Exposé de Frédéric Dohet

La Fondation d’un réseau

RTE, Réseau de transport d’électricité, est une société anonyme dont EDF possède la moitié des actions, l’autre moitié étant détenue par la Caisse des Dépôts et CNP Assurances. Nous sommes donc un gestionnaire de réseau, voire, le “réseau de la transition énergétique”, comme nous aimons parfois nous définir. La Fondation d’entreprise RTE, fondée voici quatorze ans, ne s’intéresse quant à elle qu’au développement des territoires ruraux et soutient des projets portés par des structures relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS).

Cette Fondation dispose chaque année d’une enveloppe d’1 million d’euros pour financer des projets et emploie trois salariés. Sa taille est modeste au regard des fondations au Royaume-Unis ou aux États-Unis, mais elle correspond à celle de bon nombre de fondations françaises. Nous sommes abrités par la Fondation de France. Les questions du lien avec les territoires et des alliances qui s’y nouent entre les acteurs sont familières à RTE, dont les installations sont implantées dans tous les territoires ruraux. Elles sont encore plus familières à sa Fondation, en raison même de son objet, et me le sont aussi, puisqu’avant d’intégrer RTE, j’ai été sous-préfet et fonctionnaire des ministères de l’Intérieur et de l’Économie.

L’ODD17 : pour des alliances sobres

Dans les projets d’intérêt général que mènent les territoires, l’élargissement des acteurs aux entreprises commerciales, à quoi nous travaillons, n’est pas spontané. C’est pourtant une nécessité et l’on aurait bien tort de le réduire à de la communication. Cette nécessité, comme l’intérêt, est générale et elle dépasse le simple cadre des territoires ruraux : l’aide humanitaire en Ukraine, pour prendre cet exemple, ne parvient à destination qu’avec des coconstructions auxquelles participent toutes sortes d’entreprises commerciales.

Ces alliances garantissent la mutualisation des ressources et l’efficacité à moyen et long terme. Comme on disait autrefois : « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. »

Le sujet traverse toute la société et il est opportunément souligné par le dix-septième objectif de développement durable (ODD) des Nations unies, qui invite tous les acteurs à coopérer pour la mise en œuvre des 16 autres ODD, communs à l’ensemble de l’humanité et à tous les pays.

On parle beaucoup de “faire ensemble”, parce que c’est un sujet sérieux, au point que le groupe de réflexion La Fonda – le laboratoire d’idées du monde associatif en France – vient de lui consacrer un jeu de cartes afin d’en diffuser plus largement le principe ! Ce dernier est intitulé Faire ensemble 2030, la date butoir fixée dans le cadre des ODD étant 2030. La réhabilitation du pouvoir d’agir des plus vulnérables est au centre de la nécessité d’agir en commun.

Ces alliances, à rebours de l’imaginaire des trente glorieuses, mettent en avant la sobriété.

Malgré sa nécessité, la coopération entre acteurs demeure modeste. Les coalitions créées dépassent trop rarement la recherche de valeurs communes et les déclarations communes ne sauraient remplacer l’action. Les réalisations demeurent modestes et ponctuelles, ce qui peut être expliqué par la nécessité de “tester” ces nouvelles alliances. Le passage d’une action ponctuelle et temporaire, quand bien même couronnée de succès, à une collaboration plus durable, ne va pas de soi : c’est la limite de ces alliances de circonstance. La coopération entre les fondations ne fait pas exception.

Des entreprises commerciales pour l’intérêt général

C’est la loi et la doctrine fiscales qui, en France, définissent l’action des fondations vouées au mécénat et à la philanthropie. Néanmoins, la notion d’intérêt général ne se limite pas à cette définition.

Le soutien à l’agriculture, par exemple, ne peut s’inscrire dans une action de mécénat, pas plus que le soutien à une autre activité économique sous-tendue par des intérêts privés. En revanche, soutenir un programme de recherche et de développement, à caractère éventuellement social, peut relever d’une action de mécénat.

