- Industrie et environnement
- L’engagement de Legrand
- Trois contraintes
- La disponibilité matière
- Aspect des pièces et couleurs
- Propriétés des matériaux, conception et process
- Deux jetons en poche
- Le socle en polycarbonate
- La boîte d’encastrement en polystyrène
- La gaine en polyoléfine
- De nombreux autres projets à l’étude
- Les déchets pré- et post-consommation
- La sécurisation des gisements
- L’écoconception
- La présence d’additifs interdits dans les matériaux recyclés
- La valorisation du recyclage auprès des clients
- La concurrence
- Les relations avec les recycleurs
- Vers le recyclage chimique
Exposé d’Olivier Gabut
Le groupe Legrand, dont le siège social historique se trouve à Limoges, emploie environ 36 000 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 7 milliards d’euros. Spécialiste des infrastructures électriques et numériques du bâtiment, il développe trois grandes familles de produits. La plus ancienne, sur laquelle Legrand a construit sa réputation, recouvre les boîtes d’encastrement, interrupteurs, prises de courant, profilés de câbles, etc. Les produits dits de protection comprennent les coffrets électriques, disjoncteurs et interrupteurs différentiels. Dans la catégorie de la domotique, on trouve des blocs d’éclairage et de sécurité, des détecteurs, des systèmes de pilotage des énergies, des volets roulants, ou encore, depuis peu, des systèmes permettant de recharger les véhicules.
Industrie et environnement
L’activité industrielle de Legrand consiste à transformer des matériaux bruts (métaux et plastiques) en produits finis à travers différentes techniques telles que le moulage par injection, l’extrusion, la découpe et le pliage métallique, ou encore l’emboutissage.
En tant que transformateur de matières plastiques, Legrand doit se poser les trois grandes questions que soulève le rapport entre industrie et environnement : mon activité contribue-t-elle à la pollution ? à la consommation des ressources ? à l’empreinte climat ? Une quatrième question est en train de s’y ajouter : contribue-t-elle à la diminution de la biodiversité ?
La pollution
Au moment où les matières plastiques ont été développées, elles répondaient à des besoins de consommation et de croissance massifs et, pendant des décennies, aucun chimiste ne s’est préoccupé de la façon dont elles seraient recyclées ou gérées en fin de vie. En aucun cas, elles n’ont été conçues pour intégrer un cycle naturel, qu’il soit biologique, biochimique ou chimique.
Pire, les plastiques en fin de vie peuvent, en se dégradant, libérer les additifs qu’ils contiennent, avec des impacts potentiels sur l’environnement.
Un troisième niveau de préoccupation est lié à la décomposition des plastiques en microparticules, voire nanoparticules. En se dégradant, le plastique finit par devenir invisible, ce qui pourrait laisser penser que le problème est réglé, mais la matière reste toujours présente, partout sur la planète, et même à l’intérieur de nos organismes.
Ces différentes formes de pollution constituent ce que l’on appelle l’empreinte plastique.
L’empreinte ressources
La plupart des matières plastiques (98 %) sont issues de la pétrochimie, mais elles ne représentent que 8 % du pétrole produit. En d’autres termes, sur 100 litres de pétrole extraits du sol, seulement 8 litres sont acheminés vers les unités de distillation et de craquage pour devenir de l’éthylène, du propylène, du benzène, ou encore du butadiène, puis rejoindre les chaînes de fabrication qui transformeront ces produits intermédiaires en matières plastiques et autres produits de synthèse. Cette proportion restreinte peut inciter à relativiser le rôle des plastiques dans l’épuisement des matières premières d’origine fossile. Néanmoins, le pétrole étant une ressource finie et le pic de son extraction ayant déjà été franchi, il viendra un moment où cette ressource sera insuffisante pour satisfaire à la fois les besoins énergétiques et les besoins de la pétrochimie.
