Au pays des aveugles
D’après une étude récente du cabinet Boston Consulting Group, 42 % des Français craignent de voir leur emploi supprimé dans les dix ans qui viennent, en raison du déploiement de l’intelligence artificielle. Entre mille exemples, dans un article récent du Monde, Jean-Baptiste Fressoz cite le cas de GraphCast, un outil d’IA utilisé dans le domaine des prévisions météorologiques qui, en s’appuyant sur un réseau neuronal entraîné sur trente-neuf ans de données (1979-2017) collectées par le Centre européen pour les prévisions météorologiques, fournit des résultats plus fiables et nécessitant infiniment moins de puissance de calcul que HRES, le meilleur modèle de prévision actuel au monde. Et de s’interroger : « Pourquoi financer la science si des IA entraînées sur les efforts scientifiques passés fonctionnent si bien ? »
Lors d’une séance récente de l’École de Paris du management, Pierre-Yves Calloc’h, Chief Digital Officer chez Pernod Ricard, qui met en œuvre avec succès des outils d’IA analytique au service des forces de vente ou du marketing, nous a toutefois expliqué qu’il recommande à ses équipes de ne pas suivre les préconisations de ces outils à plus de 80 %, car l’IA ne sait que reproduire le passé. Il estime qu’il faut « continuer à investir sur d’autres options pour innover, générer de nouveaux types de données historiques et conserver une large marge de choix ». Ceci permet de penser qu’au moins une partie des emplois seront conservés, même dans les domaines confiés avec succès à l’intelligence artificielle analytique.
De son côté, l’intelligence artificielle générative produit souvent des contenus remplis d’erreurs, voire d’“hallucinations”, comme ces photos générées automatiquement dont certains personnages ont six doigts par main. Pour Thierry Rayna, « plus l’on numérise, plus l’humain acquiert de la valeur », car nous allons avoir besoin « de beaucoup plus de cerveaux pour faire le tri ». Du fait des algorithmes présidant à la diffusion des messages sur les réseaux sociaux, les contenus sensationnels mais stupides ou mensongers ont déjà bien plus de succès, sur la Toile, que les chefs d’œuvre de la pensée humaine. Ce que nous imaginions naguère comme la bibliothèque idéale, recensant l’intégralité des savoirs humains, et qui est devenu, pour l’essentiel, un océan d’âneries, va désormais être encore plus pollué qu’avant par des contenus douteux, que l’intelligence artificielle génèrera en quantités industrielles.
Hélas, alors que nous avons un besoin urgent d’intelligences humaines affûtées pour déconstruire les fakes news ou faire preuve de créativité en marge ou à rebours des préconisations de l’IA, Thierry Rayna redoute un « abêtissement généralisé » lié au fait que, tandis que la machine apprend sur la base des connaissances humaines accumulées au fil du temps, les humains cessent peu à peu d’apprendre, puisqu’ils s’en remettent de plus en plus à la machine. Faute d’apprentissage, comment pourrions-nous, désormais, devenir savants, et notamment experts en détection de bêtises ? Comment pourrions-nous continuer à créer du nouveau ? « L’enjeu de perte de connaissances (de savoirs et de savoir-faire) est réel, conclut Thierry Rayna, et ce, au moment critique où le nombre de fake news s’apprête à exploser et où la capacité à démêler le vrai du faux sera plus cruciale que jamais... »
Les optimistes en concluront que, dans les années qui viennent, même des esprits médiocres garderont toutes leurs chances vis-à-vis de la production insipide et erronée de l’intelligence artificielle générative et que, au pays des ignorants, même de petits savants pourront trouver un emploi. À quoi Viktor IV, un artiste américain qui, dans les années 1970, avait fui la folie de son pays pour se réfugier sur une péniche d’Amsterdam, répondait : « In the land of the blind, the one-eyed man is unseen. » L’intelligence artificielle laissera-t-elle aux hommes suffisamment d’acuité d’esprit pour se rendre compte qu’elle ne sait pas tout ce qu’elle prétend savoir ?