Exposé de Felix von Pechmann


Jeune ingénieur au Corps des mines, j’ai réalisé une thèse portant sur le déploiement du véhicule électrique. Je suis ensuite entré à la RATP en tant que responsable du programme Bus électriques avant que l’on me confie, il y a trois ans, la direction du programme Information voyageurs (IV), stratégique pour la RATP. En effet, à Paris et en Île-de-France, 12 millions de personnes empruntent quotidiennement le RER, le métro, le tramway ou le bus, et notre objectif est de contribuer au mieux à leur sérénité à travers une information voyageurs de qualité. Néanmoins, si l’information est un service de base que nous leur devons, sa mise en œuvre s’avère particulièrement complexe.

Le défi de la pyramide

Ce programme est né de la volonté de Catherine Guillouard, PDG de la RATP, de transformer l’entreprise en mettant le client au centre. En me confiant la direction de ce programme, elle en connaissait la difficulté : « Je savais que je ne lui faisais pas un cadeau. C’était la pyramide de Khéops à tirer avec un élastique. » La difficulté de la tâche tenait en effet à plusieurs facteurs.

Tout d’abord, elle était techniquement compliquée, car elle impliquait une multiplicité d’écrans d’affichage et une masse d’informations à diffuser en temps réel, par le biais de systèmes disparates, dont certains, datant de plus de trente ans, coexistent avec le nec plus ultra de la technologie moderne. Grosso modo, l’aspect technique représentait 40 % de notre défi.

Pour le reste, la complexité de cette transformation résidait dans la prise en compte des facteurs culturels et humains, avec un programme touchant plus de 35 000 salariés de l’entreprise.

Quelles que soient les difficultés à affronter, ce programme était nécessaire. En 2018, les plaintes des voyageurs, relayées par les réseaux sociaux, témoignaient quotidiennement des carences des informations qu’ils recevaient, voire de leur absence pure et simple, source de réactions excédées. Notre défi était alors de parvenir à délivrer à chaque client une information ciblant son besoin immédiat, tout en informant le plus grand nombre de la manière la plus juste. À cette époque, les exigences d’Île-de-France Mobilités, autorité organisatrice des transports en région Île-de-France, étaient également devenues pressantes concernant l’information voyageurs.

Les difficultés de la tâche sont rapidement apparues au grand jour. Il m’a d’abord fallu beaucoup de temps et d’énergie pour savoir qui, dans l’entreprise, contribuait effectivement à l’IV. Cette dernière est une “métafonction” du réseau : en effet, les gens n’attendent pas de nous qu’on les informe, mais qu’on les transporte ; cependant, pour être bien transportés, ils doivent être bien informés. Cette métafonction concerne, directement ou indirectement, les trois quarts des salariés de la RATP en Île-de-France. Sont en première ligne ceux qui sont proches des voyageurs, notamment les conducteurs. Derrière eux, il existe toute une chaîne d’intervenants qui gèrent la maintenance des matériels et des installations, la remontée et la circulation des informations, etc. Chacun joue un rôle essentiel en matière d’IV.

La complexité réside également dans l’incroyable multiplicité des canaux d’information. Comme la RATP transporte énormément de monde, les besoins et les préférences de chacun sont extrêmement variés et requièrent une information riche et multiformat. Le premier format est celui de la signalétique physique, par exemple à travers plus de 50 000 plans de ligne dans les trains et les bus. Viennent ensuite plus de 15 000 écrans, fixes ou embarqués à bord des véhicules. Le troisième format, digital, comprend le site de l’entreprise et l’application Bonjour RATP, qui répondent mensuellement à 20 millions de recherches d’itinéraires. La sonorisation permet, quant à elle, d’informer rapidement un grand nombre de personnes à bord des trains et des bus, ainsi que dans les espaces partagés, où nous diffusons 40 000 messages par an. Enfin, le contact direct avec nos clients est le fait de 23 000 de nos agents.

Derrière la diversité de notre clientèle, se cache la colossale diversité de notre entreprise. Pour l’illustrer, je ne prendrai que l’exemple des écrans, qui vont de la borne d’information des voyageurs, présente à de nombreux arrêts de bus, jusqu’aux écrans couleur embarqués dans nos matériels les plus récents. À cette diversité des équipements, se superposent différents modes de traitement de l’information, notamment entre les acteurs du métro, du bus, du RER ou du tramway, chacun ayant ses propres métiers, ses processus, son vocabulaire, ses systèmes, etc. Tout se passe comme si nous avions quatre entreprises distinctes au sein de la RATP, chaque difficulté étant élevée à la puissance 4 !

