- La longue marche de Renault en Chine
- Électrifier le Kwid indien pour le marché chinois
- La création d’eGT
- La naissance du produit
- Une série de tsunamis
- La renaissance du phénix
- Quatre leçons de stratégie et de management tirées d’un projet impossible
- Conclusion : retour sur la pratique de recherche case-based
- Le nuli et le cartésianisme
- Le retour du projet en Europe
- La lignée Kwid, suite ou fin ?
- Réussir en Chine ou réussir en Europe ?
Exposé de Christophe Midler
Le livre qui fait l’objet de cette présentation, L’Odyssée de Spring – Histoire et leçons d’un projet impossible1, est le fruit d’une recherche que j’ai menée pendant cinq ans avec Marc Alochet, chercheur au Centre de recherche en gestion (CRG) de l’École polytechnique, et Christophe de Charentenay, président d’electric Golden Triangle (eGT), l’opérateur du projet en Chine de 2017 à 2020. Cette recherche s’est appuyée sur le partenariat entre Renault et l’École polytechnique dans le cadre de l’Institut de la mobilité durable créé en 2009.
En opérant un parallèle avec une série Netflix, on peut dire qu’il s’agit de la quatrième saison d’une lignée de recherches initiée au début des années 1990 avec l’étude de la Twingo2 (saison 1), poursuivie avec l’étude de la Logan3 (saison 2), puis celle du Kwid4 (saison 3). Cette série permet d’analyser la dynamique des stratégies d’innovation dans l’automobile au travers de projets de rupture emblématiques. Le projet a été étudié en temps réel, y compris via des missions en Chine, et non a posteriori, de manière à être au plus près de ce qui constitue l’essence même du management de projet, quand il s’agit de faire face à l’incertitude et à la multitude des possibles.
La longue marche de Renault en Chine
La Chine devient le marché automobile le plus prometteur au monde au cours des années 2000. Ainsi, entre 2000 et 2015, les ventes de voitures sont multipliées par 12, passant de 3 % à près de 25 % du marché mondial. Les constructeurs automobiles n’ont qu’une idée en tête : s’y implanter. Ils sont toutefois nombreux à subir des revers, car ils sous-estiment les difficultés de toute nature. Seules deux entreprises, General Motors et Volkswagen, réussiront à tirer parti de “l’ascenseur” de croissance du marché chinois.
Pour Renault, la Chine va s’avérer être une “longue marche”. Ses tentatives pour pénétrer le marché chinois sont laborieuses. Dès 1993, Renault crée une première coentreprise pour produire des minibus dérivés du Renault Trafic, mais elle ferme en 2004, faute de ventes. De 1999 à 2006, Renault commercialise certains de ses modèles via des réseaux de distribution partenaires, mais les ventes sont faibles. L’entreprise crée alors son propre réseau en 2010 et connaît un succès relatif avec la Koleos. Comprenant que la production locale est indispensable pour pérenniser l’implantation d’un constructeur européen en Chine, Renault crée avec le chinois Dongfeng, fin 2013, la DRAC5, une coentreprise basée à Wuhan, et y construit une usine “cathédrale”, dotée d’une capacité de production de 150 000 véhicules par an.
Entretemps, la Chine se hisse au premier rang mondial des pays producteurs de véhicules électriques. Renault pense pouvoir profiter de cet essor, car il est un précurseur dans ce domaine : il lui suffira d’adapter sa gamme de véhicules électriques au marché chinois. Néanmoins, la “sinisation” de ses véhicules électriques entre 2012 et 2015 se révèle être un échec. Il faut se rendre à l’évidence, en la matière, la Chine est bien plus avancée que l’Europe. La politique de soutien massif des autorités chinoises à la filière porte ses fruits et les constructeurs chinois sont en passe de devenir des champions mondiaux du véhicule électrique.
Électrifier le Kwid indien pour le marché chinois
Dès lors, l’idée de développer un produit accessible et spécifique au marché chinois commence à faire son chemin au sein de Renault. Différents scénarii sont explorés pour cet access EV (véhicule électrique d’entrée de gamme), mais de grandes résistances dans les services centraux, liées aux incertitudes sur les volumes et la rentabilité, persistent. Parallèlement, une équipe commando constituée autour de Gérard Détourbet6, le directeur du programme Kwid en Inde, évalue si proposer une version électrique du Kwid indien (thermique) pour la Chine a un sens. Différentes explorations marketing, commerciales et techniques sont menées. Elles révèlent l’existence d’un créneau très porteur à terme entre les slow speed EV, ces voiturettes sans permis, et les “vraies” voitures électriques, très onéreuses sans les aides de l’État7. Or, les aides chinoises vont baisser en 2020. Il faut donc être capable de commercialiser la voiture dès la fin de l’année 2019.