L’empreinte climat
La vie est apparue sur terre il y a 3,5 milliards d’années. Le phénomène de la photosynthèse a permis aux premiers êtres vivants de capter le dioxyde de carbone présent dans l’air, de rejeter de l’oxygène et de générer de la biomasse. Cette captation a duré des dizaines de millions d’années et, au cours des centaines de millions d’années suivantes, la biomasse s’est transformée en pétrole, en charbon et en gaz. Un jour, l’Homme a découvert l’usage énergétique qu’il en pouvait faire et, en quelques centaines d’années, il a rejeté dans l’atmosphère une grande partie du dioxyde de carbone qui avait été capté et stocké. Cela a entraîné un phénomène d’accumulation à l’origine du changement climatique.
La fabrication du plastique y contribue également. La chaîne de production d’un polyamide 6-6 (PA 6-6), par exemple, comprend la distillation du pétrole pour en faire du naphta, le craquage qui le transforme en propylène et en benzène, ainsi que différentes autres opérations qui, dans la mesure où elles sont réalisées avec des énergies fossiles, rejettent du CO₂ dans l’atmosphère. Au total, cela représente entre 4 et 8 kilogrammes d’émissions de CO₂ par kilogramme de PA 6-6 produit.
En revanche, tant que le plastique n’est pas incinéré, le carbone fossile que contiennent ses chaînes macromoléculaires reste piégé et ne retourne pas dans l’atmosphère. En cas d’incinération, environ 2 kilogrammes d’équivalent dioxyde de carbone par kilogramme de PA 6-6 seront rejetés.
L’engagement de Legrand
Recycler les matières plastiques est un moyen de répondre à ces trois problématiques. En effet, le recyclage évite la dispersion du plastique dans l’environnement. Il réduit l’empreinte sur les ressources, puisqu’il consiste à utiliser une deuxième fois la même matière première. Enfin, même si le processus de recyclage génère quelques émissions de CO₂, son bilan est plus favorable que celui du processus de synthèse et de fabrication à partir de pétrole.
C’est ce qui a conduit le groupe Legrand à se mobiliser en faveur du recyclage et à formaliser cet engagement dans sa feuille de route RSE (responsabilité sociétale des entreprises), à travers l’objectif d’« atteindre un taux d’utilisation de 15 % de plastiques recyclés et de 40 % de métaux recyclés dans les produits fabriqués par le Groupe ».
Pour mesurer ce que cet engagement signifie, il faut rappeler quels sont les trois contraintes à prendre en compte pour intégrer une matière plastique dans un produit Legrand.
Trois contraintes
La première contrainte est celle de la “disponibilité matière”, c’est-à-dire son approvisionnement. Pour les matières premières vierges, ce point ne pose aucune difficulté. Si la fabrication d’un produit requiert des volumes de matière particulièrement importants, il suffit que notre service des achats demande aux fournisseurs de produire les quantités nécessaires. Sauf cas de force majeure, nous ne sommes jamais confrontés à une pénurie.
La deuxième contrainte concerne l’aspect des pièces et leurs couleurs. Certains produits Legrand, dits “visibles”, sont conçus pour véhiculer une image de marque et de qualité. Au fil des années, les designers et les marketeurs ont développé des gammes correspondant au goût du moment ou aux histoires que la marque voulait raconter. Chaque fois que le marketing ou le design exprimait une demande, la technique était en mesure d’y répondre : « Vous voulez du rose ? C’est possible. Vous voulez une finition brillante sur certaines parties du produit et mate ailleurs ? Pas de problème. Vous souhaitez des effets métalliques ? Aucun souci. »
La troisième contrainte concerne les propriétés des matériaux, la conception et les process. Le Groupe conçoit et fabrique la grande majorité de ses produits en interne. Au fil du temps, il a acquis une très bonne maîtrise des outils de simulation qui permettent de concevoir des moules et de les dimensionner, ou encore des outils de transformation tels que les presses à injecter. Il a accumulé des quantités de données techniques sur les matériaux, la conception, les process. Lorsqu’un obstacle surgit au cours d’une phase de développement, nous réussissons généralement à trouver une solution pour le contourner.
En d’autres termes, aucune de ces contraintes n’est dirimante. C’est comme si nous devions jouer à trois jeux différents et que nous avions en poche les trois jetons nécessaires pour gagner chaque fois.
