Obstination, écoute et clairvoyance, ou la revanche d’un “cancre”

Le Groupe Ragni, un leader de l’éclairage public, a des résultats étonnants sur les plans économique, social et environnemental. Cela résulte d’un positionnement original, qui tient à une volonté farouche de sortir l’entreprise du gouffre, à une rare écoute des clients et du personnel, et à une clairvoyance pour formaliser une stratégie qui ne tombait pas sous le sens. Jusqu’à quel point l’équation personnelle d’un dirigeant a-t-elle un effet sur la trajectoire de son entreprise? Cet article propose d’éclairer cette dynamique à la lumière du parcours de Marcel Ragni.

Henry Mintzberg oppose les stratégies délibérées aux stratégies émergentes1. Les premières sont recommandées par les professeurs et les consultants, et appréciées des stratèges d’entreprises. La stratégie est vue comme une démarche rationnelle, avec une visée à long terme en prenant en compte les opportunités qui s’offrent à l’analyse. Cela peut bien aller lorsque l’avenir reste relativement prévisible, mais peut tourner au fiasco lorsque l’entreprise fait face à des environnements en plein bouleversement, qui relèvent plutôt de stratégies émergentes. Celles-ci sont menées par un patron ou une petite équipe qui construit petit à petit, avec essais et erreurs, une stratégie qu’il ou elle n’avait guère imaginée au départ. Encore lui faut-il de la patience, voire de l’obstination, du jugement, et aussi de la chance.

C’est ce qu’illustre le cas du Groupe Ragni. Une entreprise familiale en recherche de développement a été transformée en une sorte d’entreprise idéale grâce à l’obstination farouche, l’écoute et la clairvoyance de Marcel Ragni, un patron autodidacte qui n’a jamais suivi de cours de stratégie dans les “bonnes écoles”.

L’entreprise idéale ?

Entreprise familiale de près de 400 personnes, Ragni a été créée en 1927 par un réfugié politique italien, ferronnier d’art qui a très vite vendu des lanternes aux villages alentours. Les générations successives ont poursuivi le développement de l’entreprise. Les membres de la famille y sont très présents, sans que cela ne crée un plafond de verre pour les autres collaborateurs. Marcel Ragni, son président actuel, a préparé avec soin la transmission à la génération suivante. Une trésorerie solide permet de voir à long terme. Chez Ragni, le personnel est considéré, ses initiatives valorisées, il est bien payé et manifestement motivé. La moyenne d’âge est de 34 ans alors que l’ancienneté moyenne est de 14 ans : on n’a pas envie de quitter cette entreprise...

Cela résulte d’un choix stratégique qui a permis à l’entreprise de tenir son rang face à des concurrents beaucoup plus gros. Elle propose des “éclairages intelligents” limitant les dépenses d’énergie et la pollution lumineuse. Elle leur ajoute aussi des fonctionnalités comme des prises pour recharger les voitures ou les téléphones, des boutons d’urgence pour signaler un accident par GPS ou appeler les secours, voire de la surveillance vidéo, de la reconnaissance faciale, des détecteurs de pollution ou de fumée pour les incendies... De cette façon, elle aide les villes à répondre aux attentes de leurs administrés et à s’adapter aux nouvelles réglementations. Son effort de créativité permanent lui donne un avantage stratégique. Son département R&D est doté de 45 personnes sur les 400 que compte l’entreprise, proportion considérable pour la profession.

L’énigme

A posteriori, cette stratégie semble être une évidence, mais il en va tout autrement quand on est dans le “brouillard de la guerre”. Comment repérer les voies du succès, convaincre les détenteurs du capital, les banquiers, le personnel? Si c’était simple, nombre d’entreprises seraient dans le même état. Pour en savoir davantage sur les étapes de sa démarche, j’ai interrogé Marcel Ragni après son témoignage dans notre séminaire Aventures industrielles2.