Un calcul “de coin de table” démontre l’existence d’un terrain de jeu pour le Kwid électrique, si le coût de son électrification, batterie comprise, ne dépasse pas un pourcentage précis du prix de vente qui sera défini pour le véhicule. Convaincus, le PDG de Renault, Carlos Ghosn, et Gérard Détourbet décident d’aller de l’avant et, fin 2015, l’avant-projet du Kwid électrique, la Renault City K-ZE, est officiellement lancé.
Le calcul de coin de table devient la boussole design to cost (conception à coût objectif) de l’avant-projet. Elle permet d’en construire, affiner et tester les variables structurantes. Quatre explorations sont menées pour confronter ces données initiales avec la réalité du terrain chinois.
La première exploration confirme la possibilité d’entrer sur ce marché, en se positionnant sur le segment des access EV. Le prix de vente devra impérativement se situer entre 50 000 et 70 000 yuans, hors subventions (soit entre 6 500 et 8 100 euros environ).
La deuxième porte sur les réglementations chinoises nombreuses et complexes. Celles-ci pèsent sur la définition du modèle économique du véhicule électrique, en subordonnant les aides à l’achat direct aux performances intrinsèques du véhicule. La non-obtention des subventions en raison de performances trop faibles peut conduire à sortir le véhicule électrique du marché.
L’objectif de la troisième exploration est d’identifier des fournisseurs chinois proposant des produits de qualité fiable à des prix avantageux. Ce dernier point est d’autant plus crucial que le budget fournisseurs représente 75 % du prix de revient de la voiture électrique. Or, l’équipe en charge de l’avant-projet ne connaît aucun fournisseur.
La dernière exploration consiste à trouver le lieu de production de la voiture. La construction d’une nouvelle usine est exclue pour des questions de rentabilité. L’idée de l’usine cathédrale de la DRAC à Wuhan est écartée, les coûts fixes étant trop élevés. Il faut donc trouver une usine low cost. Différents sites sont alors étudiés. Dongfeng recommande une usine qu’opère une de ses filiales pour y produire des camionnettes. Cette usine « à la Zola », selon le mot de Gérard Détourbet, a été construite du temps de Mao ; elle se trouve dans la ville de Shiyan, située au fin fond de la province de Hubei. Il est prévu que le gouvernement finance sa modernisation dans le cadre d’un plan d’aménagement du territoire. Cet apport financier minimise de façon très significative le coût d’industrialisation de la K-ZE pour Renault. Le site de Shiyan est donc retenu.
Fin septembre 2016, les patrons de Renault, Nissan et Dongfeng se réunissent pour décider de donner ou non une suite à l’avant-projet. La séance est houleuse : Dongfeng et Nissan ont chacun développé un projet de véhicule électrique qu’ils cherchent à défendre. Carlos Ghosn finit par les convaincre de la supériorité du projet K-ZE.
La création d’eGT
La phase de développement peut démarrer. Pour que le projet ait une chance de réussir, encore faut-il trouver le bon cadre institutionnel et organisationnel. La coopération entre l’Alliance Renault-Nissan et Dongfeng est complexe : la décision d’engager le projet K-ZE a été obtenue à l’arraché et des tensions persistent entre Renault et Dongfeng. Si les trois partenaires doivent s’accorder sur chaque décision, l’avenir du projet semble compromis. Il faut définir un cadre innovant pour que le projet puisse s’autonomiser et avancer rapidement.
Les trois partenaires s’inspirent de l’idée de la business unit que Gérard Détourbet avait mise en place en Inde, dans le cadre de laquelle il ne rendait compte qu’à Carlos Ghosn. Ils décident de créer une entreprise à part entière, dont le PDG ne reportera qu’à un conseil d’administration composé des patrons régionaux de Renault, Nissan et Dongfeng. L’entreprise eGT (electric Golden Triangle) est née : la moitié du capital est apportée par Dongfeng, Nissan et Renault y contribuant à part égale pour le solde. Cette entreprise de conception n’interviendra ni dans la production ni dans la commercialisation de la K-ZE. Sa mission est de concevoir les spécifications du produit et le process industriel, et de les fournir à l’usine de Dongfeng en charge de la fabrication.
Cinq filiales de Dongfeng – dont la DRAC, la filiale Renault-Dongfeng – financent l’investissement industriel au prorata de leur réservation de volumes − un montage inédit dans le monde de l’automobile où cette charge revient habituellement au constructeur. Renault bénéficie donc d’un impressionnant effet de levier par le biais de ce montage. Le projet de la K-ZE revient ainsi huit fois moins cher qu’un projet de dérivé d’une voiture occidentale en Chine.