Lorsque l’on décide de substituer des matières recyclées aux matières vierges, on peut avoir l’illusion, dans un premier temps, que ce schéma rassurant pourra être maintenu. Il en va tout autrement…
La disponibilité matière
Une première question se pose très vite, celle de la disponibilité matière. Les matières plastiques recyclées sont issues de produits qui, en fin de vie, ont rejoint une filière de recyclage, dans laquelle ils sont démantelés, sécurisés, démontés de manière plus ou moins avancée, puis broyés. Les plastiques sont alors séparés des métaux et lavés, puis, après des tris successifs, revendus à des fabricants de poudres ou de granulés. Ils sont enfin reformulés et régénérés (au sens où ils peuvent être mélangés avec de la matière vierge), puis revendus à des transformateurs comme Legrand.
Par conséquent, la disponibilité des matières recyclées dépend de la quantité de produits en fin de vie intégrant la filière de recyclage. Cette quantité peut être estimée, mais pas calculée de manière précise, et elle ne peut pas être augmentée. On ne peut pas demander aux possesseurs d’une machine à laver de la mettre au rebut sous prétexte que Legrand a besoin d’un polycarbonate qui se trouverait dans cette machine. Ceci entraîne un véritable changement de paradigme pour le service des achats, qui ne peut plus se contenter de passer commande, mais doit mettre en place des demandes d’allocation de volumes auprès des fournisseurs de matières recyclées.
À ceci s’ajoute le fait que les différentes étapes du recyclage mobilisent un grand nombre d’acteurs et d’opérations, et que, personne ne travaillant gratuitement, il arrive fréquemment que le coût de la matière plastique recyclée soit supérieur à celui de la matière vierge. C’est également un élément de nature à perturber l’opération d’achat telle qu’elle était pratiquée jusqu’alors.
Aspect des pièces et couleurs
Lors des opérations de recyclage, les matières broyées sont triées par familles de plastiques, et non par couleurs, ou très peu. Le mélange qui en résulte est un broyé “floréal”, c’est-à-dire composé d’un mélange de couleurs. Une fois réduit en granules, ce mélange produit des coloris plutôt foncés, que l’on tire parfois même vers le noir pour les homogénéiser. Il s’ensuit qu’il est impossible de fabriquer des produits de couleurs claires ou vives, comme le rose ou le jaune, à partir de plastique recyclé. Au lieu de choisir librement les couleurs des produits, les marketeurs et designers doivent s’adapter aux couleurs de la matière recyclée, ce qui représente également un changement radical.
Propriétés des matériaux, conception et process
Au cours de son utilisation sous la forme d’un produit, la matière plastique vieillit. Elle est exposée à la lumière, à l’oxygène, à l’humidité et à d’autres agressions environnementales pouvant entraîner des phénomènes d’oxydation, ou encore provoquer une diminution de masse moléculaire, ce qui se traduit par la perte de certaines propriétés mécaniques.
En outre, si les moyens de tris automatisés sont capables de séparer les grandes familles de matières plastiques, ils ne permettent pas de distinguer les différentes déclinaisons au sein d’une même famille. Par exemple, dans la famille des PP (polypropylènes), on trouve des PPh (polypropylènes homopolymères), des PPc (copolymères de polypropylène), des PP chargés, fluides, visqueux, etc. Toutes ces déclinaisons seront rassemblées dans un fragment appelé polypropylène dont les propriétés seront “moyennisées” par rapport à celles des différents polypropylènes alimentant le flux.
Enfin, le tri est plus ou moins efficace en fonction de la méthode utilisée et la matière qui en résulte comporte souvent une partie de pollution. Le propylène recyclé comprendra, par exemple, 90 % de véritable propylène et 10 % de matières autres. Dans le meilleur des cas, des opérations de surtri permettent d’atteindre une pureté de 98 % ou 99 %. Pour de nombreuses utilisations, cette pollution matière n’est pas très gênante, mais, pour une pièce à forte promesse technique, elle peut être très perturbante.