Depuis une quinzaine d’années, les entreprises tiennent compte de leurs responsabilités sociale et territoriale, ce qui les conduit à s’impliquer dans l’intérêt général, au sens large du terme. Des politiques de l’emploi, des politiques éducatives, des politiques de santé et des politiques environnementales, auxquelles sont consacrées des ressources publiques, ayant souvent échoué, les entreprises peuvent prendre en charge, dans leur manière d’opérer, une part de ces questions d’intérêt général. Beaucoup de chefs d’entreprise vous diront qu’ils ne peuvent construire une entreprise prospère dans un territoire dévasté et qu’ils désirent donc, à leur échelle et avec les compétences qui sont les leurs, contribuer au développement territorial ainsi qu’à la qualité de la vie, des relations et des réalisations dans leur territoire.

Beaucoup d’acteurs économiques privés attendent des incitations réglementaires pour les aider à faire leur choix selon les éventuelles incidences financières positives ou négatives. Nombres d’entreprises souhaitent aussi retrouver un ancrage local, que la financiarisation et la numérisation ont fragilisé. L’inclusion des personnes éloignées de l’emploi, la considération de la diversité, l’impact sur l’environnement et l’économie circulaire font partie de leurs préoccupations vis-à-vis des territoires.

L’économie sociale et solidaire

Le plus souvent, les alliances construites sur la défense ou la promotion de l’intérêt général n’engagent pas d’entreprises commerciales. Elles sont issues de coopérations entre collectivités locales ou publiques – Pôle emploi, par exemple –, structures de l’ESS et citoyens. Il est à noter qu’en France, la part de l’emploi dans l’ESS est d’environ 10 %, mais de 15 % en milieu rural, dont 10 % sont assurés par des employeurs associatifs (sans compter les banques mutualistes et les coopératives). De fait, l’ESS est souvent en charge, par délégation, de missions de service public. Ainsi, les structures d’insertion par l’activité économique, qui collaborent avec Pôle emploi, ont-elles pour objet social de recruter des personnes très éloignées de l’emploi, de les resocialiser et de permettre leur réintégration dans un parcours professionnalisant et dans le marché du travail. C’est ce que font, par exemple, les garages solidaires, qui assurent à des chômeurs de longue durée une formation de mécanicien, débouchant sur une certification ou un CAP. Ces garages sont subventionnés par l’État et, sur prescription des services sociaux, proposent à une clientèle ayant un faible revenu l’achat ou la location des véhicules qu’ils réparent, pour des débours très modiques. On sait l’importance de la mobilité pour les ruraux, ne serait-ce que pour se rendre au travail.

Interactions faibles…

Les entreprises commerciales s’allient assez fréquemment à des associations de l’ESS dans des projets qui méritent plus le qualificatif de sous-traitance que celui de co-traitance. Une entreprise pourra ainsi répondre à une commande publique ou privée en s’associant à une structure d’insertion par l’activité économique afin de faire valoir, pour remporter un marché ou un appel d’offre, son intérêt pour l’ESS, et enrichir sa proposition d’une “clause sociale” à laquelle sont sensibles les grands comptes et les collectivités locales. L’Union européenne valorise désormais le mieux-disant social et ne le considère plus comme une distorsion de concurrence. Ces initiatives, encore limitées, ont pourtant cessé d’être anecdotiques. Ainsi, la clause sociale est-elle présente dans tous les programmes du Grand Paris, ce qui a initié le développement d’une ingénierie spécialisée dans la mise en relation des entreprise sociales et des grands comptes du BTP, comme Vinci ou Bouygues.

On voit aussi des associations créer des filiales à caractère commercial et engendrer une sorte de modèle hybride. C’est le cas d’Emmaüs, qui a mis en place une plateforme solidaire de vente en ligne, Label Emmaüs.

… et fortes

Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), inscrits dans la loi du 31 juillet 2014 réformant l’agrément “entreprise solidaire d’utilité sociale”, apportent une autre modalité d’alliance, plus complète. Ce sont des groupements interentreprises censés ancrer l’emploi dans le territoire. Le plus ancien de ces pôles a été constitué à Romans, autrefois capitale de la chaussure, avec des entreprises de l’ESS rejointes par des entreprises commerciales locales. En 2018, ce PTCE a reçu de l’État, par l’intermédiaire de la Banque des territoires, une enveloppe importante pour le développement de 1 800 emplois, dans le cadre d’un appel à projets lié à la démarche Territoires d’innovation de grande ambition du Programme d’investissement d’avenir.