Sur le plan organisationnel, l’enjeu est d’assurer la cohésion d’une équipe projet transentreprise et multiculturelle. Christophe de Charentenay prend la présidence d’eGT, car il connaît bien la Chine, pour y avoir vécu. Les grandes directions – Ingénierie produit, Processus et Fabrication, Coûts et Finance, Achats, Assurance qualité, etc. − sont copilotées par des représentants de Renault et des responsables chinois qui connaissent bien la France. La nouvelle entreprise s’affranchit ainsi des contraintes de parité qu’imposent habituellement les joint-ventures. Il faut aussi constituer rapidement une équipe d’ingénieurs qui permette l’hybridation des compétences nécessaires à la production du nouveau Kwid électrique en Chine. Elle est principalement composée d’ingénieurs français et chinois, mais aussi d’ingénieurs indiens en raison de leur expertise sur le Kwid thermique. Les Japonais ne s’impliquent pas dans le projet.
Le travail de préparation est loin de ressembler à un long fleuve tranquille. Il s’apparente à la descente d’un torrent tumultueux au cours de laquelle il s’agit de s’appuyer sur des forces peu contrôlables plutôt que de chercher à les maîtriser.
La naissance du produit
L’équipe poursuit le développement du projet en gardant le cap design to cost, tout en exerçant un contrôle qualité sans relâche. Tout est à faire : le terrain industriel est totalement inconnu, l’usine est à moderniser, les fournisseurs doivent acquérir les process et un niveau de qualité global conforme aux standards de Renault, et les ouvriers doivent être formés.
L’équipe projet va louvoyer entre quatre obstacles différents :
• la concurrence féroce que se livre la centaine de constructeurs chinois et les changements qu’impose la réglementation chinoise font constamment évoluer les performances des voitures. Il faut se tenir en permanence au diapason de cette évolution ;
• le fournisseur de batteries va profiter de sa position de force sur un marché en tension pour revenir sur les clauses du contrat. Il décide une augmentation tarifaire de 45 % avec un paiement comptant à la réservation. Trouver un nouveau fournisseur retarderait le projet de six mois. Les ingénieurs de l’équipe projet vont alors trouver des solutions design to cost avec les ingénieurs du fournisseur de batteries et de ses sous-traitants. Elles vont permettre de circonscrire la hausse à 25 % et de maintenir le paiement à la livraison ;
• le Kwid, avec ses 750 kilos hors moteur et sa batterie de 200 kilos, ne résiste pas aux premiers crash tests. Il faut résoudre d’épineux problèmes de structure pour être conformes aux normes de choc et produire de nouveaux prototypes ;
• la préparation de l’usine est chaotique. La direction locale de l’usine décide de licencier du jour au lendemain les ouvriers qui suivaient une formation de préparation au lancement du véhicule électrique eNuo et de les remplacer par d’autres ouvriers pour honorer une commande de camionnettes. Les ouvriers licenciés refusent de revenir.
En dépit de toutes ces péripéties, le projet finit par aboutir dans les temps. Les retards sont épongés et la dérive de coût est minime. À titre de comparaison, le développement d’un projet similaire en Europe aurait coûté le double et pris un an de plus.
L’eNuo, nom local du Kwid électrique, est présentée au salon automobile de Shanghaï en avril 2019 et est commercialisée en octobre 2019. La presse lui réserve un bel accueil et les ventes démarrent bien. À la fin de l’année 2019, elle a atteint son objectif d’occuper 5 % de son segment. Son avenir semble tout tracé…
Une série de tsunamis
C’est sans compter sur la série de tsunamis qui va s’abattre sur cette voiture et ruiner sa commercialisation en Chine. Tout d’abord, la DRAC fait faillite : les véhicules thermiques de Renault qu’elle commercialise ne se vendent pas. L’eNuo perd ainsi son plus important client en volume. Puis, les quatre autres filiales de distribution de Dongfeng décident de ne pas exercer leur option d’achat, soit parce qu’elles proposent déjà une voiture concurrente sur ce créneau, soit parce qu’elles ont déjà obtenu leur crédit d’émissions de CO₂ et n’ont plus besoin de ce nouveau véhicule pour être en conformité avec la réglementation. Enfin, en janvier 2020, la Covid-19 s’abat sur la ville de Wuhan. Le confinement paralyse le siège d’eGT, puis s’étend à toute la province de Hubei, donc à l’usine de Shiyan. Le même mois, le gouvernement chinois change les règles de façon brutale : à compter d’avril 2020, seules les voitures électriques offrant une autonomie de 300 kilomètres pourront bénéficier des aides à l’achat. Or, l’eNuo offrait une autonomie de 272 kilomètres, supérieure au précédent seuil de 250 kilomètres. C’est le coup de grâce, car, sans ces aides, la voiture est sortie du marché.
