Exposé de Guillaume Couillard
Avant de décrire le système d’amélioration continue mis en place au sein du GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences depuis mon arrivée à sa tête en septembre 2020, je souhaiterais, en guise d’introduction, relater mon premier échange avec celui qui allait devenir mon sensei1, Michael Ballé, cofondateur de l’Institut Lean France et l’un de mes deux coauteurs, avec Anne-Lise Seltzer, du livre L’Hôpital apprenant – L’amélioration continue au service du soin (Eyrolles, 2024).
Amélioration continue : l’esprit d’une démarche
Quand j’ai été nommé directeur général du GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences, je sortais du cabinet du Premier ministre Édouard Philippe, dont j’avais été le conseiller Santé depuis 2017. Fort d’une centaine de sites disséminés dans Paris intra-muros – dont le plus connu est le Centre Hospitalier Sainte-Anne, dans le 14e arrondissement – et de 5 500 personnes, ce groupe hospitalo-universitaire représente, à lui seul, les trois quarts de la psychiatrie parisienne. Au moment de prendre les commandes de ce vaste ensemble, j’avais deux ou trois idées en tête sur la situation de la psychiatrie dans notre pays, et notamment sur ses deux faiblesses que sont le retard diagnostique et la difficulté à combiner une prise en charge psychiatrique avec d’autres types de soins (ce qui se traduit par une espérance de vie des patients en psychiatrie raccourcie de dix ans en moyenne par rapport à la population générale). Quand je m’en suis ouvert à Michael, il m’a dit : « Je t’arrête tout de suite. Tu n’es pas médecin. Laisse le médical aux médecins et toi, aies seulement à cœur de faire fonctionner l’hôpital, d’offrir aux soignants les conditions leur permettant de bien faire du soin. » Cette mise en garde liminaire était essentielle : elle allait devenir ce qu’on appelle, dans le Lean management, le frame, le cadre, la boussole qui doit guider l’action.
Ce frame peut être formulé ainsi : tout faire pour faciliter la vie des soignants, afin que ceux-ci, à leur tour, améliorent toujours plus la prise en charge des patients. C’est la pierre angulaire du système d’amélioration continue que j’ai mis en place au cours des quatre dernières années, une fois passée la vague du Covid-19. Lors de cette première entrevue, Michael a conclu l’entretien en me disant : « Allons sur le terrain. » Je savais que ces visites régulières, appelées des gembas2, constituent l’un des principes phares du Lean, mais je ne mesurais pas à quel point elles sont instructives. C’est l’acte managérial clé par lequel tout commence et dont tout découle – et ce, même dans une organisation aussi grosse que le GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences. Lors de cette première visite, j’ai appris que j’allais devoir apprendre. J’entends par là que j’allais devoir me mettre résolument dans une posture d’apprentissage, ce qui est tout sauf simple : cela veut dire accepter d’avoir pensé à tort telle ou telle chose, être capable de changer d’avis, écouter ce qu’ont à dire les autres, savoir observer son environnement. On ne soupçonne pas le nombre d’enseignements que l’on peut tirer d’une observation attentive de l’environnement. Le caractère plus ou moins approximatif de l’entretien, du nettoyage, de la signalétique en dit long sur les conditions de travail et de vie des équipes qui s’y trouvent. Mon dernier gemba en date – j’en effectue 2 à 3 chaque semaine – avait pour objet la pharmacie du GHU. J’y ai vu, sur une étagère, une boîte de médicaments, ouverte et à l’air libre, sur laquelle était pourtant écrit « Ne pas exposer à la lumière ». Une longue discussion s’est ensuivie, non pas pour pointer du doigt un coupable, mais pour comprendre l’origine de cet écart et trouver collectivement une solution pour éviter qu’elle ne se répète.
Car c’est bien là tout l’esprit de la démarche : ouvrir des espaces de discussion pour embarquer l’ensemble des équipes dans une résolution collective des problèmes. Le système de management et d’amélioration continue mis en place il y a quatre ans n’a jamais eu pour but de supprimer la grosse bureaucratie inhérente à toute organisation de cette taille : ces organigrammes, ces procédures, etc., sont nécessaires au bon fonctionnement de l’ensemble. Or, la bureaucratie, quand elle devient à ce point prégnante, a pour inconvénient de mettre les agents dans une posture d’application (« J’applique les consignes et les procédures, point »), et non d’implication personnelle ; c’est cela que s’efforce de changer le nouveau système, que je vais maintenant vous décrire plus en détail.