De façon générale, la matière plastique recyclée ne présentera donc pas les mêmes niveaux de performance que la matière vierge. Ceci contraint les bureaux d’études à prendre en compte, dans la phase de conception, les défauts de la matière recyclée, au lieu d’attendre de la matière choisie qu’elle réponde à leurs exigences. Là encore, c’est un changement de paradigme.
Deux jetons en poche
Devant cette situation, il faut chercher des compromis, un peu comme si l’on n’avait que deux jetons en poche au lieu des trois jetons nécessaires pour gagner à tous les coups. Entre la disponibilité matière, le choix des couleurs et de l’aspect, ou les propriétés des matériaux, il va falloir renoncer à quelque chose.
Un premier choix est indiscutable : la matière doit être disponible. Il ne sert à rien de concevoir un produit en matière recyclée si, au moment de le mettre en fabrication, on est incapable de se procurer la matière en question. Ceci signifie que, au moment de lancer la conception d’un produit en plastique recyclé, le service des achats doit être parfaitement au fait des nouvelles modalités d’approvisionnement, c’est-à-dire de l’allocation matière. Il faut également que le prix d’achat ne soit pas le seul indicateur pris en compte, car il peut être plus élevé que pour de la matière vierge.
Pour choisir où placer le deuxième jeton, il faut être conscient que, si l’on donne la priorité à la couleur et à l’aspect, cela va vraisemblablement se traduire par un travail important sur les propriétés du matériau. À l’inverse, si ces dernières sont considérées comme prioritaires, il va sans doute falloir discuter avec le marketing et le design pour les convaincre de modifier leurs choix de couleur et d’aspect.
Je vais maintenant illustrer ces dilemmes et les compromis auxquels ils peuvent aboutir en prenant l’exemple de trois composants qui constituent un système de prise électrique. Ce système est composé d’une boîte d’encastrement, fabriquée en polystyrène, sur laquelle on fixe un support, dans lequel vient s’ancrer le socle de la prise électrique en polycarbonate et que recouvre une plaque de finition. À l’arrière de la boîte, dans le mur, une gaine annelée en polypropylène conduit et protège les câbles jusqu’à la prise.
Le socle en polycarbonate
La première pièce à laquelle nous nous sommes intéressés est le socle en polycarbonate qui se trouve à l’arrière d’une prise ou d’un interrupteur. Cette pièce a toujours été de couleur gris anthracite, parce qu’il s’agit d’une pièce technique et que cette couleur permet de faciliter son repérage. Nous avons constaté que le polycarbonate recyclé était suffisamment disponible pour être utilisé dans une large panoplie de nos produits. Par ailleurs, la couleur de la matière recyclée ne posait aucun problème.
En revanche, des polluants de type dérivés de silicone étaient présents dans ce matériau et altéraient ses propriétés mécaniques, en particulier l’allongement à la rupture en traction. Pour un polycarbonate issu de la pétrochimie, cet allongement est de 120 %, contre 40 % pour ce polycarbonate recyclé.
Le bureau d’études s’est alors lancé dans le recensement de l’ensemble des pièces de ce type fabriquées en polycarbonate, au nombre de 150. Il a réalisé des essais sur la totalité de ces pièces, ce qui a pris plusieurs mois. De façon surprenante, il s’est avéré que plus d’une centaine d’entre elles respectaient nos critères normatifs et de qualité, même lorsqu’elles étaient composées de polycarbonate recyclé.
Nous avons donc commencé à fabriquer ces 100 pièces en matériau recyclé et, en parallèle, le bureau d’études a travaillé sur les pièces non conformes. En modifiant certaines géométries, par exemple en rajoutant de la section à certains endroits, il est parvenu à rendre conformes les 50 pièces restantes. Aujourd’hui, nous utilisons du polycarbonate recyclé pour l’ensemble de ces 150 pièces.
À travers cette démarche, toutes les équipes ont bien compris que l’engagement de Legrand ne porte pas sur une spécification matière, mais sur la performance des produits finis. Peu importe la performance de la matière brute : si le produit fini est satisfaisant du point de vue des normes et de la qualité interne, tout va bien.