Le conseil d’administration d’eGT prend des décisions rapides et radicales. Ainsi, l’autonomie du véhicule doit être portée à 300 kilomètres. Cet objectif sera atteint en six mois, ce qui, au niveau de l’ingénierie, constitue une prouesse. La production de la voiture est maintenue en Chine, mais le scénario commercial qu’avait imaginé Carlos Ghosn est inversé. La voiture devait d’abord rouler en Chine avant de rouler en Europe. En pratique, l’Europe deviendra le premier terrain d’essor de la K-ZE, baptisée Spring pour l’occasion.
La renaissance du phénix
Les voitures produites en Chine sont très rapidement rapatriées en Europe. Alors que les responsables de Renault Europe s’interrogent sur les caractéristiques physiques, la qualité et le potentiel de vente de cette voiture génétiquement très différente de leur offre habituelle – rejouant ainsi un scénario qui avait déjà eu lieu lors du lancement de la Logan en France –, Dacia, la filiale low cost de Renault, saisit la balle au bond. Elle voit d’emblée tout le potentiel commercial de la voiture, qui offre une autonomie supérieure à la Twingo pour un prix inférieur à celui de la Zoe (17 900 euros hors bonus, soit 12 000 euros net). Le succès ne se fait pas attendre : 50 000 voitures sont commandées en 2021, les délais d’attente sont de six mois et la Spring se hisse sur le podium des trois meilleures ventes de voitures électriques aux côtés de la Tesla modèle 3 et de la Renault Zoe. Telle un phénix qui renaît de ses cendres…
Quatre leçons de stratégie et de management tirées d’un projet impossible
Manager des projets de développement en contexte inédit
Le projet K-ZE est-il un terrible échec ou un succès impressionnant ? Selon les critères classiques du management de projet, c’est un échec, car l’aboutissement ne correspond pas à l’ambition de départ. Néanmoins, le projet K-ZE n’est en rien classique. C’est un projet innovant dans un contexte fortement évolutif. Il doit donc être évalué selon son contexte d’arrivée et non selon son contexte de départ. De plus, ce projet a fait preuve d’une grande résilience face à des événements inattendus. Ses responsables ont su redéfinir les objectifs en fonction de l’évolution du contexte et pivoter avec agilité à la manière des start-up. Enfin, les projets innovants de ce type doivent être évalués à l’aune des apprentissages qu’ils génèrent. Les connaissances acquisessur les batteries, sur les fournisseurs et sur le marché chinois pourront être déployées sur d’autres marchés et sur d’autres secteurs. Ces empowering projects sont en cela des empowering investments8.
Ces projets qui acceptent l’innovation au sein du développement remettent en cause la séquentialité innovation-développement, pratiquée avec succès jusqu’aux années 2000. Le fait de placer l’innovation au sein du développement, plutôt qu’en amont de celui-ci, permet de comprimer les délais entre l’exploration d’une innovation et sa mise sur le marché, comme l’illustre le projet d’électrification du Kwid. Un tel projet donne ainsi les clés d’une méthode de développement agile bousculant les méthodes classiques du management de l’innovation : autonomie de décision du management de projet ; gouvernance ambidextre (qui autorise la transgression pour explorer des pistes inconnues) ; pilotage par cible de résultats et grande latitude laissée sur la méthode ; soutien inconditionnel du corporate à la start-up ; équipe projet compacte, experte, mobilisée et ouverte sur le monde.
S’adapter à l’innovation sociétale administrée du XXIe siècle
L’électrification automobile est une innovation sociétale administrée. Elle n’est pas demandée par les consommateurs et encore moins souhaitée par les constructeurs. La société l’impose et les régulations publiques l’administrent en définissant le rythme et le niveau de réduction des émissions des véhicules dans le temps. Les constructeurs automobiles mondialisés dépendent donc fortement de régulations régionales, qu’elles soient chinoises, européennes ou, dans une certaine mesure, américaines. J’ai qualifié la régulation chinoise sur les voitures électrique de darwinisme administré9. C’est une régulation très intrusive qui s’étend à l’ensemble de la filière, depuis la chimie des cellules jusqu’aux voitures finales. Le gouvernement active des leviers précis pour tirer l’offre vers la performance, par exemple, en faisant évoluer les seuils d’autonomie des véhicules électriques. De très importants fonds sont mis à la disposition des constructeurs, basés sur la promesse des projets. Le gouvernement évalue très rapidement la situation et “tue” ceux qui ne tiennent pas leurs promesses, en supprimant les aides à l’achat. Et il en profite pour remonter les performances attendues au niveau de celles qu’atteignent les meilleurs. En Europe, le dieselgate a accéléré la trajectoire de bascule vers l’électrification, ainsi que la politique industrielle européenne dans ce domaine. Il est toutefois trop tôt pour en mesurer l’effectivité. Les États-Unis, eux, sont à la traîne : aucune régulation, à la fois directive, cohérente et politique, ne vient tirer l’industrie automobile vers l’électrique. In fine, les constructeurs chinois et européens font la course en tête, à la différence près qu’en Europe, les véhicules électriques sont produits par les constructeurs historiques, là où en Chine une myriade de nouveaux constructeurs a émergé.