Sept voyages avec la RATP

La façon dont a été relevé ce “défi de la pyramide” peut être illustrée par sept récits de voyages virtuels, retraçant à grands traits l’action de personnes qui, chacune à sa façon, ont contribué à faire progresser l’IV durant ces trois dernières années.

Dentelle et persévérance

Lorsqu’il s’est agi de savoir par où aborder ce sujet, nous avons choisi de sélectionner le thème suscitant le plus de demandes de la part de nos clients, à savoir l’information des voyageurs du bus. Olivier, qui s’occupe en particulier de la maintenance des écrans fixes, et Valérie, qui supervise tous les processus de l’information voyageurs bus, se sont alors emparés de ce sujet complexe qu’ils ont creusé avec persévérance. Nous avons recréé des parcours-clients types afin d’identifier, point par point, quels étaient les irritants et quelles mesures correctives devaient être prises. Cette démarche transversale était nouvelle pour l’entreprise, davantage habituée à traiter les sujets par domaine technique. Cette façon de faire changeait donc complétement la donne.

La disponibilité des bornes d’information voyageurs (BIV) est clairement apparue comme l’irritant majeur. Certaines datent des années 1990, époque où elles constituaient un joyau de technologie. Les ingénieurs d’alors avaient d’abord dû créer, compte tenu de l’impossibilité d’une alimentation électrique externe, un système avec des batteries au plomb ne nécessitant qu’un changement par an. Ils étaient parvenus à ce que l’information, diffusée sur chacun des plus de 3 500 supports présents dans Paris et sa petite couronne, soit rafraîchie toutes les dix secondes grâce à un émetteur radio situé sur la tour Eiffel, technologie toujours utilisée aujourd’hui. Ensuite, 3 000 bornes de différentes générations et avec des technologies plus modernes sont venues compléter le dispositif.

Face à la difficulté d’appréhender globalement la multiplicité des problèmes, Olivier et Valérie les ont minutieusement recensés, ligne par ligne et borne par borne. Puis, afin de coordonner aux mieux les intervenants, ils ont impliqué les services de la ville de Paris ainsi que ceux de JCDecaux – ces bornes étant installées dans le mobilier urbain géré par cette entreprise. Ce travail de dentellière a payé et nous avons très rapidement constaté une bien meilleure disponibilité de ces équipements. Aujourd’hui, nous sommes frappés de plein fouet par la crise des semi-conducteurs, mais ce travail est toujours en cours et les progrès initiés par Olivier et Valérie se poursuivent.

Confiance et partage

Fin 2019, une grève très dure a impacté, pendant plus de quarante jours, le réseau de la RATP. C’est dans ce contexte perturbé que sont entrés en scène Nathalie, chargée de l’IV à la Permanence générale, notre “tour de contrôle”, et Nicolas, qui travaille sur les outils de l’IV. Ils ont résolu deux problèmes latents depuis longtemps et devenus pressants dans ce contexte difficile. Le premier problème était le trop grand nombre de parties prenantes aux décisions, rendant très compliqué de savoir avec qui, comment et dans quel ordre valider les informations à diffuser. Le second était la tradition de transmission orale des informations, qui ne permettait pas de partager efficacement les informations clés en interne.

Nathalie a eu le courage d’accepter de diffuser les informations au plus vite, quitte à les corriger ensuite, sans attendre qu’elles soient validées par l’ensemble des parties prenantes, procédure chronophage et déresponsabilisante. Cette démarche de confiance a priori, qui a nécessité au départ un accompagnement du collectif, s’est vite avérée bien plus efficace que toutes les précédentes.

Pour l’aider, Nicolas a mis en place plusieurs outils, portant notamment sur le contrôle qualité, afin d’améliorer le partage et la transparence. L’un de ces outils permet désormais à chacun de visualiser sur ses écrans, en temps réel et sans avoir à passer d’innombrables appels téléphoniques, toutes les informations que nous communiquons à nos clients.