La boîte d’encastrement en polystyrène
Le deuxième produit auquel nous nous sommes intéressés est la boîte d’encastrement, fixée dans le mur, qui accueille la gaine d’un côté et l’équipement électrique de l’autre. Historiquement, cette boîte était rouge vif, conformément aux souhaits du marketing et du design, pour deux raisons. D’une part, cette couleur très voyante permettait de reconnaître immédiatement la boîte d’encastrement Legrand dans les rayonnages des distributeurs. D’autre part, sur les chantiers, qui ne sont pas toujours très bien éclairés, la couleur des boîtes facilitait leur repérage par l’électricien chargé de compléter l’installation.
Ces boîtes sont fabriquées en HIPS (High Impact Polystyrene), un polystyrène modifié pour résister aux chocs, et l’approvisionnement en matière recyclée ne posait aucun problème. En effet, l’intérieur de l’ensemble des réfrigérateurs et congélateurs est fabriqué avec ce matériau et, en France, des filières ont été mises en place pour recycler très efficacement ces équipements.
De plus, les propriétés du polystyrène recyclé issu de ces sources sont pratiquement les mêmes que celles du polystyrène neuf, car, dans les réfrigérateurs ou les congélateurs, ce matériau est à l’abri de la lumière et reste en permanence à la même température, conditions idéales pour conserver la matière plastique.
En revanche, l’HIPS recyclé est de couleur blanche et nous avons compris que, même en utilisant énormément de pigment, il nous serait impossible de retrouver le rouge vif de la pièce originale. Nous avons alors entrepris, avec le service marketing, des négociations qui ont duré… deux ans ! Les marketeurs craignent toujours qu’un changement opéré sur une gamme de produits n’entraîne un effondrement des ventes. Leur demander de modifier la couleur d’un produit sur laquelle ils ont construit leur argumentaire de vente revient à s’en prendre aux fondements même de leur métier. Toutefois, avec le temps et grâce à l’évolution des mentalités ainsi qu’aux engagements pris par Legrand dans sa politique RSE, nous avons réussi à les convaincre d’adopter une couleur rouge pâle, moins flamboyante que le rouge initial.
L’ensemble des boîtes d’encastrement est désormais fabriqué en polystyrène recyclé et nous n’avons constaté aucun effondrement des ventes.
La gaine en polyoléfine
Malgré son aspect anodin, la gaine grise annelée en polyoléfine, qui conduit et protège les câbles jusqu’à leur point de connexion, est un produit extrêmement technique. Outre la résistance aux flammes, elle doit offrir une certaine tenue mécanique et résister à l’écrasement, tout en étant suffisamment souple pour pouvoir être déformée. Ces propriétés sont obtenues grâce à un savant assemblage par extrusion entre différentes catégories de polypropylènes.
L’approvisionnement en polyoléfines recyclées ne pose aucun problème, pas plus que la restitution de la couleur grise. En revanche, trouver des polyoléfines recyclées capables de remplir la totalité des exigences normatives et de qualité s’est avéré impossible.
Nous avons alors décidé de modifier la conception de la gaine. Au lieu d’être fabriquée en une seule épaisseur de matière, elle est désormais composée de deux épaisseurs. La couche extérieure reprend le matériau habituel, du polypropylène neuf. La couche intérieure est suffisamment épaisse pour pouvoir être fabriquée en matériau recyclé, en l’occurrence du polyéthylène, et les deux matériaux sont assemblés par coextrusion. Au passage, le polyéthylène apporte un avantage supplémentaire : son caractère assez glissant en surface facilite l’insertion des câbles dans les gaines. Ceci nous a permis de développer une nouvelle gamme de gaines, TurboGliss.
De nombreux autres projets à l’étude
Utiliser de la matière plastique recyclée dans l’industrie est difficile, mais l’expérience de Legrand démontre que ce n’est pas impossible. Notre démarche a été facilitée par la convergence entre, d’un côté, la définition d’objectifs concrets dans la politique RSE du Groupe et, d’autre part, la présence de personnes sensibilisées à ces questions au sein du bureau d’études, du design et du marketing. Nous allons poursuivre nos efforts et nous avons, d’ores et déjà, de nombreux autres projets à l’étude.