Innover globalement dans un monde fractionné
Pour conserver leur avantage compétitif face aux start-up, les multinationales font face à un double enjeu, celui d’inventer des produits qui soient pertinents sur un plan local et celui de les déployer rapidement à l’échelle mondiale. La stratégie de lignées10 en deux temps apporte la réponse. Dans le premier temps, l’entreprise génère des projets pilotes de rupture, elle explore de nouveaux concepts d’offre et/ou de nouveaux marchés, et mène le développement du produit à terme. Dans le second temps, l’entreprise enchaîne les projets sous forme de lignées. Les nouveaux projets reprennent le capital d’apprentissage des précédents pour adapter les produits aux nouveaux contextes ou proposer de nouveaux produits. Par exemple, la lignée Kwid démarre en 2015 (lancement de la voiture en Inde), se poursuit au Brésil en 2016 (version améliorée pour le marché brésilien), continue en 2019 (électrification de la version brésilienne en Chine) et aboutit, en 2021, à la commercialisation de la version électrique en Europe.
Lorsque le projet pilote arrive à son terme, l’équipe projet est dissoute. Une autre structure, la “fonction programme”, prend la relève pour manager la lignée. La fonction programme joue un rôle clé, car non seulement elle dirige le projet, mais elle doit aussi imaginer, concevoir et produire des dérivés de la lignée au niveau mondial. Ce type d’ingénierie nécessite une organisation polycentrique ; la gestion des divers produits de la lignée est incompatible avec une organisation home centric.
Entreprendre dans la grande entreprise
Pour s’attaquer à de nouveaux marchés, les start-up recourent à de nouvelles pratiques, théorisées sous le concept d’effectuation. Le projet du Kwid électrique a, de fait, mobilisé cette démarche. Il s’agit d’ouvrir les possibilités (explorations), d’avancer pas à pas pour réaliser un apprentissage sans trop de risques, d’utiliser les ressources disponibles avec parcimonie (design to cost) et de pivoter devant un obstacle insurmontable (le basculement de la commercialisation de la K-ZE en Europe suite à l’échec chinois). Dans une logique de lignées, l’intrapreneuriat devient le moteur indispensable de la gestion des programmes. Ceci n’est possible qu’avec le soutien indéfectible d’une gouvernance “ambidextre” qui maintient et encourage la coexistence de projets innovants aux côtés de projets plus traditionnels. Le décès de Gérard Détourbet et le départ précipité de Carlos Ghosn ont démontré en creux ce point, leur départ ayant entraîné l’arrêt, au moins pour un temps, de la lignée.
Conclusion : retour sur la pratique de recherche case-based
Les manuels de gestion traditionnels portent le plus souvent sur un métier ou sur une fonction. En revanche, notre ouvrage étudie l’articulation concrète de ces différents domaines autour d’un cas précis. De plus, il analyse le rapport entre une théorie de l’ingénierie et la manière dont elle s’actualise dans un contexte très particulier. Il permet donc de comprendre le rapport entre les théories-méthodes et les contextes d’application, un sujet que les manuels éludent généralement. Les productions d’une telle recherche, sous la forme d’un ouvrage, invitent le lecteur à faire un travail de transposition à son propre contexte. Néanmoins, les recherches case-based sont chronophages. Entre le démarrage de l’étude et la sortie du livre, il faut compter en moyenne cinq années, soit l’équivalent du temps de production d’une thèse. Il n’est pas facile de trouver un soutien pour ce type de recherche. Le CRG m’a permis d’en mener tout au long de ma carrière. Elles demandent aussi des dispositifs de relation pérennes avec une entreprise. L’Institut de la mobilité durable, partenariat entre Renault et ParisTech, a joué ici un rôle de soutien crucial. Souhaitons que de telles initiatives facilitant l’interaction entre le monde de l’entreprise et le monde académique se développent. Les chaires, par exemple, ont l’avantage d’offrir la bonne temporalité, qui est de cinq ans.