Détermination et simplicité

Avec la survenue de la pandémie de Covid-19, ce sont Ngu, le responsable technique de notre usine digitale, et Aymeric, architecte de tous les systèmes d’information voyageurs, qui ont été sollicités. En avril 2020, nous avons en effet réalisé que le retour des voyageurs était conditionné par les mesures sanitaires de distanciation. Il nous fallait donc disposer d’un outil performant pour les informer, en particulier sur l’affluence sur leurs trajets, afin de leur donner la possibilité de choisir des horaires ou trajets moins fréquentés. Des projets en ce sens avaient déjà été lancés depuis quelque temps, mais en visant des remontées automatiques, impliquant des dispositifs lourds, telles la pesée des trains ou l’installation de caméras mesurant la densité de personnes en un lieu donné. Après avoir fait le tour de la question, il nous est apparu que le seul moyen d’obtenir cette information était de la demander aux voyageurs !

Nous avons alors mis en place du crowdsourcing, en demandant aux gens de nous dire si leur train était bondé ou non. La mise en œuvre de cette idée a été une prouesse technologique : grâce à Ngu, Aymeric et leurs équipes, nous avons développé ce service en seulement un mois. Pour cela, il leur a d’abord fallu développer des systèmes demandant aux voyageurs, de façon compréhensible, de nous communiquer ce qu’ils constataient. Puis il a fallu traiter, avec les techniques du big data et en temps réel, la masse d’informations reçues afin de réaliser, avec des solutions d’apprentissage artificiel (machine learning), des prédictions qui se basaient sur ces informations. Enfin, il nous a fallu être capables de restituer tout cela au grand public de façon intelligible. Cette révolution technique titanesque menée à la vitesse grand V s’est doublée d’une révolution culturelle que personne n’aurait imaginée possible en d’autres circonstances. Cette innovation a été l’une des plus médiatisées et a eu une énorme résonnance auprès des voyageurs.

Envie et clarté

Hannah et Léa, qui travaillent avec moi depuis le début, sont deux autres héroïnes de cette aventure. Après la grève et la crise de la Covid-19, il était devenu évident que l’IV devait désormais être l’affaire de tous. Nous avons alors travaillé dur pour que les collaborateurs aient envie de s’impliquer, en déployant tous les moyens possibles pour les mobiliser, de la base au comex. Néanmoins, ce foisonnement a fini par nous déborder et, après un comex particulièrement difficile en décembre 2020, il nous a fallu revenir à plus de convergence. À plusieurs reprises, Hannah et Léa m’avaient alerté sur le risque de cette dispersion. Finalement, épuisés par les efforts et la crise sanitaire, nous avons décidé d’une pause afin de réfléchir à ce que nous comptions faire. Il en est sorti un schéma simple, basé sur la relation fondamentale entre nos clients et nos agents.

Tout d’abord, nous voulons écouter nos clients ; le premier enjeu était donc de faire entendre leur voix partout dans l’entreprise. Le second enjeu était de convaincre nos agents de prendre la parole à leur tour. Certains nous disant ne pas savoir comment s’y prendre, nous avons mis en place des formations pour leur permettre de développer leurs compétences en la matière. Pour pouvoir prendre la parole, l’autre élément essentiel est d’avoir les bonnes informations pour le faire correctement. Nous avons donc lancé un énorme chantier sur les processus afin que chacun puisse rapidement accéder aux informations pertinentes. Enfin, pour alimenter ces processus, nous allions travailler sur les données et les outils partagés. Ne pouvant tout mener de front, nous nous sommes limités à quelques objectifs prioritaires, simplification qui nous a permis de mieux concentrer nos efforts collectifs.