Acteurs multiples, actions pionnières

Des alliances plus complexes peuvent regrouper l’ensemble du spectre : acteurs publics ou de service public, acteurs associatifs et de l’ESS, et entreprises privées commerciales, auxquelles s’ajoutent les citoyens locaux. Ces exemples sont plus rares et nous nous efforçons de les soutenir. Dans le Puy-de-Dôme, La Pampa (Plateforme d’activités mutualisées des producteurs auvergnats), une structure d’insertion par l’activité économique – donc subventionnée par l’État –, récupère des contenants de verre et intervient dans un projet de consigne de bouteilles et de bocaux usagés, qu’elle coconstruit avec les artisans de l’agroalimentaire du département, qui s’en serviront pour promouvoir leur image. Les premiers emballages ainsi réalisés doivent sortir l’an prochain. Citons comme autre exemple d’articulation entre acteurs publics, associatifs et privés les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), créées par une loi de 2005 qui autorise le secteur privé à prendre des “parts sociales” dans une société coopérative, c’est-à-dire à entrer dans son capital, tout en préservant le principe “un acteur, une voix”. Certaines SCIC sont actives dans le secteur de l’urbanisme, ce qui dénote l’ampleur que peuvent avoir les projets. Ainsi, la base aérienne 112 de l’armée de l’air, située près de Reims, a été reconvertie en zone artisanale et industrielle, Microville 112. La société coopérative qui opère le site regroupe financeurs, collectivités locales, entreprises, salariés et riverains.

En milieu rural, les écomatériaux sont souvent développés par des SCIC. Cela n’a rien d’anecdotique puisque ces écomatériaux, de provenance locale et sobres en carbone, sont des composants essentiels de la réhabilitation thermique du bâti. On ne les trouve d’ailleurs pas sur le marché en quantité suffisante. Bonjour Cascade, une association de designers située dans l’Yonne, forme des artisans à l’usage de matériaux biosourcés et s’engage à les leur fournir, afin de répondre à la commande publique locale ; elle envisage sa transformation et son extension en SCIC. Enfin, les Territoires zéro chômeur de longue durée1 laissent s’exprimer les intérêts privés dans les comités locaux de pilotage afin d’éviter la concurrence entre des offres qui seraient portées par des entreprises à but d’emploi – par conséquent, subventionnées – et celles d’entreprises privées existantes. Dès lors qu’il n’y a pas de concurrence locale, l’entreprise à but d’emploi n’introduit pas de distorsion. Elle peut même entrer en relation commerciale avec des PME proches. Ainsi, la concertation entre les acteurs est-elle l’une des clés du fonctionnement du projet Territoires zéro chômeur. L’expérience nous l’a montré, puisque la Fondation RTE s’est engagée sur cinq initiatives locales de ce type.

Revenir au local pour faire tomber les murs

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les acteurs des territoires ruraux se connaissent souvent mal ou entretiennent des relations très segmentées. Beaucoup d’anciens lieux – ou de rites – de brassage ont disparu. Les tentatives d’installation de ce qu’on nomme aujourd’hui des tiers-lieux essaient d’y remédier. Les initiatives d’éducation populaire, comme celles du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC), très actives autrefois en milieu rural, se sont considérablement raréfiées.

Nous coopérons avec la Fondation Avril, qui accompagne, en France et en Afrique, la transition agricole vers des modèles d’intérêt général, créateurs de valeurs économique, sociale et environnementale durables. Dans le cadre de cette coopération, nous nous sommes aperçus qu’il était nécessaire d’ouvrir la filière agricole, pilotée par filières verticales de production, à l’ensemble des acteurs du monde rural local et à toutes ses composantes, qui ne sont pas nécessairement liées à l’agriculture. La formation, par exemple, doit pouvoir dépasser le cadre du lycée agricole et s’ouvrir aux offres non agricoles. Il en va de même pour les liens avec l’économie sociale et solidaire.