Débat
Le nuli et le cartésianisme
Un intervenant : Alors qu’eGT prescrit des process pour que l’usine se prépare à la production de la K-ZE, celle-ci produit des séries de véhicules avec ses propres installations. Comment l’équipe projet a-t-elle pu maintenir un délai si serré de trente-six mois dans ces conditions ?
Christophe Midler : L’équipe projet s’est rapidement installée dans l’usine de Shiyan. Pendant un an, elle a suivi sur place la phase de conception du process. La filiale de Dongfeng ne comprenait pas que l’on puisse bloquer pendant un an une usine pour préparer la fabrication d’une voiture. Elle a interrompu la préparation de l’usine à plusieurs reprises pour honorer son propre carnet de commandes, qui ne cessait de grossir. Toutefois, les retards ont pu être rattrapés grâce à l’ardeur chinoise que l’on appelle le nuli.
Cette même ardeur chinoise a sauvé le timing du projet à deux reprises. L’assemblage de la caisse devait être intégralement robotisé. La dalle de béton qui avait été coulée pour supporter les robots n’était pas assez solide. En Chine, le problème a été résolu en quatre jours. En Europe, il aurait fallu au moins deux à trois fois plus de temps pour arriver au même résultat. De même, quand la voiture n’a pas résisté aux premiers crash tests, les Français ont été ébahis de la rapidité avec laquelle les Chinois ont pu produire de nouveaux prototypes, en mobilisant en un temps record les compétences humaines.
Int. : Dans ce mariage entre le nuli et le cartésianisme français, qui est Descartes ? En d’autres termes, qui détient le fil rouge de ces événements très chaotiques et plein d’incertitudes ? S’agit-il de la finance, qui impose de trouver une rentabilité au projet ? S’agit-il des ingénieurs qui essaient coûte que coûte de sortir un produit viable à partir du projet technique dans lequel ils se sont lancés ? Ou bien, troisième hypothèse, est-ce le chercheur qui rationnalise a posteriori un enchaînement d’improvisations ?
C. M. : La finance n’a pas été le moteur du projet. Dongfeng a cofinancé le projet, mais ne s’est pas impliqué dans sa partie opérationnelle. Ce projet a, avant tout, été porté par des ingénieurs extraordinaires, comme Gérard Détourbet qui pouvait intégrer, à partir d’un calcul sur un coin de table, les coûts et le potentiel de vente de telle ou telle décision. Ces ingénieurs ont aussi su maintenir la planification du projet malgré les événements locaux. Ils se sont, par exemple, opposés aux autorités chinoises qui souhaitaient faire défiler des prototypes de la K-ZE lors d’une fête locale. Pour ce qui concerne le rôle des chercheurs, je soulignerai que nous avons adopté une méthode d’analyse en temps réel, précisément pour éviter la rationalisation a posteriori des trajectoires du projet. Les crises de la fin du projet, en particulier, ont surpris autant les chercheurs observateurs que les acteurs. Cette précaution méthodologique est essentielle lorsque l’on ambitionne d’apporter des contributions au management des projets d’innovation, car c’est précisément ce type de situation que les innovateurs affrontent. La contribution des chercheurs vise alors à rendre compte et à formaliser des pratiques, à leur donner une certaine épaisseur, rationalité et généralité pour que les professionnels du terrain puissent s’approprier ce qui, sinon, apparaîtrait comme le génie singulier et non transposable d’un Gérard Détourbet. Je crois profondément, en matière de gestion, à cette citation de Diderot : « Dans l’atelier, c’est le moment qui parle et non l’artiste. »11 Cela n’élimine pas, loin s’en faut, l’importance de la recherche académique pour expliciter ces savoir-faire, les formaliser, les évaluer et contribuer à leur déploiement, selon la logique formalisée par Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi12 dans l’un des best-seller du domaine de l’organisational learning.
Le retour du projet en Europe
Int. : Comment se passe le retour du projet, en 2021, en Europe, alors qu’il connaît l’échec en Chine et que Renault est en pleine crise de gouvernance ?
C. M. : Le retour en Europe s’est effectué par gros temps. La Spring menaçait de cannibaliser la Twingo électrique, qui était plus chère et moins autonome. D’un autre côté, le réseau commercial de Renault Europe était, comme les concurrents, pris à la gorge par l’entrée en vigueur des nouvelles contraintes d’émissions de CO₂. Renault, pourtant bien placé avec la Zoe et la Twingo électrique, devait accélérer les ventes de véhicules électriques dès 2020 pour échapper aux très lourdes pénalités qu’allait lui infliger l’Europe. La Spring était donc une solution inespérée, en particulier pour la marque Dacia. Des cargaisons de K-ZE ont ainsi été importées en urgence par bateau en décembre 2020, les véhicules ont pu être immatriculés sur l’année 2020 et ils ont été vendus au réseau de location de véhicules de courte durée de E. Leclerc. Ensuite, Dacia, conscient de toutes les qualités de la Spring, en est devenu le plus fervent supporter. La commercialisation de la Dacia Spring a démarré en trombe. En moins de trois semaines, 10 000 voitures ont été réservées dans 5 pays européens.
