Ce qui fait tourner l'univers
Un de mes amis, énarque, vient de prendre un poste dans une administration dépendant du ministère de la Santé, qu’il est chargé de moderniser. Résigné, il m’explique qu’il est le troisième à accepter cette mission, que ses prédécesseurs n’ont obtenu que des avancées millimétriques et qu’il sera heureux, vu la complexité du sujet et les résistances auxquelles il sera confronté, s’il parvient à en faire autant.
Quand Charles-Henri Astolfi a été recruté au sein de la Task Force Vaccination Covid-19 du ministère de la Santé, en novembre 2020, le contexte devait être à peu près le même, l’urgence en plus. À son arrivée, il doit identifier, parmi les innombrables structures publiques auxquelles il a affaire, les acteurs « aidants ou bloquants », et prendre son bâton de pèlerin pour aller discuter personnellement avec chacun d’eux. Le contenu du système d’information qu’il doit mettre en place donne le vertige et, quand il essaie de savoir quelles sont les priorités, tout le monde lui répond qu’il faut « tout faire tout de suite ». Les résultats du premier test, mené le 15 décembre 2020 dans deux EHPAD, sont affligeants : « L’un des deux sites a réussi à se connecter à notre système d’information, mais, malheureusement, il n’avait pas reçu les seringues. Le second avait reçu les seringues, mais n’est pas parvenu à se connecter... » Pourtant, quelques semaines plus tard, lorsque les opérations de vaccination commencent en vraie grandeur, c’est un succès, que Charles-Henri Astolfi, tel les héros spartiates, se contente d’annoncer par un message laconique : « L’ouverture de Vaccin Covid s’est bien passée lundi 4 janvier à 8h30, sans problème majeur. »
Comment expliquer cette réussite ? Par les compétences extraordinaires de Charles-Henri Astolfi, aussi bien sur le plan technique que dans les relations sociales, ou par le contexte de crise et d’urgence qui lui a permis d’abattre des obstacles normalement insurmontables et de mobiliser toutes les énergies, même les plus rétives d’habitude ? L’intéressé se montre particulièrement humble et semble considérer que le facteur de succès principal est le contexte dans lequel il est intervenu : « J’ai fait de mon mieux et cela a bien fonctionné, mais il est difficile de savoir quelle part de la réussite on peut m’imputer et quelle part aurait abouti de toute façon, quelle que soit la personne à qui on la confiait. » Il doute, d’ailleurs, d’avoir changé quoi que ce soit à cette administration : « Je ne suis pas certain non plus d’avoir réussi à faire monter l’institution en compétence dans le domaine des systèmes d’information. Cette expérience a permis à certains individus de progresser fortement, mais j’ignore si le ministère de la Santé en aura retenu grand-chose... »
Un de ses anciens collègues à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, Félix Aimé, n’a, pour sa part, aucun doute sur le rôle joué par le mérite personnel de Charles-Henri Astolfi : « C’est phénoménal d’avoir quelqu’un comme lui dans une structure. Il a révolutionné des fonctionnements, des gens qui ne se parlaient pas se sont mis à travailler ensemble. » Il aboutit cependant à la même conclusion sur l’impact de ce « fonctionnaire phénoménal » sur l’Administration : « Il est reparti et c’est redevenu comme avant. »
À ceci, l’intéressé répond qu’ « il est normal et salutaire que, hors période de crise, on retrouve les contraintes et les lourdeurs de l’Administration, qui permettent d’exercer les contrôles nécessaires. On ne pourrait pas souhaiter que le mode de fonctionnement que j’ai connu devienne le mode de fonctionnement normal de nos institutions... » L’expression « que j’ai connu » souligne à nouveau le rôle prépondérant de la crise et de l’urgence par rapport à celui du talent personnel. Ces propos semblent, de surcroît, présenter l’inertie administrative comme à la fois inévitable et souhaitable. Voilà une conclusion bien déprimante, sauf si l’on se réfère à la formule du physicien et auteur de science-fiction Gregory Benford : « Ce n’est pas l’amour qui fait tourner l’univers, mais l’inertie. »