Initiative et considération

Après deux minutes d’arrêt de la rame et sans information, le stress gagne les voyageurs. Habib, conducteur de métro, est devenu le chouchou des passagers de la ligne 7 en animant leur trajet par de petits messages bienveillants, souvent repris sur les réseaux sociaux, sur lesquels il est devenu une star. En pleine crise de la Covid-19, nous avions créé une émission de télévision interne et nous avons donc souhaité distinguer ce conducteur par ce biais. Néanmoins, souffrant à la veille de l’émission, il n’a pu être présent. Nous nous sommes alors tournés vers Cédric, un autre conducteur qui prend la parole et a de la considération pour ses voyageurs. Au pied levé, il est intervenu, avec talent, dans cette émission d’une heure trente, devant les 700 personnes connectées, et a transmis le message suivant : « J’ai pris la parole, prenez-la aussi ! »

La mise en scène faisait passer quelques messages subliminaux : Cédric, le conducteur, et Catherine Guillouard, la PDG, étaient symboliquement placés côte à côte, du jamais vu à la RATP, historiquement très hiérarchisée. D’autres personnes sont également intervenues, toutes porteuses du même message : « Allez-y ! Faites en sorte que nos clients soient sereins ! » Il était cependant évident que nous aurions besoin de poursuivre nos efforts pour créer un mouvement d’engagement collectif. Aussi, après cette première vague de mobilisation, nous avons voulu valoriser toutes les bonnes idées.

Entraide et foisonnement

Jonathan est, lui aussi, conducteur de métro, et Karine s’occupe du centre de formation pour le bus. Jonathan avait bénéficié d’une formation à la prise de parole en public qui l’avait enthousiasmé et il a eu envie de partager son expérience. Pendant les pauses des conducteurs, dans les salles de repos, il a donc proposé à ses collègues des exercices de prise de parole. Il les enregistrait, puis leur faisait écouter les enregistrements, afin qu’ils se rendent compte de ce qu’entendaient leurs clients. Au fur et à mesure de ces échanges entre collègues, la qualité de leurs messages a ainsi pu progresser. Grâce à son réseau de formateurs, Karine a, quant à elle, porté une action similaire ayant pour but de donner à tous l’envie et les compétences nécessaires à cette prise de parole.

C’est bien cet esprit d’entraide spontanée et de foisonnement que nous cherchions à susciter. Afin de le faire vivre, nous avons créé un événement, le Marché de l’IV. Nous avons réuni des “vendeurs”, auteurs de bonnes initiatives, et des “acheteurs”, ceux qui étaient, comme les directeurs de ligne, susceptibles de se les approprier et de les appliquer chez eux. Ainsi, 250 personnes, directeurs comme conducteurs, issues de nos quatre modes de transport, se sont rencontrées, alors qu’elles n’en avaient jamais eu l’occasion. Lors de cet événement, organisé en juin 2021, ils ont pu partager leur envie et leurs solutions.

Courage et engagement

Hiba, directrice de l’expérience clients, du marketing et des services au sein du comex, est la personne à qui je rapporte. Si ce courage collectif a été possible, c’est évidemment grâce à notre PDG, qui nous a laissé faire, mais également grâce à Hiba qui nous a soutenus et suivis dans toutes nos idées, y compris les plus saugrenues en apparence. Zohra, qui est conductrice de bus a aussi montré beaucoup de courage et a pris énormément d’initiatives en matière d’IV, afin que tout se passe au mieux lors des trajets dans son bus. Elle a ensuite largement partagé ses idées avec ses collègues.

Voici quelques exemples d’idées décalées que nous avons pu tester. Au siège de la RATP, nous avions collé un peu partout, et sans validation aucune, une affiche proclamant : « L’information voyageurs, c’est tout ce qui aide nos clients à être acteurs de leurs voyages. » À la demande expresse de la PDG, nous l’avons aussi collée sur la porte de sa propre salle de réunion, afin que le plus grand nombre de dirigeants s’en imprègnent. Nous avons également réalisé, après la grève, des séances de massage et de lâcher-prise afin que les gens se reconnectent entre eux, ainsi que quantité d’autres d’initiatives, parfois impertinentes, mais marquant toujours l’attachement que nous portions au collectif. Parmi ces activités, qui naguère auraient été jugées incongrues, il y a eu celle des tabliers. Réservés aux facilitateurs lors du Marché de l’IV, c’est-à-dire aux directeurs, aux membres du comex, etc., ces grands tabliers orange vif signalaient le rôle de leur porteur, mais gommaient aussi la hiérarchie, projetant chacun dans un esprit de service identique. Hiba en tête, la plupart ont accepté de mettre leur ego de côté, de jouer le jeu et de porter ce tablier.