Celui-ci se subdivise en trois niveaux, auxquels vient s’adjoindre un quatrième ayant trait aux sujets débordant le cadre du GHU.
Un système à trois niveaux (plus un)
Retours d’expérience et tableaux 5C
Le premier niveau du système, au plus près des patients, porte sur les équipes de soin elles-mêmes (aides-soignants, infirmiers, médecins…) ainsi que, dans les services techniques et administratifs, sur tous ceux qui sont en contact avec les soignés.
Il consiste à leur demander à tous de mettre en place une routine hebdomadaire prenant la forme d’une brève réunion, de quinze à vingt minutes, consacrée au retour d’expérience des semaines précédentes et s’appuyant sur un tableau à 5 colonnes. Ce tableau 5C est affiché au mur et permet de décrire une situation : la date de survenue du problème, sa nature, sa ou ses cause(s), les contre-mesures prises pour le résoudre, l’impact de ces contre-mesures. Les sujets traités à ce niveau sont des microsujets, en lien direct avec l’activité des équipes concernées. Ce sera par exemple, s’il s’agit d’une équipe de soignants, le fait que tel patient n’a pas fait l’objet d’une évaluation de la douleur lors de son admission ou, s’il s’agit d’un service administratif, que tel agent en CDD s’est retrouvé à travailler provisoirement sans contrat, parce que son contrat n’a pas été renouvelé à temps.
Le retour d’expérience effectué autour du tableau 5C vise à décortiquer, sous tous ses aspects, le microproblème en question et à proposer collectivement des corrections ou des pistes d’amélioration. Cet exercice possède de nombreuses vertus. D’abord, il dédramatise la possibilité que tout ne se passe pas comme prévu, instille l’idée que ce n’est pas grave, le tout étant d’en parler. Ensuite, il permet une analyse approfondie des causes, en mettant en lumière la plus ou moins grande autonomie des uns et des autres. Bien sûr, le soin est régi par de multiples protocoles, encadré par nombre de référentiels, mais ces protocoles et ces référentiels ont été pensés relativement à un cas général qui ne se rencontre jamais en réalité, puisque tous les patients sont des cas particuliers. Savoir adapter protocoles et référentiels à ces particularismes – un exercice que les soignants font tous les jours et qui est au cœur de leur métier – n’a rien d’évident.
Ce retour d’expérience hebdomadaire, axé sur le tableau 5C et qui constitue la brique de base de tout le système d’amélioration continue, a un puissant effet démultiplicateur : la progression individuelle et collective qu’il produit à la longue est sans commune mesure avec le temps restreint (un quart d’heure par semaine) que l’on y consacre. Lorsque les équipes maîtrisent bien l’exercice, elles vont naturellement plus loin. Par exemple, à la suite de plusieurs problèmes concernant les sorties, une équipe a mis en place spontanément un “tableau des sorties” afin de mieux les préparer.
J’ajoute qu’il m’est également très utile, personnellement, dans le cadre de mon rôle de directeur général. Le tableau 5C d’une équipe me fournit une accroche, une assise sur laquelle faire reposer ma discussion avec elle lors d’un gemba. Cela me donne une “interface” pour discuter avec l’équipe, ce qui est très sécurisant pour tout le monde.
Communautés de pratique et ateliers kaizen
Bien entendu, les retours d’expérience hebdomadaires et les tableaux 5C ne valent que pour les problèmes qui sont entièrement à la main de l’équipe en question. C’est cependant loin d’être toujours le cas, car nombre d’entre eux impliquent plusieurs équipes, plusieurs services, et sont à la jonction de compartiments différents du GHU.
Pour traiter les problèmes de ce type, ont été institués des ateliers kaizen3, qui sont dédiés à un sujet précis et réunissent autour de la table l’ensemble des parties prenantes. Par exemple, nous avons consacré l’un de ces ateliers au fait, problématique, que l’EHPAD rattaché au GHU n’était jamais occupé en totalité, 10 % de ses lits étant vides, alors que, par ailleurs, la liste des personnes en attente ne cessait de s’allonger. L’atelier a permis de mettre fin à cette situation paradoxale et l’EHPAD est désormais toujours complet.