Associer des cultures différentes

La temporalité de la décision n’est pas la même dans une association, qui peut la mûrir collégialement, et dans une entreprise, dont le dirigeant doit réagir rapidement à une conjoncture. De plus, toutes les associations n’ont pas les réflexes entrepreneuriaux qu’ont acquis celles qui s’inscrivent dans l’économie sociale et solidaire.

Face aux nécessités de la transition – tant en matière de développement des territoires que de lutte contre le réchauffement climatique –, une certaine planification stratégique est de retour, mise en œuvre par différents outils : contrats de relance et de transition écologique (CRTE) entre l’État et les collectivités locales, territoires à énergie positive pour la croissance verte (TEPCV), etc. On peut espérer que ces initiatives sauront travailler transversalement avec l’ensemble des acteurs.

Les grandes entreprises hésitent souvent à se mêler aux acteurs publics et associatifs dans des initiatives qui peuvent leur paraître risquées du point de vue juridique et fiscal. À cet égard, Le RAMEAU (Rayonnement des associations par le mécénat d’entreprises, d’administrations et d’universités) revendique la mise en place d’un “droit à l’expérimentation”.

Espoirs… et facteurs de succès

On voit se développer sur les territoires des ingénieries – parfois endossées par la seule personne du maire ou du sous-préfet ! – qui intègrent la pluralité des acteurs. Les pôles d’équilibre territorial et rural (PETR) entre établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) jouent un rôle important de passerelle entre acteurs locaux – ce que Le RAMEAU nomme des catalyseurs territoriaux.

Les fondations territoriales, entrepreneurs de l’intérêt général local, apportent leur méthodes – et leur neutralité – qui permettent d’aligner progressivement les acteurs.

La commande publique, plus que la subvention, apparaît comme un élément structurant des alliances d’intérêt général, capable de créer des biens communs et d’en assurer la gestion.

Enfin, la participation citoyenne, c’est-à-dire celle des bénéficiaires des projets coopératifs, est garante de la viabilité des projets.

Les communs, c’est ce domaine matériel ou immatériel, historiquement attesté, où ne prévaut ni la puissance publique ni l’entreprise privée, mais où, précisément, travaillent ensemble les acteurs publics, privés, associatifs et citoyens. En ne se substituant à aucun de ces acteurs, mais en les réunissant, les communs sont essentiels à la préservation comme à l’allocation des ressources rares et utiles à tous. Pour fonctionner, il leur faut un catalyseur ou un tiers de confiance, un cadre partagé d’objectifs, de rites et de règles communes, une part assumée de relations informelles, et, bien sûr, des dispositions d’arbitrage, afin d’éviter, par exemple, les procédures lourdes et paralysantes de litiges portés devant les tribunaux.

1. Patrick Valentin et Michel de Virville, « L’opération Territoires zéro chômeur de longue durée », séminaire Économie et sens, séance du 11 janvier 2017.



Exposé de Charles-Benoit Heidsieck

Faire société dans la diversité

Le RAMEAU est co-initiateur de l’expérimentation de catalyse territoriale menée avec la Fondation RTE et la chaire InterActions – Territoires et transition d’AgroParisTech.

Le partenariat du RAMEAU avec la Fondation RTE remonte à sa création, en 2008, lorsqu’il nous apparaît que la question du territoire est structurante dès lors que l’on envisage des alliances au service de l’intérêt général. À l’époque, la Fondation RTE est la seule fondation nationale qui a pour objet de soutenir les territoires, en particulier les territoires ruraux. Émerge alors la notion de “catalyseur” pour faire le lien entre tous les acteurs, qu’ils proviennent du monde associatif, du public, de l’entreprise, ou encore du monde académique. Sept ans plus tard, la Fondation RTE sera associée au Réseau des pionniers des alliances en territoire, qui compte aujourd’hui 350 catalyseurs territoriaux.