L’autodidacte qui aimait apprendre des autres

Marcel Ragni fait partie d’une famille profondément dédiée à l’entreprise éponyme, et son rôle n’était pas particulièrement tracé au départ. Les choses ne se présentaient d’ailleurs pas très bien. Il est entré dans l’entreprise à 14 ans, après une scolarité compliquée, la directrice de l’école ayant même dit à ses parents qu’il serait « une cloche toute sa vie »... Cette phrase, qui l’a hanté, semble expliquer en partie la suite de son parcours. Il a commencé par exercer presque tous les métiers dans l’entreprise : « J’écoutais beaucoup, en tirant parti de ce qu’on m’expliquait : je suis comme une éponge. J’ai toujours aimé le partage. » Par ailleurs, il ne disait jamais « c’est impossible » aux clients, mais toujours « oui, c’est possible ». Son frère aîné, qu’il admirait et qui était président de l’entreprise, lui avait d’ailleurs dit qu’il ne fallait jamais dire non et Marcel Ragni aimait lui montrer qu’il arrivait à se débrouiller. C’était peut-être aussi une manière indirecte de répondre à la directrice : « Non Madame, je ne suis pas une cloche ! »

Se sortir de l’impasse

À cette époque, l’entreprise était dans une situation difficile. Elle produisait de beaux articles (lanternes, barbecues, luminaires, etc.), mais les Chinois envahissaient le marché avec des prix beaucoup plus bas. Parfois, les patrons ne se payaient pas afin de pouvoir assurer les dépenses de l’entreprise. Il leur arrivait même de se précipiter à la banque avec une commande, pour obtenir une avance permettant d’acheter les matières premières nécessaires. Comme son frère ne voulait pas perdre de temps, c’était Marcel qu’il envoyait, alors qu’il n’avait pas 20 ans. Cela lui a appris la rudesse des affaires et l’importance de savoir se battre.

Le hasard a alors joué son rôle. Un jour, alors que Marcel Ragni était en permission durant son service militaire, un agent commercial lui a montré une lanterne qu’il avait dans sa voiture et lui a demandé si son entreprise saurait la fabriquer. Marcel Ragni a répondu oui, comme toujours, en demandant combien il en fallait : quarante, car il avait une commande importante d’une mairie et s’était engagé à livrer dans un court délai. Cela représentait la commande du siècle pour l’entreprise, qui s’est lancée dans la fabrication de ces lanternes, sans machine adaptée, tous travaillant comme des fous. Cette commande a été livrée dans les temps. L’agent commercial en a été tellement satisfait que, peu après, lors d’une réunion avec de nombreux autres agents commerciaux, il a dit qu’il avait trouvé un fournisseur travaillant très vite et faisant des produits de qualité pour deux fois moins cher qu’ailleurs.

Cela a suscité une avalanche de commandes en provenance de toute la France et l’entreprise a très vite constitué un réseau national d’agents. À côté de l’atelier de ferronnerie, elle a créé un atelier de tôlerie pour se positionner sur le marché de l’éclairage public. L’investissement était onéreux, mais les banques ont suivi, impressionnées par le flux des commandes. Finalement, avec de bonnes marges sur ces produits, l’entreprise a pu rembourser les banques assez rapidement.

Du ferronnier d’art à l’entreprise à tout faire de l’éclairage public

Petit à petit, les luminaires ont remplacé la ferronnerie et Ragni est devenue “l’entreprise à tout faire” de l’éclairage public, fabriquant des produits à façon pour aider des clients qui ne trouvaient pas de solutions auprès de grands fournisseurs. Prenons l’exemple d’une mairie qui lance un marché d’installation d’éclairage et traite avec une grande entreprise. Cette dernière lui propose de bons prix, mais elle ne veut pas s’occuper des bouts de rue pas très d’aplomb demandant des lampadaires spéciaux – il y en a toujours, dans les communes. Les grandes entreprises ont, en effet, des processus optimisés et résoudre les petits problèmes des clients n’est pas leur affaire. Marcel Ragni – responsable commercial à l’époque – arrive alors en disant à la mairie qu’il peut répondre à tous ses besoins. Une fois que vous avez aidé un client dans un moment délicat, il revient vers vous et en parle à d’autres...

L’entreprise s’est ainsi développée jusqu’au jour où Clarel, très grosse entreprise du secteur, a voulu se séparer de sa partie éclairage public pour se concentrer sur l’éclairage intérieur. Certains agents commerciaux de Clarel vendant aussi du Ragni, la négociation s’est déroulée dans des conditions favorables pour Ragni, car Clarel redoutait les dédommagements qu’elle risquait d’avoir à payer à ses agents. Ragni a ainsi pu tout reprendre : les clients, les fournisseurs et les agents, ce qui a fait de cette entreprise familiale un acteur reconnu de l’éclairage public en 1989.

Les technologies ont alors évolué, allant des lampes à vapeur de mercure aux lampes à iodure métallique de sodium, de sodium, puis aux LED. L’entreprise était attentive à l’évolution des technologies, et aussi à l’écoute de ses clients, qui lui suggéraient parfois d’étudier de nouvelles technologies d’éclairage.