Int : Ce projet a présenté un grand nombre de risques et connu un échec majeur. Renault a-t-il cherché à tirer des enseignements de ce projet et, si oui, a-t-il cherché à infuser ces enseignements en interne ?
C. M. : Le projet a connu un échec initial, mais il s’est finalement révélé être un formidable succès. La Spring renouvelle le marché de la voiture électrique avec ses performances incroyables. De plus, Renault a créé une nouvelle plateforme électrique, en investissant le huitième du coût d’un simple dérivé de voiture. Gérard Détourbet souhaitait que ce type de raisonnement très “start-up” infuse dans une entreprise comme Renault, mais son plaidoyer pro domo y recevait une écoute peu attentive, en raison de ses méthodes commando. Il nous a demandé d’étudier la Logan, puis la Kwid, convaincu qu’un partenariat avec des chercheurs de l’École polytechnique permettrait de produire un apprentissage organisationnel au sein de Renault.
La lignée Kwid, suite ou fin ?
Int. : Comment continuer de faire vivre le projet après le décès de Gérard Détourbet et la dislocation de son équipe, ne serait-ce que pour intégrer les nouvelles contraintes RSE qui ne manqueront pas d’apparaître ?
C. M. : La lignée prévue a été interrompue, suite à une décision de Nissan. L’avenir de la lignée ne se dessine pas du côté de Renault. Le management de lignée pour ce type de projet requiert un support continu de la part de patrons ambidextres. Ainsi, Louis Schweitzer a soutenu la Logan contre son comité de direction, Carlos Ghosn a décidé de lancer le Kwid. Or, la direction de Renault a été totalement renouvelée. De plus, les cadres porteurs du projet ont été promus à d’autres fonctions ou bien ont été débauchés par la concurrence. Luca de Meo, le nouveau PDG, a annoncé un nouveau départ avec son plan stratégique, la Renaulution. Attendons de voir ses effets sur la lignée.
Quant aux contraintes RSE, elles doivent être considérées comme des opportunités de réinventer l’offre automobile grâce à l’innovation de rupture. Loin de chercher à concurrencer Tesla sur le haut de gamme, Citroën propose l’Ami, une voiturette électrique accessible pour moins de 7 000 euros. Renault accueille actuellement un thésard qui travaille sur un projet de service de mobilité électrique en Afrique, sortant ainsi de la réponse attendue : une voiture électrique bon marché.
Réussir en Chine ou réussir en Europe ?
Int. : Comment Renault a-t-il pu imaginer réussir à se réimplanter en Chine en se contentant de proposer des voitures sinisées alors qu’il avait déjà connu toute une série d’échecs ?
C. M. : Renault a pataugé pendant trois ans en Chine, en appliquant la théorie caduque de la déclinaison. Les services centraux de Renault n’avaient ni la bonne vision ni les bons outils pour penser l’invasion de la Chine. Ils ont raisonné sous l’angle du marketing, en ajustant les paramètres de prix, de performances et de fonctions des voitures aux attentes locales.
Néanmoins, j’insisterai sur le fait que cette stratégie de l’adaptation des modèles conçus sur les marchés matures est la stratégie dominante sinon universelle dans le secteur automobile. Votre étonnement est typique d’une réaction a posteriori face à la réussite, a priori improbable, d’un scénario stratégique totalement original. Je rappellerai que la Logan, fruit de l’intuition stratégique de Louis Schweitzer, n’a pas, pendant longtemps, convaincu les directeurs de Renault, Carlos Ghosn compris. Ce n’est qu’après le constat de la réussite effective de la lignée que ce dernier a décliné et amplifié le mouvement avec le Kwid et le sponsoring du projet K-ZE pour la Chine, un pays que, pour y être allé souvent, il connaissait par ailleurs beaucoup mieux que les services centraux.
Vous noterez d’ailleurs que cette réussite n’a guère été imitée par d’autres constructeurs. Certains ont essayé, mais n’ont pas réussi à offrir des voitures à la fois convaincantes pour les clients et rentables pour eux. Derrière cette réussite, en effet, il n’y a pas que l’idée stratégique de dirigeants visionnaires, il y a aussi, et je dirai surtout, l’extraordinaire compétence collective que constitue sa mise en application, compétence de conception et d’organisation qui est au cœur de ce que nous avons essayé de comprendre, et qui constitue une capacité stratégique clé, comme on dit, et difficilement copiable rapidement. Cette compétence s’est façonnée sur plusieurs décennies, à partir de la rupture organisationnelle des directions de projets, introduite par Raymond Lévy à la fin des années 1980, sur la Twingo, et qui s’est, depuis, approfondie, élargie et légitimée.