À l’été 2019, nous évoquons avec Frédéric Dohet la nécessité de valoriser ces ingénieries locales pour susciter l’envie chez les acteurs – dans leur diversité – et les investisseurs, en démontrant leur complémentarité. Pour ce faire, nous réunissons, le 10 mars 2020, l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), l’ANPP (Association nationale des pôles territoriaux et des pays), le PETR du Grand Clermont, Macéo – un incubateur de projets qui couvre les métropoles et départements du Massif central –, Ronalpia – l’incubateur social présent en Auvergne-Rhône-Alpes –, la chaire InterActions d’AgroParisTech, mais aussi le groupe La Poste, la Fondation GRDF et les Caisses d’épargne. Ce croisement des regards entre la diversité des expertises, notamment nationales et locales, et la mobilisation les entreprises s’est avéré fructueux : les acteurs ont apprécié d’avoir l’occasion de pouvoir s’écouter les uns les autres ! Ces articulations sont essentielles. Il ne s’agit nullement de superposer les ingénieries, mais d’articuler les expertises lors de réalisations communes. Se forme alors une vision écosystémique des territoires, à laquelle aucun acteur ne peut à lui seul prétendre.

De cette réunion de mars 2020 est née l’envie de soutenir ensemble trois projets. L’un de ces projets concerne la transformation d’une filière locale et les deux autres sont fondés, si je puis dire, sur l’action directe : une initiative de mobilité en territoire rural et un tiers-lieu, Bocage numérique, luttant contre la fracture numérique et accueillant un fablab pour les artisans locaux, à Bourbon-l’Archambault, dans l’Allier.

La plupart des entreprises d’un territoire sont des PME, éloignées de l’univers des grandes entreprises. Leur participation au développement du territoire repose sur leur capacité d’action, bien plus que sur une logique de simple solidarité. Somme toute, tous les acteurs sont dans le même bain et ces entreprises n’ont pas de vocation philanthropique, ce qui ne signifie nullement qu’elles ne peuvent collaborer avec les acteurs associatifs, publics et de l’ESS – bien au contraire –, mais qu’elles collaborent souvent différemment.

Par ailleurs, il est important de préciser que la coconstruction, qui relève du domaine de l’action, ne peut être confondue avec la cogestion, qui relève de celui de la décision, autrement dit de la gouvernance. On peut agir avec tout le monde, on ne peut pas forcément cogérer avec tous. Pour construire ensemble, il n’est pas nécessaire d’avoir les mêmes valeurs ni les mêmes fonctionnements, mais il faut savoir “faire société” dans la diversité.

Débat

Hybrider les cultures

Un intervenant : La difficulté à rassembler dans des coentreprises les secteurs privé, public et associatif ne tient-elle pas à des motifs idéologiques ? Le PTCE de Romans, par exemple, a engendré des frictions avec les acteurs locaux de l’ESS… Les milieux de l’éducation populaire ne sont pas ceux des directions d’entreprise. Ainsi, l’un de mes anciens thésards à l’École polytechnique, issu de l’éducation populaire, fut longtemps soupçonné d’avoir collaboré non au bien commun, mais avec les bourgeois !

Frédéric Dohet : Les relations évoluent ! Nombre d’associations, pour pérenniser leur action dans un contexte de baisse des subventions, se tournent vers des modèles économiques hybrides. En même temps qu’elles s’ouvrent à l’intérêt général, au-delà de la défense d’intérêts restreints, elles intègrent, par exemple, la défense de la biodiversité, la promotion d’un territoire dans son ensemble ou la résorption des inégalités. L’ESS est de plus en plus pragmatique et accepte de mieux en mieux les PTCE.

Int. : Comment aidez-vous des entreprises de cultures différentes à travailler ensemble ? Avez-vous des méthodes, des outils ?

F. D. : Pour le moment, la Fondation RTE n’apporte pas de soutien à l’émergence des projets. Si elle soutient des projets émergents, elle n’a pas pour autant contribué à les faire naître, contrairement à la Fondation de France, qui, elle, a véritablement permis l’émergence de dynamiques territoriales. La Fondation RTE soutient des associations qui ont développé des méthodes de coopération multi-acteur spécifiques, par exemple Start-Up de Territoire, une association regroupant une dizaine de territoires au niveau national, notamment à Strasbourg. Cette association dispose de ses propres méthodes, avec lesquelles nous n’interférons pas.

Int. : Au sein des entreprises, les employés sont en quête de sens. Les démarches que vous nous avez décrites peuvent répondre à cette attente. Quelle forme juridique l’activité d’un employé peut-elle prendre au sein d’un groupement interentreprises dans un PTCE ? Pourra-t-il revenir en arrière et réintégrer son entreprise de départ ?