Nous avons également institué des communautés de pratique, qui se déroulent une fois par mois. Elles ont essentiellement pour raison d’être de faire se rencontrer des équipes qu’oppose un même problème. Comme je l’ai dit en introduction, le GHU compte une centaine de sites dans Paris et sa proche banlieue, mais les services techniques et administratifs sont concentrés dans notre “navire amiral”, le Centre Hospitalier Sainte-Anne : cette distance géographique entre les équipes de soins – hors Sainte-Anne – et les fonctions support est source de nombreux problèmes, que les uns et les autres essayaient jusqu’ici de résoudre à distance, par échanges de mail. Or, l’expérience m’a enseigné que l’on résout rarement un problème ainsi ; on ne fait, bien souvent, que l’envenimer. Les communautés de pratique, à travers les rencontres physiques qu’elles permettent, présentent l’intérêt de pouvoir discuter de vive voix.
L’obeya, ou comment favoriser la circulation de l’information
J’en viens au troisième niveau du système, celui qui concerne les problèmes se posant à l’échelle du GHU dans son ensemble, et qui nous fait toucher au fonctionnement des différentes directions et aux relations que les directeurs entretiennent (ou n’entretiennent pas !) les uns avec les autres.
Le maître mot est ici l’obeya4. Il s’agit de forcer les directeurs et leurs collaborateurs immédiats à la plus grande transparence, de favoriser au maximum la circulation de l’information d’une direction à l’autre. À mon arrivée à la tête du GHU, j’ai constaté, avec regret, que les directeurs ne se parlaient pratiquement pas de la semaine, si ce n’est pendant le bref temps du comité de direction. Ce fonctionnement en silo est très préjudiciable. Chacun agit de son côté, dans le périmètre qui lui est propre, sans envisager – ou en sous-estimant dangereusement – l’impact qu’aura telle ou telle de ses décisions sur tous les autres. Cette non-prise en compte constitue, à mes yeux, le fléau de toutes les grandes organisations, contre lequel entend lutter l’obeya. L’exemple type est le ticket informatique, dont l’introduction a produit des effets désastreux. Ce n’était pourtant pas du tout aberrant de la part de la direction Travaux et Maintenance de vouloir rationaliser l’utilisation de ses ressources humaines, toujours tirées à hue et à dia entre nos multiples sites parisiens, mais, en introduisant le ticket informatique, elle a dramatiquement sous-estimé l’impact que cela aurait sur les cadres de santé. Un ticket renseigné informatiquement constitue en effet une bien moins bonne interface qu’un coup de téléphone : les échanges entre les équipes Travaux et Maintenance et les équipes de soin n’en pouvaient être que rallongés, et dégradés, chacun s’énervant au fil des échanges de mails. Des correctifs ont été apportés à cet égard, via notamment les communautés de pratique, et la situation s’est depuis nettement améliorée.
Pour favoriser cette transparence et cette circulation de l’information, j’ai décidé de modifier le fonctionnement du comité de direction. Cela a même constitué mon troisième acte managérial, après la mise en place de 2 ou 3 gembas par semaine et la promotion du tableau 5C. L’ordre du jour du comité de direction a été standardisé : nous l’ouvrons toujours par une parole de patient, suivie du retour d’expérience, de la part de l’un des directeurs, d’un de ses propres gembas – ce qui, au passage, les oblige à en effectuer eux-mêmes régulièrement. Encore une fois, nous touchons là au frame, ce cadre directeur des discussions, qui en oriente sensiblement le contenu.
Comme vous le constatez, ce système à trois niveaux, dont je viens de vous présenter brièvement l’architecture, ne modifie en rien l’organigramme, les instances et les procédures. La bureaucratie, dont nous avons besoin pour fonctionner, demeure, mais le système d’amélioration continue en corrige certains des travers. Les espaces de discussion qui se sont ouverts un peu partout ont fluidifié la circulation de l’information et mis à bas dans l’esprit des uns et des autres certaines de leurs fausses croyances.