Débat
Les déchets pré- et post-consommation
Un intervenant : Dans les matières plastiques que vous recyclez, intégrez-vous à la fois les déchets pré- et post-consommation ?
Olivier Gabut : Dans le but d’ouvrir plus largement le champ des possibles, nous n’avons pas exclu de recourir aux déchets pré-consommation, c’est-à-dire collectés après la production, mais avant que les produits n’aient atteint le client final. Cela dit, du point de vue de l’empreinte plastique, la démarche la plus vertueuse consiste à recycler des matières post-consommation, car il y a plus de chance de retrouver au milieu de l’océan un déchet plastique issu de la consommation qu’un déchet plastique issu de l’industrie. Ce sont ces matières post-consommation que nous privilégions.
La sécurisation des gisements
Int. : On ne peut pas recycler les matières à l’infini et, par ailleurs, l’économie circulaire n’est pas compatible avec un monde en croissance, d’où le problème de la disponibilité de la matière. Actuellement, par exemple, on observe un engouement autour du polyéthylène recyclé, dont les prix ont beaucoup augmenté. Comment sécurisez-vous vos gisements et vous protégez-vous d’éventuelles bulles spéculatives ?
O. G. : Nous ne sommes pas encore confrontés à ce genre de situation où, par exemple, il faudrait réserver les matières recyclées deux ans à l’avance. Nous ne sommes cependant qu’au début de l’histoire et cela fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons.
L’écoconception
Int. : Avez-vous mené des travaux d’écoconception sur vos produits, de façon à pouvoir intégrer, dans votre production, vos propres produits en fin de vie ?
O. G. : Nos produits ont un cycle de vie très long. Ils sont généralement installés pour une durée de quinze à quarante ans. Or, un plastique qui a été exposé pendant quarante ans aux ultraviolets, à l’humidité et à la chaleur risque d’avoir perdu une bonne partie de ses propriétés, rendant ainsi très compliquée son utilisation dans nos pièces. Cela dit, dans nos approvisionnements de matières recyclées, nous privilégions des matières issues de notre filière DEEE (déchets d’équipements électriques et électroniques).
La présence d’additifs interdits dans les matériaux recyclés
Int. : Certains des additifs présents dans des plastiques fabriqués il y a vingt ou trente ans sont aujourd’hui interdits. Comment surmontez-vous cette difficulté dans l’utilisation de plastiques recyclés ?
O. G. : Nous avons été confrontés à cette problématique à propos du recyclage du PVC. Le PVC a été stabilisé avec des sels de plomb jusqu’en 2005, date à laquelle la règlementation a interdit cette pratique, ce qui a orienté l’industrie vers des stabilisants à base de calcium et de zinc. Or, aujourd’hui, les principales sources de PVC post-consommation disponibles sont issues de la déconstruction de fenêtres qui ont été installées il y a trente ou quarante ans, et dont le PVC a été stabilisé aux sels de plomb.
À l’issue de longs débats entre le Parlement européen, qui souhaitait conforter l’interdiction de cette substance, et la Commission européenne, qui voulait encourager le recyclage, un accord a été trouvé en janvier 2023 pour autoriser l’industrie, pendant une période dérogatoire de dix ans, à utiliser ce PVC recyclé, à condition qu’il contienne moins de 2 % de plomb.
D’autres substances n’ont pas encore fait l’objet de la même mansuétude, mais il est probable que ce cas servira d’exemple.
La valorisation du recyclage auprès des clients
Int. : De plus en plus d’entreprises s’engagent dans la RSE parce qu’elles constatent que cette démarche est très appréciée de leurs clients. Comment valorisez-vous vos efforts de recyclage ? Indiquez-vous à vos clients combien d’émissions de CO₂ ont été évitées pour chaque mètre de gaine annelée ?
O. G. : À l’heure actuelle, personne n’est d’accord sur la manière de comptabiliser les émissions de carbone évitées à l’échelle d’un produit et beaucoup de données sont manquantes. Nous préférons attendre qu’une méthode consensuelle émerge, tout en y travaillant au sein de notre entreprise.