F. D. : Les statistiques montrent que les salariés cherchent de plus en plus à s’engager dans le monde associatif à deux moments précis de leur carrière : au début ou à la fin. Les salariés d’entreprise peuvent être affectés à des mécénats de compétences, ces affectations étant contractuelles et réversibles. En revanche, les conditions de travail dans le monde associatif sont souvent plus frugales et moins confortables.

Croiser les structures

Int. : Pourquoi la Fondation RTE dédie-t-elle spécifiquement son action au milieu rural ? Comment réagissez-vous à la nécessité que vous avez évoquée d’ouvrir le monde agricole aux autres acteurs de la ruralité, notamment dans l’ESS ? Enfin, comment choisissez-vous les projets que vous soutenez ?

F. D. : En 2005, lorsque RTE en a été dissociée, EDF disposait d’une fondation dotée de 50 millions d’euros. Se retrouvant sans fondation, RTE en a créé une, beaucoup plus modeste. Non moins de 95 % des infrastructures gérées par RTE sont en milieu rural, et s’il s’en trouve aujourd’hui en ville, c’est parce que celle-ci s’est étendue. La ruralité, dans les années 2000, n’était plus au cœur des politiques publiques. Ce constat a sans doute été déterminant dans les choix que la direction de RTE a faits en 2008 pour orienter sa fondation.

Pour sélectionner un territoire, nous nous fondons sur le critère territorial d’éligibilité – qui définit ce qui est rural ou non –, déterminé par la DATAR, structure désormais intégrée à l’ANCT. Ensuite, le projet présenté à notre soutien doit être porté par une association. Celle-ci doit générer des ressources propres – qui doivent néanmoins représenter moins de 50 % du total de ses ressources, seuil au-delà duquel elle est soumise à l’impôt sur les sociétés et à la taxe sur la valeur ajoutée, et n’est plus éligible au mécénat. En effet, l’indicateur cardinal de notre action est la création d’emplois dans les territoires ruraux – environ 400 par an – et pour être pérennes, ces emplois doivent être portés par des associations aux ressources relativement diversifiées et suffisamment indépendantes des subventions. Notre comité de programmation sélectionne ensuite les projets sur des critères de qualité au regard du modèle économique, des objectifs sociaux, environnementaux et des effets escomptés sur le territoire.

Nous sommes particulièrement attentifs aux effets sur le bien-être et sur l’attractivité du territoire, sachant que l’effet de la coopération, en lui-même, est déterminant. Nous créons, dans un monde qui a encore tendance à fonctionner en silos, des passerelles porteuses de valeurs partagées sur le plan intellectuel : c’est la phase de coopération et d’alliance. Nous donnons aussi à ces passerelles une réalité matérielle : valeurs économique, sociale et environnementale, dont les fruits se mesurent en résultats concrets, quand bien même ceux-ci sont modestes et doivent être incrémentés. Ces résultats ont une fonction de test, de preuve d’efficacité, d’incitation au développement et sont générateurs de confiance.

Int. : Des contrats de réciprocité villes-campagnes, tels qu’ils ont été mis en place lors du comité interministériel aux ruralités du 13 mars 2015, sont censés faire travailler ensemble une agglomération et ce que l’on appelait autrefois son hinterland, sur des sujets aussi divers que le développement économique harmonisé, le tourisme, les mobilités, l’alimentation, l’énergie… Ils ont été expérimentés autour de Toulouse, de Brest et de Nantes, mais ils peinent à se développer ailleurs, en dehors d’approches très sectorielles.

F. D. : En se structurant, les métropoles ont eu tendance à régler en priorité leurs problèmes internes. Les complémentarités avec leur environnement géographique ne les ont préoccupées qu’ultérieurement. C’est peut-être la raison pour laquelle les démarches ont été plus thématiques qu’holistiques.

Utilité publique : aller-retour entre le global et le local

Int. : Les territoires semblent avoir plus d’importance pour la Fondation que pour l’entreprise RTE en tant que telle. Est-ce parce que les lignes de transport d’électricité sont établies depuis si longtemps qu’elles se sont intégrées, sans conflictualité, dans les territoires ?

F. D. : Voici trente ans, la construction d’une ligne pour transporter l’électricité produite par une centrale nucléaire ne faisait guère débat. L’intérêt général prévalait, au nom du progrès. Aujourd’hui, la propriété est plus “sacralisée” ; l’intérêt général est soupesé à l’aune des intérêts particuliers et cette évolution est considérée comme légitime. Il arrive désormais que RTE voit contestées et parfois annulées des procédures d’utilité publique concernant ses chantiers. Cela dit, nous sommes effectivement présents depuis longtemps et pour longtemps encore. Nous avons pour réputation de servir l’intérêt commun – nous y tenons fermement – et nous ne pouvons pas, statutairement, abuser de notre monopole – par ailleurs légal. Nous avons récemment publié une étude prospective sur les enjeux de l’électricité à l’horizon 2050 qui a éclairé les choix des pouvoirs publics sur la composition du mix énergétique. Nous ne décidons pas, bien entendu, de ces choix, mais étudions les options, chiffrons leurs coûts, estimons leur fiabilité – c’est notamment ce qui a déterminé le développement de l’éolien offshore et la relance du nucléaire. Nous entretenons une relation de confiance avec beaucoup d’acteurs, tant locaux que nationaux.

Int. : Lorsque RTE a été séparée d’EDF, la nouvelle structure a éprouvé le besoin de créer sa fondation. N’est-ce pas le signe qu’il est aujourd’hui important, pour une entreprise, d’avoir sa fondation ?

F. D. : Il est essentiel, pour une entreprise, d’avoir des pratiques de responsabilité sociale et territoriale. Créer une fondation est plus ambitieux, puisqu’elle est supposée agir de manière désintéressée, et ne va pas de soi. On peut, par exemple, se livrer à du mécénat de compétences sans pour autant disposer d’une fondation. Il suffit de mettre à disposition un salarié auprès d’une association d’intérêt général dans le cadre d’une convention. L’attention portée par la Fondation RTE à la ruralité et à la coopération entre les acteurs pour des projets d’intérêt général permet de sélectionner des projets et, donc, d’agir plus efficacement et professionnellement, notamment parce que nous procédons régulièrement à des études d’impact.

Sortir de la philanthropie

Int. : D’après Milton Friedman, la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) est de réaliser des profits. En quoi le confinement de l’entreprise à un rôle philanthropique a-t-il évolué ? En quoi l’entreprise s’est-elle, à cet égard, libérée ? Est-elle acceptée, en tant qu’organisation philanthropique, dans le monde de l’ESS ?

Charles-Benoit Heidsieck : Les études de l’Observatoire des partenariats ont montré que 85 % de nos concitoyens jugent que les entreprises sont crédibles dans leur volonté de s’engager en faveur des fragilités ; 65 % jugent qu’elles sont légitimes dans ce domaine, mais 48 % seulement trouvent qu’elles sont efficaces – parce qu’elles ne développent pas suffisamment de partenariats avec les collectivités territoriales ou avec les associations. Ainsi, l’implication des entreprises ne fait-elle pas véritablement débat. En 2015, 36 % des entreprises pratiquaient des partenariats d’intérêt général ; elles sont 57 % en 2021, ce qui traduit un mouvement de fond. Par ailleurs, l’entreprise n’est plus considérée, dès lors qu’il s’agit d’agir pour l’intérêt général, comme un simple bailleur de fonds éventuel, mais comme un véritable acteur. On peut distinguer deux sortes de partenariats : ceux qui reposent sur un donnant-donnant et ceux qui reposent sur une alliance, c’est-à-dire sur la coconstruction d’une solution. C’est cette dernière sorte de partenariat qui reste très largement à construire. La mobilisation des citoyens et celle des entreprises au côté des collectivités ne sont pas encore convergentes, alors qu’existent de nombreuses passerelles – sur lesquelles s’aventurer demeure cependant une gageure. Les contrats de relance et de transition écologique (CRTE), promus par L’État, peuvent servir ici d’éclaireurs. L’ANPP en a fait la démonstration. Nous devons construire des modes opératoires, dans un contexte anxiogène pour les élus, dont l’action, lorsqu’elle s’efforce de faire converger intérêts publics et privés, peut aussi éveiller les oppositions sur quantité de fronts.