Le problème, avec la bureaucratie, n’est pas qu’elle existe, puisque nous en avons besoin, mais qu’elle tend à s’autorenforcer, s’autoalourdir. Un problème survient-il ? Le réflexe naturel est non seulement de rappeler la procédure correspondante, mais de la préciser, de la renforcer, de lui adjoindre des règles supplémentaires et des reportings divers – c’est presque toujours ce qui est proposé dans la colonne “contre-mesures” du tableau 5C. Il faut une vigilance de tous les instants pour combattre cette pente naturelle de toute bureaucratie, et le Lean management y aide beaucoup.
Des task forces pour les sujets débordant le cadre du GHU
Comme indiqué précédemment, le système ne comprend pas trois niveaux, mais bien trois plus un, ce quatrième et dernier niveau ayant trait aux sujets qui, par leur ampleur, dépassent largement le cadre du GHU. Ces sujets sont traités par le biais de task forces dédiées.
Un exemple de task force est celle dédiée au recrutement infirmier. Nous l’avons mise en place pour tenir compte d’une évolution majeure, qui est que, après l’épidémie de Covid-19, il est devenu de plus en plus difficile, pour les hôpitaux dans leur ensemble, de recruter des infirmières et des infirmiers. Là où régnait l’abondance prévaut désormais la pénurie. L’exercice de sélection est devenu un exercice de séduction, très différent par nature.
Ce problème tient à de multiples facteurs dont beaucoup, comme les niveaux de salaires, ne sont pas du ressort du GHU et de son directeur général. Cela ne signifie pas pour autant que nous ne devons pas nous en emparer et essayer de faire ce que nous pouvons, à notre échelle, pour y remédier, ou du moins en atténuer les effets.
Ces task forces, conçues comme des groupes informels de personnes concernées à un titre ou à un autre par le problème en question, sont de véritables machines à labourer les sujets complexes, qui permettent d’en différencier les multiples composantes, de proposer et de tester des solutions, fussent-elles partielles. Pour notre problème de recrutement infirmier, nous avons par exemple mis en place un système de job dating, mais il nous a fallu tester plusieurs formules différentes afin de trouver la bonne.
Maintenance et résultats
Voilà, dans ses grandes lignes, le système que nous avons mis en place.
Reste le plus dur, qui est de le maintenir en l’état, malgré l’inertie inhérente à toute grande organisation. Cette question de la maintenance du système, qui nous occupe actuellement, revient in fine à une question d’impulsion, de rythme. Garder le rythme, voilà la clé ! C’est vrai des gembas effectués par moi-même ou par les autres directeurs, mais c’est vrai également de tous les autres changements opérés depuis quatre ans.
Quels résultats ces changements ont-ils produits ?
Le système d’amélioration continue a commencé de porter ses fruits de multiples façons. L’un des plus importants, mais aussi des plus malaisément quantifiables, est l’ambiance générale : elle s’est beaucoup améliorée, les tensions ont diminué.
Chacun dans son domaine, les ateliers kaizen ont réduit les dysfonctionnements constatés ici ou là (l’EHPAD est désormais occupé à 100 % de ses capacités d’accueil, les délais de paiement ont été divisés par 5, etc.). Il en va de même des task forces, sujet par sujet (nous sommes repassés dans le vert en matière de recrutement infirmier, la task force consacrée au développement durable a obtenu une baisse significative de notre consommation de gaz, etc.).
Des résultats ont même été obtenus à l’échelle du GHU dans son ensemble. Ainsi, en l’espace de trois ans, ce sont déjà 125 000 mètres carrés qui ont été rénovés, soit la moitié du GHU.
Néanmoins, le plus précieux, à mes yeux, est peut-être que certains sujets médicaux, dont il était jusqu’à récemment impossible à un directeur général de discuter avec la communauté des médecins, sont aujourd’hui sur la table. Je songe notamment à la question des urgences psychiatriques, qui sont devenues un sujet de préoccupation majeur pas seulement à Sainte-Anne, mais dans tous les hôpitaux franciliens. La création d’unités post-urgences, naguère taboue, est aujourd’hui l’objet de discussions qui vont aboutir prochainement. Le frame de départ a donc fini par irriguer toute l’organisation, y compris la communauté médicale.