Int : L’issue chinoise du projet de Renault n’est pas rassurante. La vente de voitures électriques se termine mal, même si elles sont fabriquées localement. Les règles du jeu sont faussées à l’avantage des fabricants chinois. Quelle organisation industrielle mettre en place pour contourner la domination des Chinois en matière de véhicules électriques et réduire la faiblesse européenne vis-à-vis de la Chine ?
C. M. : Les régulateurs européens doivent mettre en place des politiques industrielles agiles, pertinentes et persistantes, pour répondre aux distorsions de la concurrence en Chine. Les décisions récentes prises par l’Europe dans l’univers des batteries vont dans le bon sens, mais est-ce suffisant ? La politique publique chinoise a démontré une capacité impressionnante à développer un milieu industriel, à proposer une offre pertinente pour son marché intérieur gigantesque, puis à verrouiller son marché. Cette dynamique de conquête s’étend : Nio vend ses voitures en Norvège, Wuling assemble en Lituanie la version européenne de l’une de ses voitures à partir de pièces importées de Chine et la propose au prix de 7 000 euros.
La fabrication de la Spring en Chine est loin d’être une solution optimale, l’idéal serait de trouver des sites plus proches, en France ou ailleurs en Europe. Les pouvoirs publics sont-ils toutefois prêts à injecter autant d’argent que les Chinois pour développer l’usine en capacité de la produire ?
Int. : Quelles conditions réunir pour que les régulateurs européens puissent prescrire des trajectoires d’innovation à la fois avisées, agiles et persistantes ?
C. M. : La planification chinoise se définit par son agilité persistante. Notre vision est faussée par la planification soviétique, qui était politique et qui était persistante dans sa trajectoire, même quand elle allait dans le mur. La régulation chinoise, très interventionniste et très intrusive, prend en compte l’incertitude de la trajectoire comme une donnée de fond que l’on ne peut pas éluder. Elle privilégie la capacité de rebond et elle accepte des échecs, pourvu qu’ils soient rapides et peu coûteux. Une thèse portant sur l’histoire de la régulation chinoise montre comment celle-ci a pivoté à partir de l’échec de ses premières tentatives. Au début, les pouvoirs publics ont cru qu’il suffisait de subventionner la demande pour créer un marché, sans faire un travail sur l’offre. Ils ont depuis décidé d’être très prescriptifs sur l’offre pour que celle-ci devienne performante. Cette planification agile peut être mise en place en Europe si les responsables de Bruxelles dépassent le manichéisme marché-planification et si les planificateurs européens s’inspirent de l’intelligence qui sous-tend la planification chinoise.
1. Christophe Midler, Marc Alochet et Christophe de Charentenay, L’Odyssée de Spring – Histoire et leçons d’un projet impossible, Dunod, 2022.
2. Christophe Midler, L’Auto qui n’existait pas, InterÉditions, 1993, réédité régulièrement depuis cette date chez Dunod.
3. Christophe Midler, Bernard Jullien et Yannick Lung, L’Épopée Logan, Dunod, 2012.
4. Christophe Midler, Bernard Jullien et Yannick Lung, Innover à l’envers – Repenser la stratégie et la conception dans un monde frugal, Dunod, 2017.
5. Dongfeng Renault Automotive Corporation.
6. Gérard Détourbet est le manager de Renault qui a industrialisé et déployé la Logan, puis le Kwid en Inde, une citadine low cost proposée pour 3 500 euros. Il est décédé fin 2019.
7. Voir : Bo Chen, Christophe Midler et Joël Ruet, « Le développement du véhicule électrique en Chine : réalités du marché et dynamiques réglementaires », Gérer & Comprendre n° 131, mars 2018.
8. Voir à ce sujet les travaux de Clayton M. Christensen.
9. Marc Alochet et Christophe Midler, « Une comparaison des politiques publiques chinoise et européenne sur le véhicule électrique », séminaire Management de l’innovation, séance du 21 avril 2021.
10. Initialement étudiée par Vincent Chapel chez Tefal, dans le cadre de sa thèse au Centre de gestion scientifique de Mines Paris – PSL.
11. Denis Diderot, Prospectus de l’Encyclopédie, texte établi par Jules Assézat et Maurice Tourneux, Garnier, 1876.
12. Ikurijo Nonaka et Hirotaka Takeuchi, « The knowledge-creating company », Harvard Business Review, juillet-août 2007.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Erik UNGER