En novembre 2021, nous avons invité tous ceux qui avaient partagé leurs bonnes initiatives à participer à notre seconde émission de télévision interne. À nouveau, dans la salle où se côtoyaient les dirigeants, dont la PDG, et les agents de terrain, toutes les questions, parfois inconfortables pour les managers présents, ont pu librement être posées et trouver des réponses. Ainsi, Zohra a eu le courage de faire remarquer que demander aux conducteurs de bus de prendre la parole était bien beau, encore fallait-il que les micros soient en état de marche dans tous les bus ! Après un instant de silence, Philippe, le numéro deux de l’entreprise, s’est engagé publiquement à ce que le problème soit réglé au plus vite. Je salue donc à la fois son courage de réagir en public et, surtout, celui de Zohra, qui a su prendre la parole devant plus de 1 000 personnes, tant le sujet était important pour elle et pour ses collègues machinistes.

© Véronique Deiss

Ce que j’ai appris

L’indice de satisfaction des voyageurs sur la qualité de l’information en situation perturbée a régulièrement augmenté depuis 2018. Cependant, à côté des chiffres, quantité de choses ont changé et nous le voyons à travers les nombreux messages de remerciement de voyageurs sur Twitter, notamment quant à la prise de parole des conducteurs. En interne, les choses ont également beaucoup évolué. Le cadeau que nous a fait Zohra en est une illustration qui m’a beaucoup touché. Elle a pris la peine de floquer des t-shirts avec le prénom de chacun des membres de notre équipe et le nom de notre programme, SérénIVé – les lettres IV étant un clin d’œil à l’information voyageurs.

Pour moi, tout a tourné autour du cœur, qui est l’essence de ce que nous avons fait, le cœur et le courage relevant de la même étymologie. Je tiens tout d’abord à souligner le plaisir que l’équipe et moi-même avons pris à cette mission, que nous avons voulu partager et qui a donné aux autres l’envie d’avancer avec nous. Lors de cette expérience, j’ai appris que lorsque l’on donne de la confiance a priori, elle vous est rendue en retour, et qu’il faut avant toute chose écouter et laisser parler ceux qui font. Habib, Karine, Jonathan, Zohra et tous les autres avaient besoin que l’on crée avec eux ce cercle de reconnaissance mutuelle et je leur suis extrêmement reconnaissant de toute l’énergie qu’ils ont investie dans ce projet.

J’ai également découvert que, tant que l’on n’a pas tout bien compris, il ne faut rien lâcher, surtout lorsque l’on est confronté à des processus aussi complexes. Mon directeur de thèse me disait qu’il faut « creuser jusqu’à l’os », et cela peut prendre des semaines avant que l’on ne comprenne précisément comment fonctionnent ces processus, qui donne quelles informations à qui et avec quel système, etc. Si creuser permet d’abord de voir ce qui est à l’œuvre, cela permet ensuite de simplifier, donc de faire en sorte que chacun comprenne au mieux les messages, condition essentielle pour que ces derniers puissent se diffuser largement sans risque d’être déformés.

Il faut aussi savoir accepter le foisonnement et, d’une certaine façon, la perte de contrôle. Lors du Marché de l’IV, nous avons choisi de laisser faire, sans contrôle, en faisant confiance au collectif, et tout s’est très bien passé, les participants étant de surcroît ravis.

Enfin, j’ai aussi appris qu’il est essentiel de cultiver le courage et l’optimisme. Les occasions n’ont pas manqué où les peurs individuelles et le poids du collectif risquaient de tout faire échouer. Participer à une émission de télévision, devant la PDG et les dirigeants, avec des centaines de spectateurs, le tout en pleine deuxième vague de la Covid-19, a nécessité beaucoup de courage de la part de tous ceux qui ont joué le jeu et pris la parole. L’optimisme dont ces intervenants ont fait preuve a ensuite rayonné au sein du collectif. Ce sont ces qualités qui ont renforcé notre motivation à poursuivre dans cette direction, quand bien même beaucoup de chemin reste encore à parcourir.


Débat

Un sujet structurellement complexe

Un intervenant : Vous avez révélé au grand jour, et avec talent, les changements culturels à la RATP, mais en quoi le sujet de l’information voyageurs est-il réellement complexe ?