Débat
Retour sur une pratique clé : les gembas
Un Intervenant : L’arrivée du directeur général dans un service à l’occasion d’un gemba fait un peu penser au colonel passant en revue son régiment ou à l’ingénieur en chef descendant au fond de la mine… Les subordonnés appréhendent toujours la visite du grand patron et sont soucieux de se montrer sous leur meilleur jour, qui n’est pas forcément le plus fidèle à la réalité, surtout si ces gembas sont annoncés à l’avance. Comment éviter l’effet “village Potemkine” ?
Guillaume Couillard : Je vous confirme que mes visites sur le terrain sont toujours annoncées à l’avance, car le but n’est pas de surprendre les équipes pour les mettre en difficulté. Je ne méconnais évidemment pas l’effet “village Potemkine”, qui me paraît inévitable, surtout dans les premiers temps. Je crois néanmoins qu’il s’atténue au fond assez rapidement, à mesure que les visites se répètent et, par là-même, se banalisent. Une fois que les équipes ont compris que les gembas n’ont pas vocation à déboucher sur des sanctions, les échanges avec elles se détendent et deviennent plus fluides. Bien sûr, un biais demeure toujours : les personnes ne me disent que ce qu’elles veulent bien me dire. J’en suis parfaitement conscient et je m’efforce d’en tenir compte. Il faut apprendre à observer, à lire entre les lignes. Qui parle et qui ne parle pas ? quelle est la dynamique du groupe ? quand, où et comment s’est produit pour la dernière fois ce dont il est question au cours de la discussion ?... Telles sont les questions qu’il convient de se poser, les réflexes qu’il convient d’avoir, pour éviter les chausse-trapes.
Int. : Quel autre conseil donneriez-vous à un homologue qui souhaiterait lui aussi effectuer cet exercice ?
G. C. : Avec le recul de l’expérience, il me semble que le conseil le plus important que je pourrais lui donner est que celui qui effectue le gemba doit être “vierge” quand il arrive sur le terrain. Je veux dire par là qu’il ne doit pas avoir préparé lui-même sa visite, consulté les uns et les autres pour trouver la bonne date, noté les desiderata et les mises en garde, etc. En ce qui me concerne, ce travail préparatoire est fait par ma responsable Amélioration continue, qui excelle à aplanir le terrain avant mon arrivée. Je ne suis absolument pas au courant des tractations qui ont précédé, et c’est mieux ainsi.
Int. : Effectuez-vous les gembas seul ou accompagné ?
G. C. : Les deux formats sont possibles. Il se peut que mon sensei vienne avec moi. Il arrive aussi que je sois accompagné de cadres supérieurs, voire de directeurs fraîchement nommés. Ces visites sur le terrain sont, pour eux aussi, très instructives, elles participent du processus de formation.
Int. : À quel rythme effectuez-vous ces gembas et quel temps y consacrez-vous ?
G. C. : J’effectue au moins 2 gembas par semaine et il est très important que ce rythme soit maintenu dans la durée. Je m’y tiendrai aussi longtemps que je serai aux commandes du GHU, car c’est un dispositif que je souhaite pérenne. C’est pourquoi j’ai demandé que des plages allouées à ces 2 visites hebdomadaires (quand ce ne sont pas 3) soient sanctuarisées dans mon agenda. Quant à la durée de chaque gemba, elle dépend évidemment du service visité et des problèmes que l’on y rencontre, mais elle ne doit être ni trop courte, sans quoi l’équipe concernée serait frustrée, ni trop longue. Une heure à une heure et demie me paraît un bon entre-deux.
Int. : Si vous vous invitez sur le terrain à travers les gembas, les gens du terrain peuvent-ils, en sens inverse, s’inviter dans votre bureau ?
G. C. : Absolument. Je vous confirme que ma porte est toujours ouverte à qui souhaite me parler, quels que soient la fonction, le service, le niveau hiérarchique. Un jardinier du GHU est venu un jour me parler d’un projet.