L’épreuve du feu de 2008

En juillet 2008, craignant pour sa santé, son frère a proposé à Marcel Ragni de prendre la présidence de l’entreprise. Ce dernier a accepté alors que c’était inattendu, mais, dès la fin de l’année, avec la crise, le chiffre d’affaires a chuté de 49%. Il a alors pensé : « Si l’entreprise périclite, les salariés ne diront pas que c’est à cause de la crise, mais parce que Marcel est moins doué que Roger! » Il s’est alors lancé dans de longs périples en voiture pour aller chercher des commandes. Il était acharné, car il voulait éviter tout licenciement. En 2009, il fit 80 000 kilomètres et en décembre, la différence entre le chiffre d’affaires de cette même année et celui de 2008 n’était plus que de 4%. Fin 2010, le chiffre d’affaires avait progressé de 35%, rassurant tout le monde sur les talents de Marcel Ragni qui a ainsi imprimé sa marque sur la stratégie de l’entreprise.

L’émergence d’une stratégie

Dans le marché de l’éclairage aussi, la concurrence chinoise s’est mise à offrir des prix bas et les grands du secteur se sont mis à sous-traiter en Chine. Marcel Ragni ne voulait pas faire de même et sa connaissance des clients l’a amené à découvrir une autre voie. Les mairies avaient de plus en plus de comptes à rendre à leurs administrés sur la pollution lumineuse des éclairages, leurs effets sur la faune, la consommation énergétique, ainsi que des préoccupations de sécurité, et il a cherché avec ses équipes ce qui pouvait répondre à ces problématiques.

Il s’est ainsi intéressé aux lampes LED, exposées sur un stand en 2007. Ses collègues se sont moqués de lui : « Marcel, tu fais n’importe quoi! Ça n’éclairera jamais assez. Tu vas juste produire des guirlandes pour Noël! » La suite lui a pourtant donné raison, et une stratégie de différenciation sur le thème de l’éclairage intelligent et de la RSE a été progressivement formalisée. Cette stratégie s’est appuyée sur un centre de R&D. Au début, il était constitué d’un ingénieur soucieux de design. Puis ont été recrutés des alternants, les “bébés Ragni”. Des ingénieurs ont ensuite apporté des idées, toujours testées avec les clients. La R&D a ainsi pris une place bien plus importante chez Ragni que chez ses concurrents.

La gestion de la dimension familiale de l’entreprise

On ne peut pas isoler le rôle de Marcel Ragni de celui de sa famille. Dans cette entreprise d’origine italienne, pour les parents et les grands-parents, l’entreprise est un patrimoine dont il faut prendre le plus grand soin. L’obsession de Marcel Ragni n’est ainsi pas de disposer d’un jet privé ou d’un riad à Marrakech, mais de construire une entreprise performante dans laquelle tous se sentent bien.

Il faut noter que cet attachement de la famille au futur de l’entreprise est facilité par une disposition particulière : seuls ceux qui travaillent dans l’entreprise ont des actions. Il n’est pas question de faire entrer au capital des enfants ou des cousins qui n’y sont pas impliqués. Par ailleurs, avant de faire entrer des membres de la famille dans l’entreprise, il faut que ces derniers fassent leurs preuves à l’extérieur. Quand ils sont recrutés, une grande attention est portée à leur intégration dans leur environnement et, en particulier, à ce qu’ils ne tirent pas argument de leur appartenance à la famille pour demander des passe-droits ou regarder les gens de haut.

Marcel Ragni a aussi tenu à préparer avec soin sa succession. À l’âge de 57 ans, après trois infarctus, il a écrit de son lit d’hôpital une lettre à ses deux fils sur la succession, à n’ouvrir qu’après sa mort. Comme il est revenu en pleine forme, ses fils ne l’ont pas lue et il l’a d’ailleurs jetée. Il leur dit toutefois : « Surtout, si je commence à radoter, dites-le-moi. Je serai prêt à l’entendre et je sortirai de l’entreprise, d’autant que votre mère n’attend que cela! ». Ils ont d’ores et déjà la responsabilité de tout ce qui est lié au commerce, à la production et au développement, et sont prêts à prendre la relève du jour au lendemain. Le seul point qui n’est pas encore décidé, c’est lequel des deux sera président. Peut-être l’option retenue sera-t-elle une présidence alternée.

La bienveillance

Il est un point intriguant concernant la conception qu’a Marcel Ragni du management. Il parle en effet souvent de bienveillance. C’est une notion couramment mise en avant par des patrons qui savent que leurs démarches de conquête passent par la mobilisation du personnel et la conviction que chaque talent compte. Mais chez lui, cela va plus loin que chez la plupart de ses confrères.