Felix von Pechmann : Le sujet en lui-même est structurellement complexe, que ce soit à la RATP, à la SNCF ou au Groupe ADP, car il requiert des traitements en temps réel, la mise en œuvre de systèmes de générations différentes, sans redondance, et la contribution de multiples métiers. L’information en temps réel est très sensible : il suffit qu’une seule personne soit défaillante dans le processus pour anéantir le travail collectif. On pourrait certes imaginer des systèmes simplifiés dans lesquels ce serait les personnes occupant les fonctions centrales qui prendraient la parole et non plus les conducteurs. Ce serait sans doute plus robuste. Toutefois, il faudrait pour cela que tous les matériels soient équipés de systèmes de prise de parole à distance. Ce pourrait être envisageable dans le métro, mais cela semble illusoire pour les bus, une prise de parole centralisée ne pouvant guère se substituer avec pertinence à celle de chacun des 16 000 machinistes (conducteurs) confrontés en permanence à des situations hautement aléatoires. À cette complexité structurelle et exponentielle se superpose ensuite la complexité de l’organisation spécifique de la RATP, en particulier liée à sa taille.

Int. : Pourquoi ne pas communiquer avec les voyageurs via leur smartphone ?

F. v. P. : L’appli Bonjour RATP existe déjà, mais tout le monde n’a pas de smartphone. Or, nous devons la même information à tous. Ensuite, les gens ne sont pas en permanence sur notre appli et préfèrent d’autres usages plus ludiques ! L’information orale ou via les écrans est alors bien plus efficace.

Int. : Le crowdsourcing fonctionne-t-il toujours ?

F. v. P. : À ce jour, 1,8 million de personnes y ont contribué et leur flux reste constant, ce qui dénote un réel succès. La motivation intrinsèque du partage reste le principal moteur des voyageurs et elle est favorisée par la rationalisation ainsi que l’amélioration de l’ergonomie de nos outils. Et plus on recueille de données, plus nos informations s’affinent.

Int. : Comment communiquer avec les conducteurs de bus, séparés du public par leurs vitres de protection, ou lorsque l’on est dans un métro automatique ?

F. v. P. : Évidemment, chacun aimerait que les conducteurs de bus soient moins isolés. Nous avons besoin de trouver un moyen de faciliter à nouveau leur contact avec les usagers tout en garantissant leur sécurité.

En ce qui concerne le métro automatique, l’avantage de la centralisation est aussi de pouvoir communiquer simultanément avec plusieurs rames et donc d’être très réactifs. En même temps, nous pouvons dialoguer de manière plus précise avec chaque rame, puisqu’elles sont équipées de caméras qui nous permettent de voir ce qui s’y passe.

Int. : Comment faites-vous évoluer vos systèmes techniques ?

F. v. P. : Nous avons déjà changé plusieurs de nos systèmes avec des résultats qui commencent à être visibles. Nous avons ainsi créé un concentrateur qui agrège les informations issues de toutes les sources de données, les nettoie et les rediffuse largement. Nous mettons également en place un outil de saisie centralisé, afin d’éviter les doubles ou triples saisies, encore trop fréquentes. Aujourd’hui, les écrans des métros ont des systèmes embarqués autonomes et complexes, donc susceptibles de se bloquer. Ils datent d’une époque où la question de la bande passante était déterminante. Comme c’est un sujet aujourd’hui dépassé, l’écran n’a plus besoin d’être intelligent et peut simplement afficher une information générée par le système central. Nous remplaçons donc progressivement ces logiciels trop sophistiqués par des solutions plus fiables et dont la maintenance est plus aisée. Néanmoins, parfois, de simples évolutions ne suffisent pas et c’est alors tout le système qui doit être repensé, comme c’est le cas pour les bus.