Le Lean à l’hôpital : outils et accueil par le personnel
Int. : Vous avez exposé votre système de retour d’expérience hebdomadaire. Mais, s’agissant des équipes de soin, ce retour d’expérience se pratique déjà, il répond même à une obligation légale ! On l’appelle d’un autre nom, les revues de morbidité et de mortalité5 (RMM), mais c’est bien, là aussi, une forme de retour d’expérience…
G. C. : Certes, mais nous parlons là de deux choses complètement différentes ! Les revues de morbidité et de mortalité relèvent principalement du domaine médical. Elles ont vocation à faire l’analyse de cas ayant conduit à des événements graves, voire à la mort du patient. Elles sont beaucoup plus lourdes et fouillées qu’un tableau 5C. Les retours d’expérience hebdomadaires autour du tableau 5C traitent de problèmes d’une ampleur bien moindre, qui, en regard de ceux-là, sont beaucoup moins dramatiques.
Int. : Vous êtes-vous fait accompagner par des consultants dans la mise en œuvre de ce management d’un nouveau type ?
G. C. : Très peu, dans l’ensemble. Il peut nous arriver d’y avoir recours pour nous aider à mettre en place, par exemple, un atelier kaizen sur un sujet particulièrement complexe, mais cela reste ponctuel, sauf à y inclure mon sensei Michael Ballé, qui joue auprès de moi un rôle proche de celui de consultant ou de coach, même s’il n’aime pas ce terme – il entretient le questionnement permanent, enrichit la réflexion, fournit des bases théoriques, aborde avec moi les prochaines étapes, etc. Nous échangeons tous les deux de façon régulière. Et il passe avec moi une journée par mois sur le terrain, ce qui fait qu’il irrigue aussi bien au-delà de la direction générale.
Int. : Comment l’encadrement du GHU a-t-il accueilli votre souhait de voir les managers se mettre dans une posture d’apprentissage ? Cet aggiornamento s’est-il fait rapidement, facilement ?
G. C. : Non ! C’est tout sauf facile. Les outils du système d’amélioration continue, sur le papier, paraissent simples, mais le passage à la pratique ne l’est pas. Ce changement de posture, que j’appelle en effet de mes vœux, constitue toujours un effort, que ce soit pour le directeur général ou pour les encadrants de proximité. C’est donc exigeant, et encore plus dans la durée. Il faut être capable de se remettre sans cesse en question, jour après jour. Ne nous y trompons pas : instaurer un tel état d’esprit ne va pas sans engendrer une certaine tension managériale.
Int. : Comment faire pour embarquer dans l’aventure les nouveaux arrivants ? Arrive-t-il que la greffe ne prenne pas, que la personne recrutée se révèle totalement réfractaire à ce mode de management ?
G. C. : Cette question soulève un point délicat. Il est facile de présenter aux nouvelles recrues les outils et méthodes mis en place, de les aider à les utiliser ou à les mettre en œuvre. Cet accompagnement est maintenant assez bien rodé. Mais comment savoir si la personne à qui l’on fait passer un entretien est vraiment désireuse, et capable, de se mettre dans une posture d’apprentissage ? Là est la difficulté. Derrière le discours convenu commun à tous les candidats, a-t-on affaire à quelqu’un qui a une vision traditionnelle – j’entends par là : verticale, descendante, autoritaire – du management ou à quelqu’un de foncièrement à l’aise avec cette posture d’apprentissage et tout ce qu’elle implique – la capacité à se remettre soi-même en question, l’humilité de reconnaître qu’il ou elle n’a pas réponse à tout, l’aptitude à coconstruire des solutions avec les autres, etc. ? Ces deux catégories de managers existent et sont extrêmement difficiles à distinguer au premier abord, car vous vous doutez bien que tous me donnent évidemment le change lorsque je leur parle de visites régulières sur le terrain, par exemple. Ne faire monter à bord que des gens dont la tournure d’esprit leur permet de se mettre naturellement dans une posture d’apprentissage constitue un vrai enjeu pour la maintenance et la pérennité du système.
Int. : J’ai trouvé les psychiatres étrangement absents de votre présentation. Faut-il en déduire que, dans vos tentatives pour réformer le GHU, vous n’avez rencontré aucune difficulté avec les médecins, dont on sait pourtant que certains ont un ego digne d’un homme politique ?...