Int. : À l’inverse, vos clients ne risquent-ils pas de s’inquiéter s’ils apprennent que vos produits contiennent des matières recyclées ?
O. G. : L’engagement de Legrand sur les performances et la qualité des produits reste le même. Nos principaux clients sont des installateurs, et non les utilisateurs finaux. À quelques exceptions près, ces industriels n’attachent pas une grande importance au fait que le produit comprenne de la matière recyclée. S’ils en étaient conscients, cela pourrait tout au plus les inciter à nous réclamer des prix moins élevés, car, dans le sens commun, un objet d’occasion doit coûter moins cher qu’un objet neuf.
Int. : Cette situation pourrait évoluer, étant donné les pressions très fortes subies par le secteur de la construction pour réduire ses émissions de CO₂. Les grandes entreprises telles que Bouygues, Vinci ou Eiffage sont toutes à la recherche de fournisseurs qui leur permettent de proposer des solutions plus “vertes”.
La concurrence
Int. : Où en sont vos concurrents en matière de recyclage du plastique ?
O. G. : Chaque constructeur électrique définit sa propre feuille de route. Par exemple, l’un de nos concurrents met en avant l’utilisation de “matériaux durables”, qu’il définit comme étant constitués d’au moins 20 % de matière plastique d’origine renouvelable ou de 20 % de matière plastique issue du recyclage. En réalité, la part du plastique issu du recyclage dans les produits de ce concurrent n’est que de 8 %. La démarche de Legrand me paraît plus vertueuse.
Le plus important, toutefois, est que nous assistons en ce moment à un mouvement global et unanime en faveur de l’utilisation des matières plastiques recyclées.
Les relations avec les recycleurs
Int. : Quelles sont vos relations avec les recycleurs ? Avez-vous la possibilité de formuler des cahiers des charges concernant les matériaux qu’ils vous fournissent ?
O. G. : Il existe deux grands types d’acteurs sur le marché du recyclage : les recycleurs historiques, ainsi que les pétrochimistes, qui, sentant le vent tourner, commencent également à se positionner. Les premiers vendent des matières plastiques 100 % recyclées, tandis que les pétrochimistes proposent des compositions dans lesquelles entrent seulement 25 % à 30 % de produits recyclés, le reste étant constitué de matières vierges. Ils se justifient en expliquant que cela permet de neutraliser les éventuels défauts des matières recyclées, mais c’est aussi une façon, pour eux, de continuer à vendre de la matière vierge et de ne pas perdre les marchés.
Pour les acheteurs, il est assez confortable de conserver les mêmes fournisseurs, mais, chez Legrand, nous sommes convaincus qu’il est préférable d’intégrer des compositions issues à 100 % du recyclage. Cela dit, si, à l’avenir, nous décidons d’aller vers une proportion plus importante de matières recyclées, il est probable que nous devrons également avoir recours à l’autre option.
Vers le recyclage chimique
Int. : Selon vous, quel est le seuil maximal d’intégration de matières recyclées que Legrand puisse envisager à l’avenir ?
O. G. : Atteindre 15 % de matières recyclées s’avère déjà complexe, en particulier parce que nos produits, destinés à véhiculer de l’électricité, sont soumis à des exigences de sécurité assez fortes, en particulier sur le plan de l’autoextinguibilité.
Par ailleurs, c’est une illusion de croire que tous les produits en plastique parvenus en fin de vie sont recyclables.
Pour ces deux raisons, une proportion de 20 % de matière plastique issue du recyclage me paraît être le maximum envisageable.
De nouvelles possibilités s’ouvriront lorsqu’il sera possible de recourir au recyclage chimique. Celui-ci consiste, au lieu de broyer le plastique comme dans le recyclage mécanique, à le décomposer jusqu’à ses composants moléculaires. L’huile de pyrolyse qui en résulte peut alors être utilisée par la pétrochimie comme une matière vierge.
Cette technologie est en cours de développement et son aboutissement prendra sans doute encore dix ou quinze ans. Nous pourrons alors envisager d’utiliser une plus grande proportion de plastiques recyclés.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Élisabeth BOURGUINAT