La crise de la Covid-19 l’illustre. Le chiffre d’affaires de l’entreprise a baissé de 25% en 2020, mais Marcel Ragni s’est abstenu de tout licenciement. Pendant le premier confinement, il a recouru au chômage partiel, en maintenant les salaires à 100% pour éviter que certains ne se retrouvent en difficulté pour leur loyer ou leur crédit. Il appelait quotidiennement ses salariés pour savoir si tout allait bien, s’il pouvait les aider. Au bout de six semaines, il les a tous personnellement contactés pour savoir s’ils voulaient bien revenir une semaine plus tôt que la date de reprise autorisée par le Gouvernement. Il n’a pas eu besoin d’insister : tous étaient d’accord! À la reprise, certains sont venus l’embrasser.

Il a même embauché dix personnes pour structurer davantage l’entreprise. Cette dernière a dégagé un résultat de 15% sur l’année 2020 et a pu verser à ses collaborateurs un intéressement équivalant à un mois et demi de salaire. Tous ses confrères n’ont pas obtenu les mêmes résultats... De même, entre janvier 2021 et septembre 2023, il a augmenté de près de 14% les salaires du personnel, appliquant à tous le taux d’augmentation du SMIC pour les aider à faire face à l’inflation.

J’avance une hypothèse : pour lui, on ne doit jamais se prononcer sur les personnes de façon négative et définitive, parce que cela peut les casser. Son parti pris de bienveillance poussé est peut-être une retombée de cette petite phrase de la directrice de l’école qui l’a marqué.

Construire sa singularité

Les PME industrielles et les ETI sont confrontées à la nécessité de trouver leur singularité pour résister aux pressions du marché et trouver leur place face aux grandes entreprises3. Il n’existe pas une seule voie pour trouver cette singularité : ce peut être chercher à développer des innovations qui font la différence, inventer des usages inattendus, conquérir des marchés de niche, etc.

On peut rattacher la démarche de Ragni à l’économie de la fonctionnalité, qui vise à remplacer la vente d’un bien matériel ou d’un service traditionnel par la vente d’une solution intégrée de mise à disposition d’un bien et d’un service. Cela suppose une écoute des clients et une agilité pour trouver une réponse appropriée à leurs attentes, ce qui implique que le personnel se mobilise pour assurer la qualité du service. C’est un atout des PME et des ETI industrielles que de pouvoir faire œuvre d’agilité plus facilement que les grands groupes. Encore faut-il que le patron ait un profil adapté à cette démarche.

Marcel Ragni était capable de détermination et d’obstination, qualités que semblent partager tous les patrons qui ont présenté leur expérience au séminaire Aventures industrielles. Il lui fallait aussi être à l’écoute des clients – ce qui semble dans sa nature depuis ses premiers pas dans l’entreprise – et emmener ses troupes, leur donner envie de s’engager dans une voie qui les faisait sortir du périmètre de l’usine. La façon dont il conçoit son rôle semble de nature à développer cet état d’esprit autour de lui : « Les salariés sont des personnes que je respecte, qui ont des idées et qui apportent beaucoup à l’entreprise. Pour attirer les talents, il faut être inspirant. Ensuite, il suffit de faire confiance et d’être à l’écoute de leur génie. Un chef d’entreprise a les bases, mais la réelle plus-value vient des collaborateurs à qui on laisse le soin de s’exprimer et, par conséquent, d’innover. Je suis convaincu que cet état d’esprit explique le succès de l’entreprise Ragni. »

Le profil de Marcel Ragni apparaît ainsi particulièrement adapté à la stratégie suivie. Le séminaire Aventures industrielles permet de mettre en relief d’autres stratégies d’affirmation de leur singularité par des entreprises. Ces stratégies demandent un travail de longue haleine dans lequel s’investit fortement le patron. Son profil personnel, son histoire et ses rêves influencent profondément la stratégie suivie, comme un artiste marque son œuvre de son empreinte. C’est ce que cette série « Les Ressorts de la stratégie » cherche à explorer.

1. Henry Mintzberg, Grandeur et décadence de la planification stratégique, Dunod, 1994.

2. Marcel Ragni, « La saga Ragni, un leader de l’éclairage public », Journal de l’École de Paris du management n° 153, janvier-février 2022.

3. Michel Berry, « 12 repères pour les aventures industrielles », Journal de l’École de Paris du management, n°163, septembre-octobre 2023.