G. C. : “Aucune difficulté”, ce serait peut-être exagéré. Dans ma carrière (que ce soit aux Hospices Civils de Lyon, dont j’ai été directeur général adjoint entre 2013 et 2017, ou au GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences), je n’ai jamais rencontré de médecin résolument hostile à une démarche d’amélioration continue. Au pire, les médecins se montrent, au départ, quelque peu passifs, ils préfèrent voir venir. Et puis, à mesure que certaines routines s’installent, que certains dysfonctionnements se règlent, ils s’y intéressent d’eux-mêmes. Je le constate dans mes gembas : au début, le médecin de l’équipe restait en retrait ; aujourd’hui, il prend bien volontiers part à la discussion et apporte son écot à la réflexion commune. Cela m’a enseigné qu’il ne faut pas faire de la participation active du médecin un prérequis, un préalable nécessaire. Mieux vaut lancer le processus, avec les catégories de soignants volontaires et, pour les autres, laisser mûrir les esprits.
Int. : Je retiens de votre exposé que vous avez appris le management sur le tas, en commençant – et vous avez insisté à juste titre là-dessus – par vous mettre vous-même dans une posture d’apprentissage. Or, pour apprendre, encore faut-il avoir désappris un certain nombre de choses qui nous ont été préalablement enseignées au cours de notre parcours académique. Qu’avez-vous dû désapprendre, qui vous a permis ensuite de vous mettre dans cette posture et de pratiquer le Lean management ?
G. C. : Je n’ai fait que vous livrer un témoignage de ce qui a été mis en place depuis mon arrivée aux commandes du GHU il y a cinq ans, vous décrire le système de management que je me suis efforcé d’y instaurer, mais je ne prétends pas détenir la théorie ultime du management ! Je pense que ce qui est à éviter – à désapprendre, pour reprendre votre terme – est la verticalité, le contrôle unilatéral. C’est une tentation à laquelle cèdent nombre de managers. On me demandait à l’instant si j’ai rencontré des difficultés avec les médecins : je vous dirais que j’en rencontre davantage avec mes directeurs, sur ce sujet précis de l’amélioration continue. Certains d’entre eux restent accrochés à leur vision du management : une fonction directoriale est pour eux un territoire qu’il s’agit de maximiser, et à l’intérieur duquel ils détiennent le pouvoir d’imposer ce que bon leur semble. Il y a ceux qui demeurent prisonniers de cette conception et ceux qui s’en libèrent et parviennent à adopter une posture d’apprentissage, ce qui est difficile et peut avoir un aspect insécurisant.
Int. : Les hôpitaux sont parfois, malheureusement, la cible d’attaques brutales, que celles-ci prennent la forme de cyberattaques, de coupures d’électricité, d’intrusions physiques, etc. Comment vous y préparez-vous, au GHU ? Le système d’amélioration continue porte-t-il aussi sur ce point ?
G. C. : De manière peut-être contre-intuitive, une démarche d’apprentissage permanent et d’amélioration continue comme la nôtre aide beaucoup à faire face aux situations de crise. Et réciproquement, les crises, par la multiplicité des sujets qu’elles soulèvent, contribuent à ce processus d’apprentissage permanent. Le GHU dispose d’une cellule de crise que j’active chaque fois que j’en ai l’opportunité, même s’il s’agit d’un incident relativement mineur et maîtrisé, car cette expérience est toujours riche d’enseignements quant à notre fonctionnement. Pour ne donner que ce seul exemple, nous avons subi une coupure de courant qui a bloqué le système informatique pendant une heure : cet événement a été pour nous l’occasion de nous replonger dans le système d’alimentation électrique du site de Sainte-Anne, qui s’était complexifié au fil du temps. J’ajoute que l’une de nos task forces est précisément dédiée à la gestion de crise et que je la réunis tous les mois.
Int. : Le GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences a créé en son sein le Lab-ah. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative ?
G. C. : C’est un laboratoire de design hospitalier, qui a été créé peu avant mon arrivée, en 2016. Il a pour vocation de favoriser l’écoute directe des patients et de leurs familles. Je l’ai beaucoup développé et mis en avant, et mon souhait de faire débuter tous nos comités de direction par l’écoute d’une parole de patient relève du même esprit. Il en va pareillement d’autres dispositifs allant dans le même sens, que nous avons également appuyés : par exemple, ceux que nous appelons en psychiatrie les médiateurs de santé-pairs (ces anciens patients qui deviennent salariés de l’hôpital et intègrent les équipes de soin), ou encore les formations à destination des familles des patients.
