’industrie pétrolière. C’est en 2018, alors que je suivais la formation en entrepreneuriat Challenge+ d’HEC, que l’idée initiale a germé. Nous avons commencé à analyser sa faisabilité et, très vite, nous avons identifié des partenaires académiques. Nous avons d’abord bénéficié d’une bourse French Tech, et l’ADEME nous a ensuite aidés.

Néanmoins, créer une entreprise n’est pas un long fleuve tranquille, surtout quand la pandémie de Covid-19 se déclare juste au moment de la première levée de fonds et qu’elle fait aussitôt fuir les investisseurs ! En définitive, cette levée de fonds, de 550 000 euros, n’a été réalisée que fin 2020. Elle nous a permis de constituer l’équipe, de consolider nos modélisations et de sortir notre premier MVP (minimum viable product) fonctionnel et en ligne. Dès 2019, nous avons réalisé nos premières ventes, dans une logique permanente de coconstruction avec les utilisateurs, afin de nous assurer que nos logiciels correspondaient bien aux attentes du marché. Désormais, il s’agit pour nous d’accroître notre chaîne de produits, en particulier ceux concernant le suivi de l’exploitation, domaine où l’expertise est encore rare à ce jour.

Int. : Quelles sont vos alliances possibles ?

A. C. : Les rapprochements, quelle qu’en soit la forme, sont parties intégrantes de notre modèle. Nous avons des partenaires avec qui nous accompagnons nos clients. Ces liens se construisent dans la durée.

Int. : Quelles sont vos perspectives ? Avez-vous une stratégie à l’export ?

Jacques Goulpeau. : Actuellement, nous sommes 6 au sein de Geosophy et l’entreprise est dans une phase de croissance et d’embauches. L’objectif est d’être 12 à la fin de cette année et une vingtaine en 2024. En 2021, notre chiffre d’affaires cumulé s’est élevé à 160 000 euros, réalisé majoritairement avec des clients qui nous font confiance depuis nos débuts. Si l’on considère que les quelques centaines de sociétés foncières en France ont chacune un besoin de l’ordre de 100 000 euros annuels en matière de conseil, d’analyse et d’accompagnement, elles représentent potentiellement un marché conséquent pour les prochaines étapes de notre développement.

A. C. : Pour Geosophy, entreprise de géophysiciens modélisateurs et développeurs de logiciels, l’objectif à court terme est l’extension européenne de notre brevet. Notre deuxième levée de fonds, de 2 millions d’euros, sera destinée à développer la R&D nécessaire pour parfaire notre modèle et nos méthodologies sur le territoire français. Afin de nous ouvrir à l’international, nous avons choisi de partir de nos clients historiques et de voir où ces sociétés foncières investissent. L’Allemagne et le Royaume-Uni, pays attractifs pour l’immobilier commercial, ressortent en premier dans cette analyse, la clientèle des particuliers restant un objectif à moyen terme.

Int. : Comment progressez-vous avec les sociétés foncières qui ont choisi de travailler avec vous ? Travaillez-vous aussi avec des financeurs ?

A. C. : Le travail de sensibilisation nécessaire pour persuader de nouveaux clients est un handicap certain qui ralentit notre croissance. Quand nous avons identifié une société foncière et son management, nous les rencontrons afin de les convaincre que de ne pas penser la question énergétique autrement serait une grosse erreur. Nous travaillons également avec les organismes HLM. L’idéal est ensuite de les aborder en mettant en avant l’aspect financier, les sociétés foncières étant avant tout des organismes financiers. Une banque nous a également intégré à son offre de crédits à taux réduits en direction d’autres sociétés foncières, davantage identifiées comme des marchands de biens qu’ils cherchent à valoriser rapidement, en contrepartie d’investissements environnementaux qui leur seront, de toute façon, bientôt imposés par la loi. Ces sociétés foncières sont différentes de celles avec lesquelles nous travaillons, qui sont plus institutionnelles et plus soucieuses de préserver leur patrimoine à long terme ; c’est là un nouveau champ qui s’ouvre à nous.

Le milieu des sociétés foncières est très concentré et le bouche à oreille y fonctionne bien. Cela nous vaut des recommandations très efficaces et réconfortantes de la part de ces acteurs de référence qui ont désormais intégré l’exploitation de cette valeur souterraine à leur process. C’est pour nous un argument efficace pour convaincre les hésitants. Ceci étant, elles sont aussi en concurrence entre elles, car afficher qu’elles sont pionnières en produisant elles-mêmes leur énergie est un argument marketing efficace pour vendre de l’immobilier, surtout à Paris.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE