Centralisation et décentralisation
Sur la manière de gouverner une collectivité, on est placé devant le choix de gouverner depuis le sommet ou de déléguer le pouvoir à la base. L’intuition suggère que la deuxième solution entraînera désordre et fragilité. Le gouvernement de la Confédération helvétique en est un démenti flagrant. Voilà une nation, née en 1291, qui poursuit depuis son chemin sans coup férir, alors qu’à de nombreux titres, son hétérogénéité l’expose à la fragmentation.
Un premier symptôme : aucun Français ne connaît le président de la Suisse, mais tous les Suisses connaissent le président de la République française.
Dans le cas de la Suisse, la nature a de nombreux visages : des plaines, des montagnes, des vallées. On y trouve deux religions, trois langues officielles, un territoire divisé en vingt-six cantons bénéficiant chacun d’une large autonomie administrative.
Cette autonomie descend jusqu’au niveau élémentaire du village, puisque les règlements locaux font l’objet de fréquentes votations sans souci de cohérence avec les territoires voisins.
Cette hétérogénéité est parfaitement vécue et ne fait pratiquement pas obstacle à un fort sentiment national, concrétisé par un engagement de neutralité face aux conflits internationaux.
Cette décentralisation s’observe de manière analogue aux États-Unis. Les pays non américains connaissent surtout les aspects communs aux cinquante États qui composent cette nation. Or, ces États disposent de parlements et appliquent des règles juridiques fort différentes – chacun connaît l’exemple de la peine de mort.
Malgré des facteurs d’hétérogénéité, Suisses et Américains affichent une fidèle allégeance à leur nationalité et sont clairement perçus comme membres d’une nation unie. Autant ils affichent un visage commun vis-à-vis de l’étranger, autant ils sont attachés à conformer leurs usages locaux à leurs propres suffrages. Centralisation et décentralisation peuvent se combiner sans difficultés suivant les sujets concernés. La France donne l'exemple d'une telle combinaison à travers le rôle des préfets – hérité des pratiques napoléoniennes, elles-mêmes inspirées par l’Ancien Régime – et une grande diversité de coutumes locales.
Deux facteurs historiques poussent la préférence en faveur de la décentralisation : l’accélération des échanges, pour des raisons essentiellement techniques, et l’accroissement du niveau général d’éducation. Dans les cas fréquents où la pertinence d’une réaction est fonction de sa vitesse, il y a intérêt à en confier la responsabilité au plus près de l’événement. En outre, les exécutants ont des connaissances croissantes qui favorisent la pertinence de leurs initiatives. Les rapports entre les niveaux hiérarchiques ressemblent toujours davantage à des solidarités d’équipe qu’à une obéissance à des ordres. Un autre avantage de la décentralisation est qu’elle peut s’appliquer à un nombre plus important de participants.
Un exemple de recombinaison entre centralisation et décentralisation, qui pourra étonner, est celui d’un match de rugby à quinze. Les échanges verbaux entre joueurs sont réduits à presque rien, et pourtant les mouvements de chaque équipe donnent l'image d’un ensemble animé par une volonté unique. L’explication réside dans le travail d'entraînement qui conduit chaque joueur à se comporter en harmonie avec les intentions du groupe.