Vina liques
En janvier 2020, le salon professionnel Millésime Bio, organisé par l’association interprofessionnelle SudVinBio, réunissait 1 287 producteurs de vin et 6 850 acheteurs professionnels. L’année suivante, avec la Covid-19, tout rassemblement était interdit, mais comment l’association aurait-elle pu renoncer à un salon dont ses adhérents avaient un besoin vital ? Organiser de façon virtuelle un événement consacré au vin paraissait également difficile. En 1989, le commandant Cousteau avait inauguré, au Forum des Halles, un parc océanographique dont la particularité était de ne pas contenir une seule goutte d’eau. Deux ans après l’ouverture, l’entreprise déposait le bilan. Il fallut une semaine pour démolir la baleine en béton qui était l’une des attractions de l’établissement.
Devant cette difficulté, l’association aurait pu être tentée de recourir à la clé USB Wine, présentée dans une vidéo de 2007 comme permettant de connecter un robinet à un ordinateur afin de “télécharger” le vin de son choix parmi plus de 1 200 crus mondiaux (https://urlz.fr/gmKs). Une fois la bouteille achetée en ligne, il suffisait de placer un verre sous le robinet pour recueillir le précieux nectar ! Malheureusement, cette annonce stupéfiante n’était qu’un gag destiné à promouvoir un site de vente de vin en ligne.
SudVinBio a donc relevé le défi d’organiser, en 2021, un salon à 100 % digital, sans une seule goutte de vin, et a néanmoins réussi à mobiliser 1 000 exposants et 4 000 acheteurs professionnels, chiffres très honorables, compte tenu des circonstances. De plus, sur les 20 000 mises en relation opérées pendant le salon, 70 % ont eu lieu sans rendez-vous planifié à l’avance, ce qui prouve que c’est bien le salon, tout virtuel qu’il fût, qui a permis à ces personnes de se rencontrer.
L’un des ingrédients du succès semble être qu’au lieu de céder à la tentation, après avoir créé le site du salon, de le laisser fonctionner indéfiniment, les organisateurs ont maintenu les mêmes dates d’ouverture et de clôture que pour les salons présentiels. De plus, ils ont fait la chasse aux exposants insuffisamment préparés et susceptibles de ne pas être assez présents sur leur “stand”, ce qui aurait pu donner aux visiteurs « l’impression désastreuse d’être face à un salon à moitié vide ». Les exposants sélectionnés ont assuré « une présence permanente durant les trois jours, parfois vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour les contacts avec des clients étrangers ». De leur côté, constatant que les exposants étaient bien en ligne, un tiers des acheteurs se sont connectés chaque jour pendant tout le salon, alors que peu d’entre eux avaient l’habitude, lors des salons présentiels, de participer du début à la fin.
Ce parti audacieux consistant à créer de la rareté (un salon limité dans le temps) au sein de la profusion (la disponibilité infinie d’Internet), et à atteindre ainsi une intensité qui n’aurait pas été envisageable sur une plus longue durée, a permis à ce salon virtuel de retrouver un peu du caractère exceptionnel de la rencontre présentielle, “ici et maintenant”.
Peut-être les organisateurs se sont-ils inspirés, pour ce choix stratégique, du fameux Carpe diem d’Horace ? Il se trouve que cette formule est précédée, quelques lignes plus haut dans le poème, par l’expression Vina liques, « Filtre ton vin », que l’on peut traduire par « Sers-nous à boire ! », car il était alors d’usage de filtrer le vin au moment de le servir. De fait, l’urgence du Carpe diem s’éprouve tout particulièrement lorsque l’on s’apprête à déguster un verre de grand vin. Il faut se taire, oublier tout ce qui nous entoure, le passé et le futur, et mobiliser tous ses sens sur l’instant présent.
C’est pourquoi la meilleure nouvelle de cette séance consacrée à Millésime Bio est que, dès l’an prochain, le 100 % digital sera abandonné et que le présentiel se combinera au virtuel pour permettre, avec une intensité renouvelée, de déguster du vrai vin dans de vrais verres…