Attraper un oiseau avec des grains de sel
« Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un », observe Victor Hugo. Le concept de destruction créatrice, que les innovateurs se sont longtemps évertués à faire admettre à ceux dont les orteils étaient par trop endoloris, a pris un coup de vieux lorsqu’on s’est rendu compte que l’innovation et le progrès n’écrasaient pas seulement les hommes, mais aussi la nature et la planète tout entière.
C’est pourquoi nous faisons désormais tournoyer, telles les boules du loto dans leur mélangeur, les notions d’innovation, de croissance, de durabilité, de sobriété et de bonheur en espérant trouver la formule qui nous sauvera de ce double engrenage fatal : une croissance sobre mais heureuse grâce à des innovations durables ? une décroissance durable reposant sur une sobriété innovante ? un bonheur sobre et durable grâce à la décroissance de l’innovation ?
Cet exercice, qui n’est pas sans évoquer la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme (« Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font »), semble d’autant plus vain qu’en réalité, personne ne peut piloter l’innovation. Elle jaillit de partout, tout le temps, en fonction des besoins, de l’inspiration, ou même des accidents imprévus – comme ce fut le cas, dit-on, pour la merveilleuse tarte Tatin. En effet, comme le souligne Alain Conrard, CEO de Prodware Group : « Pour survivre tout d’abord, pour progresser ensuite, il a fallu innover sans discontinuer – à tel point qu’on peut dire qu’innover, c’est être humain et, symétriquement, qu’être humain, c’est innover. »
L’innovation est ainsi à la fois très démocratique, puisqu’elle est, en théorie, ouverte à tous (d’après Akio Morita, cofondateur de Sony, « Tout le monde peut innover, si sa vie en dépend »), mais aussi anti-démocratique, dans la mesure où ni le peuple ni ses représentants ne peuvent véritablement la contrôler, en tout cas a priori.
Franck Aggeri estime néanmoins possible de rendre l’innovation plus responsable, que ce soit à travers « la comptabilité multicapitaux, qui consiste à intégrer les capitaux naturel et humain au sein de la comptabilité financière », « en associant les parties prenantes à la gouvernance de l’innovation », « en inscrivant une mission sociétale dans les statuts juridiques de l’entreprise de façon à la protéger des pressions des actionnaires », ou encore par le biais d’un « droit des biens communs mondiaux permettant d’agir en justice pour les défendre ».
On peut craindre que ces solutions soient de la même nature que celle consistant, pour attraper un oiseau, à lui déposer quelques grains de sel sur la queue. Elles évoquent les longues discussions entre les deux pithécanthropes Édouard et Vania dans Pourquoi j’ai mangé mon père, de Roy Lewis. Édouard pressent les « possibilités prodigieuses » que recèle la maîtrise du feu qu’il vient d’acquérir et dont il ne peut imaginer, en réalité, qu’une toute petite partie : « Moi, je construis pour l’avenir […], pour que chaque horde puisse avoir son chez-soi, du feu à domicile, une broche sur son feu, du bison sur sa broche, et qu’elles puissent s’inviter les unes les autres à partager leur hospitalité. » Quant à Vania, il s’inquiète des dangers que pourrait receler cette innovation diabolique, sans véritablement être en mesure de les identifier : « Tu as commencé là un processus que tu n’es pas sûr d’être en mesure d’arrêter. […] Cesse avant d’avoir provoqué une réaction en chaîne. […] Ta saloperie de feu va nous éteindre tous, toi et ton espèce, en un rien de temps, crois-moi ! » Ni l’un ni l’autre n’a et ne peut avoir une vision juste des développements futurs de cette innovation ni des risques qu’elle peut entraîner.
De son propre aveu, la piste proposée par Franck Aggeri se présente donc comme « un immense chantier », mais avons-nous le choix ? Il va nous falloir désormais innover de façon innovante car, selon la formule de Francis Blanche : « Mieux vaut penser le changement que changer le pansement. »