Georges Maltese : Je suis en charge de la direction de l’IV au sein de SNCF Transilien et notre situation est très similaire à celle décrite par Felix von Pechmann. Tout comme la RATP, nous avons dû transformer en profondeur notre système d’information. Or, construire une nouvelle chaîne tout en devant continuer à faire fonctionner l’ancienne est plus difficile que si l’on partait d’une feuille blanche. Ainsi, faire fonctionner les écrans à bord de nos trains mobilise une quinzaine de bases de données différentes, sans possibilité de créer d’interface unique. Nous avons encore besoin de multiples saisies pour une même information qui peut, de ce fait, très vite devenir obsolète. Nous développons donc, nous aussi, des systèmes intriqués, de façon à n’avoir qu’une saisie unique pour une information plus cohérente. Nous nous efforçons également d’être le plus possible à l’écoute de ce que disent nos clients, en particulier sur les réseaux sociaux, afin de traiter les irritants, au quotidien tout comme dans nos investissements, en coordination avec l’autorité de régulation. Chez nous aussi, les voyageurs apprécient beaucoup les conducteurs qui prennent la parole, qu’ils relaient largement sur Twitter. Toutefois, nous avons encore beaucoup d’efforts à faire afin d’aller vers une prise de parole généralisée, ce qui ne se fait pas sans résistances.

Pérenniser le changement

Int. : La capacité à communiquer est-elle désormais devenue un critère intégré par la RATP dans le recrutement de ses nouveaux agents ?

F. v. P. : Oui, et la prise de conscience de sa nécessité ne cesse de progresser.

Int. : Plusieurs présidents de la RATP se sont efforcés d’être des réformateurs, mais ils ont échoué tant les couches intermédiaires de la hiérarchie freinaient tout changement. Comment faire perdurer ce que vous avez réussi à mettre en mouvement ?

F. v. P. : Je crois fermement au maintien de cette dynamique et je suis optimiste quant à nos chances de succès. Notre PDG a progressivement favorisé l’entrée, au codir comme au comex, de personnes désireuses de faire évoluer l’entreprise. Ainsi, Salima Hammou a intégré le codir en tant que directrice du département Services et Espaces multimodaux (SEM), c’est-à-dire des plus de 5 000 agents présents dans les gares et des stations. Elle était auparavant la directrice de la ligne 13, qu’elle a énormément fait progresser en ayant eu le courage de remettre en cause les anciennes façons de faire. Elle est représentative de ces nouveaux responsables recrutés pour leur implication dans le projet de renouveau de l’entreprise.

Int. : Comment faites-vous pour diffuser cette nouvelle culture dans l’entreprise et maintenir un tel niveau d’engagement ? Êtes-vous aidés par des crises ?

F. v. P. : Avant tout, nous montrons l’exemple et mettons en valeur ceux qui, au fur et à mesure, font preuve de courage ; les clients voient ainsi que nous avons changé de ton et de méthode. Ensuite, nous plaçons les personnes qui ont une vraie volonté de faire bouger les choses à des endroits stratégiques et nous leur donnons les moyens d’y parvenir.

Par ailleurs, l’esprit de service public est très fort dans l’entreprise et la motivation première de tous les agents est d’être utile au collectif. En outre, le poids relatif de l’IV dans nos indicateurs est croissant et, comme ces derniers ont une réelle incidence financière, les directeurs de ligne y sont sensibles. Nous réalisons également des simulations de crise, ce qui contribue à une amélioration continue. La crise externe majeure à laquelle nous serons bientôt confrontés sera l’ouverture à la concurrence, à Paris et en petite couronne, de l’exploitation des lignes de bus en 2025. C’est un facteur de motivation supplémentaire pour obtenir la meilleure qualité de prestation possible.

Int. : Comment vous êtes-vous concilié les syndicats ?

F. v. P. : L’IV est un sujet assez consensuel, un voyageur bien informé par un conducteur aimable étant moins enclin à manifester trop vivement son mécontentement. C’est une relation gagnant-gagnant.

Int. : Avez-vous le sentiment que ce tablier orange vif a véritablement inscrit quelque chose de durable, en particulier auprès des cadres dirigeants ?

F. v. P. : L’objectif du Marché de l’IV était que, ce jour-là, tous, membres du comex ou salariés moins gradés, soient sur le même plan et au service des opérationnels qui mettraient en œuvre les bonnes pratiques. Le symbole du tablier y a contribué. Ce n’était certes que l’amorce d’un processus de changement de ton et de pratiques de la part des leaders. On commence à voir certains grands responsables renoncer à leurs immenses bureaux, représentatifs de leur puissance, au profit d’espaces de travail banalisés.