La vertu de l’exemple : diffusion et pérennité du système
Int. : Que pensent vos pairs, directeurs d’hôpitaux, de votre action à la tête du GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences ? Votre système d’amélioration continue a-t-il fait tache d’huile ?
G. C. : Parmi mes homologues, je note que certains se montrent intéressés. Nous avons d’ailleurs un congrès annuel qui réunit nos établissements, mais je ne connais pas de directeur, du moins pas en France, qui se soit personnellement impliqué dans une démarche de la même ampleur, hormis Benjamin Garel, lorsqu’il était au CHU de la Martinique.
Int. : Que restera-t-il de votre système de management lorsque vous ne serez plus là pour le maintenir en l’état ?
G. C. : Qui peut le dire ? Il est très difficile de répondre à votre question, tant ce système dépend de l’impulsion que lui donne – ou non – le directeur en place. Si le rythme que j’ai souhaité imprimer aux différentes composantes du système – les gembas, les retours d’expérience hebdomadaires, les communautés de pratique et ateliers kaizen, etc. – n’est pas maintenu avec rigueur et persévérance par la prochaine direction générale, l’inertie inhérente aux grandes organisations risque d’avoir raison de tout l’ensemble, même si je veux croire que certaines pratiques, dont l’utilité aura été prouvée sur le terrain, subsisteront localement, surnageront ici et là. C’est ce que j’ai pu constater après mon départ des Hospices Civils de Lyon. Chaque nouveau directeur général imprime sa marque et son propre style de management, c’est parfaitement normal. Et, une fois encore, en la matière, il n’y a pas de voie unique.
Int. : Le Lean demeure un mode de management extrêmement minoritaire dans le secteur de la santé. Comment le développer ?
G. C. : Si je le savais, je serais heureux ! Comment faire, sinon en faisant ce que nous faisons ici : en parler, y consacrer un livre, susciter la discussion, organiser des communautés de pratique entre directeurs. Toutes choses que j’essaie de faire à mon modeste niveau…
Int. : Est-ce que cette expérience de terrain vous a fait porter un autre regard sur votre précédent passage en cabinet ministériel ?
G. C. : Ce sont deux expériences foncièrement différentes, et qui se complètent bien. J’aime bien alterner fonctions de terrain avec fonctions en administration centrale. Ces allers-retours servent dans les deux sens : il m’est utile, en tant que gestionnaire de terrain, de savoir comment s’élaborent les politiques publiques en administration centrale ; et inversement, quand je suis en ministère ou en cabinet, j’ose espérer que le fait d’avoir été sur le terrain et d’être moins ignorant de ce qui s’y passe m’aide à faire les bons choix quand il s’agit de rendre des arbitrages. À cet égard, s’il y a un point que je discerne beaucoup mieux aujourd’hui qu’hier, c’est l’effet systémique : quand on modifie un système en y intégrant un élément nouveau, quel qu’il soit (une structure, une commission, une procédure…), le système s’en trouve perturbé et se défend contre cette nouveauté. La plus grande parcimonie est donc de mise, et je garderai cela en tête si je repasse un jour de l’autre côté de la barrière.
1. Mot japonais signifiant “maître” ou “professeur”, et ici utilisé dans le sens de “consultant”. Le Lean est en effet, à l’origine, en grande partie inspiré du TPS (Toyota Production System), créé au Japon.
2. D’après un mot japonais signifiant le “lieu réel”, ou “suivre l’action”.
3. En japonais, kaizen signifie “amélioration”. La méthode kaizen, autre concept clé du Lean management, vise à optimiser la productivité d’un processus industriel par de petites améliorations régulières.
4. L’obeya (“grande salle”, en japonais) est une autre pratique Lean consistant à regrouper et mettre à jour, de manière collaborative et dans un même lieu, toutes les informations utiles à la compréhension d’une activité ou d’un projet donné.
5. Il s’agit d’une analyse collective, rétrospective et systémique de cas cliniques pour lesquels est survenu un événement indésirable associé aux soins.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Yann VERDO