Int. : Une grande entreprise a toujours une activité RSE, qui suit le modèle philanthropique classique, alors qu’une PME, moins sectorisée, ne peut se permettre ce qui, pour elle, peut sembler la divertir de ses objectifs.

C.-B. H. : À cet égard, ni les grandes entreprises ni les métropoles n’ont de vision systémique. Plus l’organisation est grande, plus la vision est morcelée. Dans une PME et dans un territoire moyen, on ne peut se passer des articulations, des “catalyses” entre acteurs identifiés comme distincts, avec des logiques propres, car aucune structure ne peut créer ces liens indispensables à leur place. Ce n’est pas une question d’engagement ou de réticence à l’engagement. Acteurs et territoires de même taille ont en réalité plus de liens objectifs qu’associations ou entreprises de même secteur, mais de tailles très différentes.

Catalyseurs territoriaux

Int. : Quel type de suivi Le RAMEAU apporte-t-il aux catalyseurs sur les projets soutenus ? Comment renforcez-vous leur efficacité ? les réunissez-vous ?

C.-B. H. : Nous avons élaboré, avec la Fondation des Territoires, une charte du “faire-alliance”, dont les ingrédients proviennent d’une mission ministérielle sur l’accélération des partenariats stratégiques entre associations, entreprises et collectivités territoriales. L’argent n’est pas le nœud du problème. Il faut d’abord réunir et partager des données, utiliser ensuite des outils qui ont été expérimentés, mettre à disposition une ingénierie adaptée, financer – bien évidemment –, mobiliser les compétences rares, établir un dialogue de gouvernance entre pairs et, enfin, valoriser les projets – un aspect amplement détaillé lors de la septième Rencontre des pionniers des alliances en territoire, le 12 juillet 2021. Les alliances prennent du temps et ce temps doit être économiquement valorisé. Nous avons donc créé le Fonds ODD17, qui soutient une cinquantaine d’initiatives pour démontrer, à travers les leviers que je viens d’énumérer, qu’en prenant le temps et le soin nécessaires aux projets du faire-alliance, nous pouvons effectuer les transformations systémiques indispensables à la réalisation des objectifs de développement durable de l’agenda 2030. Rappelons que cette alliance est aussi une exigence, au niveau mondial, des pays du Sud.

Int. : Qui sont les catalyseurs territoriaux ? des personnes ? des associations ? des acteurs publics ? Sont-ils choisis en fonction de leurs compétences spécifiques ? Quelle est leur juste place ?

C.-B. H. : La difficulté est précisément qu’un catalyseur n’a pas, stricto sensu, de “juste place”. Une fois son rôle tenu, il demeure tel qu’il était. Nous privilégions des catalyseurs qui ne sont pas des personnes, mais des organisations ayant des profils différents, identifiées à la suite d’un programme de recherche empirique initié en 2008, qui a pris véritablement forme en 2014, avec la création du Réseau des pionniers des alliances en territoire. C’est une construction permanente. Notre but est de permettre la rencontre des acteurs et les catalyseurs sont les facilitateurs de ces rencontres. Les compétences de participation citoyenne ne sont pas celles de coconstruction entre organisations. Tout l’intérêt du recours aux catalyseurs est de croiser des regards différents, adaptés à chaque territoire. Ce sont des organisations qui aident d’autres organisations à se rencontrer pour dialoguer sur les enjeux de leur territoire. C’est tout l’enjeu du Réseau des pionniers des alliances en territoire. Personne n’est au centre. Les catalyseurs demeurent neutres. Ils doivent faire émerger des lieux, qui ne sont pas des tiers-lieux de services, mais des tiers-lieux d’animation de projets. Il peut en émerger des logiques philanthropiques, qui évolueront vers des fondations territoriales, ou bien économiques, qui déboucheront sur la création de PTCE ou de clusters. La confiance, comme on le sait, se construit par gouttes, mais se vide par seaux !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

François BOISIVON