Benedikt Benenati (fondateur de l’agence Only the Braves) : Depuis trois ans, j’accompagne l’équipe de Felix von Pechmann dans la conception et la mise en place du programme d’engagement autour de l’IV. Durant le Marché de l’IV, nous avons évidemment joué sur les symboles, par le choix du lieu, dans un endroit décalé à Pantin, et par le tablier. Ce dernier servait surtout à cacher les galons et, plutôt que d’embarrasser ceux qui, n’ayant rien à échanger, auraient pu se sentir inutiles, à leur faire adopter un rôle de servant leadership, se mettant au service des autres dans le but de fluidifier les échanges entre gens du terrain. Cela a été un moment assez impactant pour ces derniers de voir leurs patrons dans ce flamboyant tablier orange ! La question est effectivement de rendre cet esprit de servant leadership pérenne. C’est là tout l’enjeu de la transformation culturelle.

Jouer le jeu

Int : Pourquoi ne pas vous être intéressés plus en amont à ce que disaient les voyageurs et avoir privilégié le vécu des agents en interne ?

F. v. P. : Nous avons évidemment commencé par les parcours clients, en particulier ceux des utilisateurs du bus, et comme nous sommes nombreux à être nous-mêmes clients, certains irritants étaient déjà flagrants. Nous développons désormais quantité d’outils afin que tous, nous puissions avoir accès, de la façon la plus directe, à la voix du client, par le biais de Twitter, par des enquêtes régulières, etc. C’est un travail de longue haleine, car, pour toucher les 35 000 agents de la RATP acteurs de l’information voyageurs, il faut que tous les managers s’approprient ces outils et que les informations que nous leur apportons soient pertinentes. Ce qui vaut pour une ligne de métro peut être inutile pour une autre. Nous avons également créé un bus nomade, outil de formation mobile qui se déplace de centre bus en centre bus et qui dispose entre autres d’un outil de réalité virtuelle, pour former les conducteurs à la relation clients.

Int. : Comment ont été perçues vos idées, pour le moins novatrices, par les caciques de la RATP ?

F. v. P. : Le soutien de Catherine Guillouard a aidé à les faire accepter. Convaincue de l’importance du changement des mentalités, elle a pris des risques et investi beaucoup d’énergie pour nous soutenir. Afin que l’IV ne soit pas perçue comme l’affaire de mon seul service et pour impliquer les directeurs, elle a réuni de nombreuses fois comex et codir en disant clairement à chacun que cette transformation relevait aussi de leur responsabilité. Elle a constamment martelé ce message, en particulier devant les plus de 1 000 spectateurs en ligne lors de la seconde émission de télévision, durant laquelle elle a parlé sans support pendant vingt minutes et avec tous les chiffres en tête, ce qui a bien souligné sa détermination.

Un autre point important a été l’acceptation des patrons des différents modes de transport. Ils ont joué le jeu et cela a été déterminant.

Enfin, l’empathie a été un élément essentiel. Le fait que nous nous intéressions aux gens, à leurs contraintes, à la simplification de leurs outils et des procédures, etc., nous a puissamment aidé à faire passer nos messages. Même si ces actions portaient sur des préoccupations en apparence moins mobilisatrices que les grands chantiers d’extension du réseau, elles touchaient un grand nombre de personnes dans leur travail quotidien.

B. B. : Ayant eu la chance de travailler avec Felix, je peux témoigner de la dimension épique de l’aventure qu’il a menée face à la culture hiérarchique et technicienne de la RATP. Il a relevé avec succès le défi de la pyramide, car il a su trouver en interne les personnes capables de le suivre, malgré la fatigue générale née des grandes crises traversées par l’entreprise. Il a réussi non seulement à impliquer la PDG, mais aussi à fédérer des patrons et à les impliquer personnellement dans des événements aussi inhabituels que le Marché de l’IV. Il ne s’est cependant pas contenté de faire bouger les gens malgré eux, comme le nudge des anglo-saxons le préconise, il a également réalisé des choses extrêmement concrètes, comme l’appli de crowdsourcing ou les outils de partage de l’information. Le travail considérable d’identification, de détection et de formalisation des bonnes pratiques ou le mapping de tous les irritants des voyageurs font également partie des réalisations très concrètes à mettre à son actif et à celui de ses équipes. Je peux également attester qu’il a su recevoir autant qu’il a donné, ce qu’il a fait avec beaucoup de générosité et de cœur, qualités essentielles dans les relations humaines.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE