Débat entre Philippe Haffner, Didier Holleaux et Henri Prévot

Demain, quelle place pour l’hydrogène ?

Didier Holleaux : Le temps de l’hydrogène est-il advenu ? À cette question, d’aucuns répondent que l’hydrogène a beau être présenté comme le vecteur énergétique d’avenir depuis un siècle, il ne s’est toujours pas imposé. Or, la situation a changé, pour deux raisons fondamentales. Tout d’abord, jusqu’à présent, l’on a toujours trouvé une solution alternative rendant les mêmes services que l’hydrogène, mais moins coûteuse et plus accessible, comme les hydrocarbures ou le charbon. Le changement climatique rebat les cartes. Ensuite, le prix des énergies renouvelables baisse considérablement – le dernier appel d’offres massif en matière de solaire, en Arabie saoudite, s’est conclu à 10,40 dollars le mégawattheure (MWh). Dans ces conditions, l’électrolyse permet d’obtenir de l’hydrogène dit “vert” (conçu avec de l’électricité renouvelable) à un coût extrêmement compétitif.

La plupart des analystes considèrent que le prix de l’hydrogène vert sera compétitif par rapport à l’hydrogène dit “gris” (produit par reformage à la vapeur du méthane) dans les années 2030. Nous pensons qu’à cet horizon, l’hydrogène s’imposera, pour certains usages, en remplacement des hydrocarbures, mais aussi d’autres solutions électriques. Son premier usage sera industriel et consistera à substituer de l’hydrogène vert, très faiblement émissif, à un hydrogène gris qui émet 10 kilos de CO par kilo, traditionnellement employé pour le raffinage, la production d’engrais à partir d’ammoniac, la fabrication d’explosifs et, dans une moindre mesure, de semi-conducteurs. Demain, l’hydrogène pourrait être utilisé pour la réduction du minerai de fer en acier, en remplacement du coke.

Le deuxième usage de l’hydrogène concernera les transports lourds, dans des contextes où il n’est pas envisageable d’arrêter longuement les véhicules pour les recharger, ou dans des lieux où les alternatives sont très coûteuses. Dans des sites miniers isolés en plein désert, par exemple, il est pertinent de faire fonctionner les camions à l’hydrogène.

À un horizon plus éloigné, un troisième usage pourrait s’imposer : le stockage des énergies électriques renouvelables. Notez que l’hydrogène peut être stocké à un coût raisonnable dans des cavités salines, dans des quantités bien plus importantes que ne le permettent les batteries.

Il existe par ailleurs de l’hydrogène dit “bleu”, produit par reformage du méthane, mais avec capture du CO, ou encore “turquoise”, produit par pyrolyse du méthane, avec usage du carbone solide ainsi produit, sans émission de CO. Nous verrons aussi émerger de l’hydrogène produit à partir de biomasse ou d’énergie solaire, par photolyse de la molécule d’eau. Mentionnons également l’hydrogène “fatal”, qui est d’ores et déjà produit par électrolyse du chlore et de la soude, et l’hydrogène naturel.

Enfin, l’hydrogène n’est pas plus dangereux que le gaz naturel, s’il est bien manipulé.

Philippe Haffner : Je considère, moi aussi, que le temps de l’hydrogène est venu. En effet, ce vecteur répond simultanément aux enjeux du changement climatique et de la pollution liée aux énergies fossiles. Si 95 % de l’hydrogène provient aujourd’hui d’énergies fossiles, on peut aussi le produire à partir de la biomasse. Depuis sa création, il y a trente ans, Haffner Energy développe une expertise dans ce domaine.

L’industrie constituera le principal débouché de la production dhydrogène. Bien avant 2030, nous parviendrons à fabriquer, à partir de la biomasse notamment, un hydrogène compétitif par rapport aux énergies fossiles, à quelque 1,50 euro par kilo, dans de grands systèmes produisant 30 tonnes d’hydrogène par jour.

Atout supplémentaire, ce mode de production permet d’obtenir un coproduit, le biochar, ressemblant à du charbon de bois, qui concentre une partie du carbone issu du procédé. Il peut être enterré pour favoriser la croissance des plantes, sachant que le carbone qu’il contient restera en terre de façon permanente et provoquera une émission de CO négative (environ 15 kilos de retrait de CO par kilo d’hydrogène produit). Le biochar contribue, en outre, à réguler le cycle de l’azote et le cycle de l’eau, et fournit un débouché économique à la biomasse. Nous proposons déjà un hydrogène très compétitif – sans atteindre encore le niveau des énergies fossiles. La compétitivité croîtra encore quand les systèmes atteindront une taille industrielle.

Quant à la fabrication d’hydrogène par électrolyse de l’eau, elle permettra d’en produire des quantités massives en Europe du Sud, au Maghreb et dans les zones désertiques – l’hydrogène étant ensuite convoyé par pipeline. Elle jouera également un rôle majeur dans le stockage des énergies intermittentes. De façon complémentaire, la biomasse assure une production décentralisée d’hydrogène. La conjugaison de ces solutions permettra de massifier la production d’hydrogène au point qu’il pourra se substituer en grande partie aux énergies fossiles.

Nous démarrons dès juin 2021 une première installation industrielle, à Strasbourg, où la production sera effectuée à partir de la biomasse.

Michel Berry : À quelle échéance l’hydrogène peut-il devenir une solution pour la petite mobilité ?

Philippe Haffner : La station que nous lançons à Strasbourg est destinée à toutes les mobilités. D’ailleurs, son procédé s’adresse aussi bien à l’industrie qu’à la mobilité, sans compter le troisième usage que constitue l’injection d’hydrogène dans des réseaux de gaz.

Henri Prévot : Au risque de doucher cet enthousiasme, il me paraît utile de rappeler quelques ordres de grandeur et quelques incertitudes persistantes. À 35 térawattheures (TWh) d’hydrogène par an, l’industrie ne représente que 3 % de la consommation totale d’énergie en France, laquelle atteint 1 300 TWh. Je ne conteste pas les usages de l’hydrogène qu’a évoqués Didier Holleaux : nous ne pourrons réduire les émissions de CO sans remplacer la production actuelle d’hydrogène par un procédé faiblement émissif. Je ne conteste pas non plus l’intérêt des nouvelles utilisations industrielles de l’hydrogène, dans la sidérurgie ou la cimenterie. Cependant, deux grands débouchés actuels de l’hydrogène risquent de s’amoindrir, à savoir le raffinage, qui n’est pas promis à un grand avenir, et la fabrication d’engrais.

Le recours à l’hydrogène est par ailleurs tout à fait envisageable dans la mobilité lourde. Des trains fonctionnent déjà à l’hydrogène. Néanmoins, pour les bateaux, il existe d’autres solutions utilisant de l’ammoniac et pour les avions, les difficultés techniques sont réelles.

Pour le transport lourd sur route, cette solution trouve également ses limites. Une étude très poussée, consacrée à une expérience dijonnaise d’alimentation de bennes à ordures et d’autobus avec une électricité provenant de stations d’incinération, montre qu’en comparaison de solutions électriques sur batteries, une solution employant de l’hydrogène ne serait pas la moins coûteuse, dès lors que les distances entre deux recharges sont inférieures à 150 ou 200 kilomètres.

Peut-être la consommation d’hydrogène, pour l’industrie surtout, ainsi que pour une partie du transport lourd, atteindra-t-elle au total 100 ou 150 TWh, mais je doute qu’on en produise plus, tant cela demanderait des quantités importantes de biomasse et d’électricité nucléaire, éolienne ou photovoltaïque.

Didier Holleaux : L’hydrogène ne remplacera pas la totalité des emplois actuels du pétrole, du gaz et des autres énergies. La consommation annuelle de gaz se monte actuellement à 460 TWh : nous prévoyons qu’en 2050, les efforts d’efficacité énergétique et l’électrification la réduiront d’un tiers, pour atteindre quelque 300 TWh, dont 140 TWh constitués de biométhane, issu notamment de déchets agricoles. S’y ajoutera du syngaz, pour quelques dizaines de térawattheures. Le complément sera assuré par de l’hydrogène, essentiellement vert ou issu de la biomasse, pour 100 à 150 TWh. Certes, nous n’aurons alors remplacé qu’une petite partie des énergies fossiles et des hydrocarbures liquides ; il n’en reste pas moins que l’hydrogène jouera un rôle déterminant.

Philippe Haffner : Il convient de distinguer le gisement de biomasse du gisement sylvicole, qui représente un réservoir d’environ 200 TWh annuels et dont la moitié est actuellement exploitée. Quant au gisement de biomasse total, il se rapproche de 900 TWh, en incluant les déchets agricoles, les substrats industriels et les déchets organiques, notamment ménagers. Notre technologie valorise l’ensemble de cette biomasse. Si la combustion des déchets agricoles présente de fortes contraintes (fusion des cendres, présence de chlore ou de soufre), ce n’est pas le cas de la fabrication d’hydrogène à partir de biomasse. Cette dernière peut donc représenter des volumes considérables. Nous nous fixons néanmoins une limite : l’approvisionnement en biomasse d’un site de production ne doit pas dépasser un rayon de 100 kilomètres. Dans ces conditions, nous pouvons développer sans difficulté des projets ayant un potentiel énergétique de 50 MW. C’est loin d’être négligeable.

Une efficacité énergétique au rendez-vous ?

Michel Berry : Pour Jean-Marc Jancovici, il est aberrant de produire de l’hydrogène par électrolyse, le rendement étant bien moindre qu’avec des batteries. Que lui répondez-vous ?

Philippe Haffner : Cet argument vaut uniquement pour la mobilité, puisqu’il est fondé sur le fait que les piles à combustible offrent une efficacité énergétique globale inférieure à celle des batteries.

L’hydrogène issu de la biomasse relève d’une tout autre équation : ce procédé affiche une efficacité énergétique de 30 %. Autrement dit, 100 MWh de pouvoir calorifique inférieur (PCI) au puits sont transformés en 30 kWh aux roues du véhicule. En comparaison, l’efficacité énergétique d’une voiture diesel est de 20 % et celle d’une batterie de l’ordre de 30 %. Lorsque l’hydrogène provient de la biomasse et est employé pour la mobilité, son efficacité énergétique est donc comparable à celle d’une batterie, et meilleure que celle du diesel et de l’essence.

Didier Holleaux : Si l’on considère que seul le rendement énergétique compte, autant abattre les forêts pour y poser des panneaux photovoltaïques, puisque la photosynthèse affiche un rendement de 1,5 %, quand celui d’une cellule photovoltaïque atteint aujourd’hui 15 % ! Le rendement du nucléaire, entre l’énergie totale de l’uranium 235 dans le crayon de combustible et l’électricité produite in fine, n’est que de 1,8 %. Pourquoi se focalise-t-on sur le seul rendement dès qu’il est question d’hydrogène ?

Il faut également être conscient que l’électricité ne vaut rien au moment où l’on n’en a pas besoin, par exemple en cas de surproduction éolienne. Il est alors utile de stocker de l’électricité. Or, pour cela, les batteries et l’hydrogène ne fournissent pas les mêmes ordres de grandeur. Pour rappel, la capacité de stockage d’énergie sous forme de gaz en France est de 135 TWh. En comparaison, la batterie Powerwall de Tesla, que l’on peut installer chez soi pour quelques milliers d’euros, représente 13,5 kWh. Il faudrait donc 10 milliards de batteries Tesla pour atteindre la capacité de stockage sous forme de gaz française. En admettant que l’on convertisse un dixième des cavités salines en réservoirs de stockage d’hydrogène, la capacité de stockage serait encore 1 milliard de fois supérieure à celle d’une batterie à domicile.

Dans un schéma où l’on estime que le stockage de l’énergie sur des durées plus longues que ne le permet la batterie crée de la valeur, il est nécessaire de convertir cette énergie électrique en énergie chimique. L’hydrogène est probablement le meilleur vecteur pour y procéder : plutôt que de construire des montagnes de batteries, n’est-il pas plus pertinent de stocker dans des cavités salines, à des prix bien plus raisonnables ?

Enfin, le rendement des piles à combustible, comme l’ensemble de la chaîne hydrogène, ne cesse de s’améliorer. Genvia inaugure ainsi une usine dont les électrolyseurs affichent un rendement de 84 % et sont réversibles, contre 72 % pour les électrolyseurs classiques. En laboratoire, le rendement des piles à combustible dépasse 60 % et atteint 80 à 85 % lorsqu’on utilise leur chaleur.

Henri Prévot : En analysant une étude du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED), j’ai mesuré à quel point une production d’électricité à partir de biométhane diminue les besoins de stockage d’électricité. À l’aide du simulateur du système électrique que j’utilise, je calcule qu’avec seulement 30 gigawatts nucléaires et une forte capacité éolienne et photovoltaïque, si l’on peut produire de 30 à 40 TWh à partir de biométhane, il n’est pas nécessaire de recourir au gaz de synthèse ni au stockage, sous forme d’hydrogène ou autre.

On oublie par ailleurs trop souvent d’évoquer le stockage de la chaleur. Les productions excédentaires liées aux périodes de grand soleil ou de fort vent permettent de chauffer de l’eau puis d’en récupérer la chaleur. J’identifie trois débouchés pour ces productions excédentaires : la production d’hydrogène, la production de chaleur avec une pompe à chaleur et la production de chaleur par effet Joule, avec une résistance. D’aucuns considèrent que cette électricité excédentaire ne coûte rien. Cependant, il faut bien distinguer deux situations. Lorsqu’on utilise les possibilités excédentaires de production d’électricité avec un facteur de charge de 3 000 ou 4 000 heures, on produit un hydrogène à quelque 3 euros par kilo. En revanche, lorsqu’on veut obtenir davantage d’électricité, il faut quasiment disposer d’une production dédiée, à moins de ponctionner le réseau, à un coût élevé ; l’hydrogène atteint alors 6 à 7 euros par kilo.

Ainsi, le périmètre de l’hydrogène se définit au regard de deux critères. Le premier tient à la consommation. En l’occurrence, les principaux consommateurs seront les industries, voire les transports lourds de longue distance, à raison d’1 ou 2 millions de tonnes d’hydrogène. Ce dernier ne sera pas trop coûteux, puisqu’il ne dépassera pas les possibilités de production excédentaire. Le deuxième critère est le coût. Or, dans un système électrique où l’on recherche le prix le plus faible, la solution est le nucléaire – si tant est qu’il soit permis de le dire !

Par ailleurs, je ne saurais croire que l’on engagera des dépenses massives pour des “rénovations thermiques profondes”. Personne n’intègre le coût du dernier kilowattheure de perte thermique dans un bâtiment. C’est une grave lacune ! Lorsqu’on tient compte de ce facteur, on constate qu’il est préférable de faire une isolation thermique raisonnable (pour mettre le logement en classe D du diagnostic de performance énergétique – DPE) et d’utiliser des pompes à chaleur – alimentées par du nucléaire, si l’on souhaite réduire les coûts –, tandis que les possibilités excédentaires permettent d’obtenir de l’hydrogène à un coût modéré pour certains usages. L’hydrogène n’est nécessaire ni pour le stockage, ni pour être injecté dans les réseaux de gaz, ni pour les véhicules autres que lourds et parcourant de longues distances.

Il faut également prendre en considération le coût élevé des piles à combustible et des dépenses d’infrastructures nécessaires, par exemple, à l’approvisionnement des stations-services en hydrogène.

Je partage les conclusions d’une étude de l’Académie des technologies, qui recommande d’adopter une vue systémique de l’ensemble formé par l’électricité, la biomasse, le biométhane, la chaleur et l’hydrogène. Le juge de paix sera le coût des solutions de production, de stockage, d’efficacité énergétique, ainsi que celui des infrastructures et des équipements (liés au véhicule électrique, notamment), sans oublier la consommation de matériaux rares, le rejet des éoliennes par une partie de la population... C’est tout cet ensemble qu’il faut appréhender.

Philippe Haffner : La production d’électricité en France provient certes largement du nucléaire, mais le déploiement de l’hydrogène est international. L’Allemagne, les États-Unis, l’Espagne, le Portugal ou encore les Pays-Bas, qui, contrairement à la France, n’entendent pas développer le nucléaire, misent massivement sur l’hydrogène.

Didier Holleaux : Nous n’opposons aucunement le biogaz et l’hydrogène. Au contraire, les gaz renouvelables sont complémentaires – l’hydrogène vert et le biométhane, en particulier. Dans quelques cas, les gaz peuvent même entrer en concurrence – le bioGNL avec l’hydrogène, par exemple, pour décarboner certains transports. Parmi les 300 TWh annuels de gaz renouvelable que devrait compter le mix énergétique français en 2050, nous pensons que la moitié sera constituée de biométhane et l’autre moitié de syngaz et d’hydrogène, chacun étant utilisé là où il est le plus efficace.

Des ressources suffisantes ?

Michel Berry : Le développement de l’hydrogène ne butera-t-il pas sur les limites des ressources en métaux, en biomasse, en surface disponible, etc. ? À l’heure où l’Allemagne envisage d’importer massivement de l’hydrogène depuis les pays du Sud, le pari français de l’autosuffisance est-il raisonnable ?

Henri Prévot : La question de la disponibilité est prégnante pour la biomasse – à cet égard, je suis moins enthousiaste que Philippe Haffner. L’Allemagne commence à prendre conscience des problèmes qui la guettent. Initialement, elle n’envisageait pas d’importer de l’hydrogène. Il reste à savoir si son approvisionnement sera sécurisé et s’il est pertinent de remplacer une dépendance par une autre.

Quant au photovoltaïque, il a d’abord été très cher, à 300 ou 400 euros le mégawattheure, voire plus, mais on se plaisait à dire que son coût baisserait. En réalité, chacun sait que nous avons permis à la Chine de développer son industrie dans ce domaine. Nous nous y prenons peut-être mieux avec l’éolien flottant. Les premiers parcs flottants méditerranéens livrent une électricité à 200 ou 250 euros le mégawattheure. On nous annonce qu’elle plafonnera à 40 ou 50 euros, sans toutefois intégrer le coût du raccordement – nous verrons... Nous manquons de fonds marins peu profonds pouvant accueillir de l’éolien posé. L’éolien sera essentiellement flottant, et donc coûteux.

Par ailleurs, la disponibilité du cobalt, du platine ou du lithium pourrait poser problème, mais les ingénieurs trouveront certainement le moyen de s’en passer. En revanche, le prix du cuivre croîtra de toute évidence. Or, les éoliennes en consomment huit fois plus que le nucléaire ; donc le prix de l’électricité éolienne augmentera avec celui du cuivre. L’approvisionnement en sable, qui entre dans la composition du béton, pourrait aussi être problématique ; les éoliennes en consomment également huit fois plus que le nucléaire.

Didier Holleaux : Les chercheurs et les ingénieurs s’emploient déjà à trouver des alternatives au platine ou au cobalt. Les platinoïdes soulèvent actuellement une vraie difficulté, mais des catalyseurs organiques commencent à les remplacer. Je n’ai donc guère d’inquiétude concernant les matériaux.

La biomasse peut, par ailleurs, être complétée par un important potentiel de déchets, notamment de plastiques mélangés pour produire du syngaz. En outre, si la part de l’hydrogène croît, nous aurons moins besoin de lithium, puisque nous disposerons d’une solution alternative au stockage par batterie. Songez aussi que lorsque l’on transfère l’énergie sous forme d’hydrogène dans des tuyaux en acier, on économise le cuivre de lignes à haute tension. Cela devrait renforcer la compétitivité des solutions à hydrogène.

Venons-en aux importations : leur seule justification tient aux “avantages comparatifs”. Avec un coût de production de l’hydrogène situé entre 10 et 20 dollars le mégawattheure, le photovoltaïque tunisien est imbattable. La construction d’un hydrogénoduc entre la Tunisie et l’Allemagne n’aura pas un coût prohibitif, même si elle demandera du temps et sera compliquée. L’Allemagne diversifiera ses sources : elle produira elle-même une partie de son hydrogène, mais n’hésitera pas à en importer. In fine, si l’Allemagne, le Portugal, ou encore les Pays-Bas importent de l’hydrogène, la France en fera autant, soit via un autre pays européen, soit directement.

Philippe Haffner : Nous achèterons l’hydrogène le plus compétitif et irons chercher les énergies renouvelables là où elles se trouvent.

Pour ce qui est de la disponibilité de la ressource, nous nous intéressons à toutes les formes de biomasse, notamment aux déchets, et plus particulièrement aux combustibles solides de récupération (CSR), pour autant que l’hydrogène qu’ils permettent de produire soit reconnu comme renouvelable – je suis convaincu que ce sera le cas. Cette solution adviendra d’autant plus rapidement que la production d’hydrogène à partir de biomasse n’émet ni dioxine, ni oxydes d’azote, ni particules. Nos études révèlent que le total de la biomasse produite en France, et qui n’est pas confrontée à une concurrence d’usage, avoisine 1 000 TWh. C’est considérable lorsque l’on sait que la totalité des énergies finales correspond à 1 500 TWh. Je ne prétends pas que l’ensemble de cette biomasse permettra de produire du biogaz ou de l’hydrogène, mais une part significative pourra y contribuer. Notez également que le coût de la biomasse est faible, à environ 10 euros le mégawattheure. La plaquette forestière est la ressource la plus coûteuse, à 20 euros le mégawattheure, mais ce n’est pas celle qui nous intéresse le plus. Les CSR ont même des prix négatifs – ils donnent lieu à des redevances – et les bois recyclés ont des coûts deux fois inférieurs à celui de la biomasse sylvicole. Jusqu’en 2030, la disponibilité de la biomasse ne posera aucune difficulté ; la question pourra se poser ensuite.

Henri Prévot : J’aimerais être aussi optimiste ! La stratégie nationale bas-carbone prévoit que 400 TWh seront produits à partir de la biomasse, sans préciser comment y parvenir. Pour ce qui est du gisement sylvicole, j’estime qu’on ne doit utiliser le bois comme source de chaleur que lorsqu’il ne peut pas servir de bois d’œuvre. On sait désormais fabriquer ce dernier avec des petits morceaux de bois, ce qui réduira la quantité disponible pour produire de l’énergie. Rappelons aussi que les agriculteurs préfèrent garder une partie de leurs déchets de production pour enrichir le sol.

Débat avec la salle

Lhydrogène, mais à quel prix ?

Un intervenant : Quel est le prix actuel de l’hydrogène vert, et quelle est sa cible pour 2030 ?

Didier Holleaux : La cible annoncée par Nel, grand fabricant d’électrolyseurs, est de 2 dollars le kilo en 2030, à condition d’utiliser une énergie électrique à 20 dollars le mégawattheure. Le facteur de charge associerait le solaire et la batterie, et serait donc de l’ordre de 40 à 45 %. La plupart des prévisions anticipent une convergence des prix à 2 ou 2,5 dollars à l’horizon 2030. Aujourd’hui, le coût de l’électricité (40 dollars le mégawattheure) constitue de deux tiers à trois quarts du prix de l’hydrogène vert, qui atteint 4 à 5 dollars par kilo.

Henri Prévot : Au-delà du seul coût de production de l’hydrogène – qui doit inclure le coût des batteries lorsque le processus repose sur le photovoltaïque – il faut prendre en compte les coûts annexes (conditionnement, stockage, distribution, etc.), qui peuvent être tout aussi élevés.

Philippe Haffner : Il est effectivement important d’intégrer tous les coûts. Grâce au biochar et au faible prix de la biomasse, nous atteindrons dès 2022 ou 2023 un coût de 1,5 à 2 euros le kilo, à 30 bars, pour des grands systèmes (30 tonnes d’hydrogène par jour). Cette technologie existe et visera l’industrie : l’hydrogène vert ainsi produit ne pourra pas être distribué massivement.

Il est vrai que si l’hydrogène vert coûte 2 euros le kilo, le prix au mégawattheure reste assez élevé par rapport au gaz naturel. Il présente toutefois des avantages climatiques considérables. Les mécanismes de compensation tels que la taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel (TICGN) et les crédits carbone permettront de réduire l’écart de prix.

Une concurrence entre les usages ?

Int. : Qu’en est-il de la compétition entre les différents usages de l’hydrogène ? La stratégie nationale bas-carbone prévoit de donner la priorité à l’industrie et à la mobilité lourde, tandis que d’autres usages, comme le stockage d’électricité ou la mobilité légère, sont parfois promus par les territoires. Les seconds ne parasitent-ils pas les premiers ?

H. P. : Le goût pour l’hydrogène conduit les collectivités locales à prendre des décisions qui s’avéreront coûteuses. Le consommateur final en paiera le prix, d’une façon ou d’une autre. Il est essentiel d’identifier les domaines prioritaires, véritablement avantageux, sur lesquels les efforts doivent porter.

Int. : Les batteries des anciens véhicules électriques pourront-elles être utilisées pour soutenir le réseau ?

H. P. : L’utilité marginale d’une batterie supplémentaire sera d’autant plus faible que les batteries seront nombreuses. Si toutes celles des anciens véhicules électriques étaient mises au service du réseau, il n’y gagnerait guère plus que si on lui en affectait le dixième.

D. H. : Le stockage n’entre pas en conflit avec les usages finaux. Quand les productions d’électricité et l’électrolyse sont réalisées sur place pour alimenter une usine, il n’y a pas de stock tampon et tout arrêt à l’une des étapes se répercute sur la production. En revanche, lorsqu’on passe par un réseau intermédiaire ayant de la réserve gazométrique, et que l’on stocke de l’hydrogène, la production est fiabilisée – dans ce cas, le stockage ne consomme rien et ne concurrence pas les usages finaux.

Quant à la mobilité légère, certains acteurs investissent dans des prolongateurs d’autonomie à hydrogène développés par Symbio pour renforcer l’autonomie de leurs voitures électriques. C’est notamment le cas pour les entreprises dont les équipes travaillent en deux-huit, l’une le matin et l’autre l’après-midi. Je constate également qu’à Paris, les taxis n’ont pas toujours de solution de recharge pour la nuit. En outre, certaines villes dont les bus ne s’arrêtent qu’entre 1 heure et 5 heures du matin ont besoin d’une solution pour les recharger pendant ces quelques heures d’immobilisation ; l’hydrogène est pour elles une solution rationnelle.

Int. : Dans quelle mesure l’hydrogène peut-il être employé pour des usages stationnaires : alimentation électrique des chantiers, groupes électrogènes de secours, événementiel... ?

D. H. : ENGIE a organisé un grand événement au parc de Saint-Cloud, il y a près de deux ans, alimenté par un groupe électrogène à hydrogène. Cette solution fonctionne très bien et a l’avantage d’être silencieuse. Plus généralement, les solutions de cogénération avec pile à combustible sur réseau de chaleur nous paraissent très pertinentes, car elles résolvent le problème du rendement de la pile à combustible : en récupérant la chaleur pour le réseau de chaleur et en produisant de l’électricité pour le réseau en hiver, on atteint des rendements de reconversion de l’hydrogène de 80 à 85 %. La pile à combustible stationnaire et, dans certains cas, la turbine à hydrogène ont donc du sens ; toutefois, elles ne constitueront probablement pas les premiers développements.

P. H. : Quand les piles à combustible à oxyde solide seront compétitives, nous verrons se multiplier les projets de production d’électricité à partir d’hydrogène visant un usage stationnaire. Ce sera particulièrement intéressant pour des réseaux isolés dans des pays qui manquent d’eau : pour chaque kilo d’hydrogène, on produit 18 litres d’eau parfaitement pure. D’ici à trois ou cinq ans, de telles piles devraient être proposées à un prix relativement abordable.

H. P. : Les piles à combustible ont tout de même un prix considérable, de quelque 40 000 ou 50 000 euros !

D. H. : Leur prix a beaucoup baissé. Le prix cible de l’Agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense (Defense Advanced Research Projects Agency) est de l’ordre de 35 dollars par kilowatt pour les systèmes de piles à combustible mobiles, contre 100 dollars actuellement.

H. P. : Cela représente 35 000 euros pour une voiture (pour 100 kW), ce qui n’est pas rien !1

D. H. : Un véhicule de type Symbio, doté d’une pile à combustible en complément d’une batterie, n’a pas besoin que sa pile atteigne 100 kW, sachant que la consommation moyenne d’un véhicule sur 100 kilomètres est de 20 kWh. Un véhicule à pile à combustible est vendu environ 65 000 euros, et ce prix diminue. Le coût du système de pile a lui-même très fortement chuté. Il restera certes un peu plus élevé que celui du moteur thermique traditionnel, mais pas dans des proportions considérables.

Cependant, le principal marché de la pile à combustible ne sera pas nécessairement celui de la voiture, mais plutôt celui du camion et du train – ce dernier étant équipé de grosses piles à combustible dont l’efficacité est accrue.

La substitution des catalyseurs platinoïdes par des catalyseurs organiques ou autres, moins chers et moins rares, participe de la baisse du coût des piles à combustible, outre le fait qu’elle résout les problèmes de pénurie de platine et d’iridium. Ce coût diminuera encore de façon importante. Tous les analystes s’accordent à considérer qu’avec un prix du carbone raisonnable (entre 50 et 100 euros la tonne), les prix de l’hydrogène vert et de l’hydrogène gris seront du même ordre aux alentours de 2030. L’hydrogène produit à partir de biomasse sera encore moins cher.

Les multiples atouts de la biomasse

Int. : L’ADEME entend réserver les aides publiques aux projets de production d’hydrogène par électrolyse. Est-ce pertinent ?

P. H. : L’ADEME, la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), l’État et les filières prêtent la plus grande attention aux solutions de production d’hydrogène à partir de biomasse. L’ADEME suit avec un vif intérêt notre projet à Strasbourg et soutient notre technologie HYNOCA® dans le cadre d’un programme d’investissement d’avenir de 2,7 millions d’euros. Lorsque cette technologie aura démontré sa validité industrielle – c’est en cours –, les projets reposant sur la biomasse seront accompagnés, tout comme ceux qui reposent sur l’électrolyse.

H. P. : La technologie mobilisée par ce projet n’est pas radicalement nouvelle, mais a généralement achoppé sur des difficultés techniques, liées notamment aux goudrons et aux cendres. Si Haffner Energy est parvenu à les dépasser, c’est un grand progrès.

P. H. : Comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer lors d’une séance de l’École de Paris2, pour résoudre les contraintes que vous évoquez, nous séparons le flux de biomasse en deux flux, gazeux pour l’un, solide pour l’autre. Une première étape, à 500 degrés Celsius, permet d’isoler le flux gazeux. La fraction solide ainsi obtenue est du biochar, charbon actif représentant environ 20 % de la masse anhydre, qui capture tous les éléments minéraux et métalliques. La fraction gazeuse est chauffée à un degré très supérieur à la température de survie des goudrons, soit 1 200 degrés Celsius. Les goudrons secondaires, benzènes et naphtalènes sont alors totalement craqués, puisque les éléments qui pourraient poser des difficultés à de telles températures ont été préalablement capturés dans le biochar. Enfin, nous terminons par une étape de purification assez conventionnelle. Le procédé n’est effectivement guère nouveau sur le plan thermochimique. L’innovation réside dans la séparation et la valorisation des flux énergétiques.

H. P. : Quelle ressource utilisez-vous ?

P. H. : Pour le moment, nous recourons à des déchets de bois, pour des raisons pratiques. Cependant, nous nous tournerons rapidement vers les déchets agricoles (rafles de maïs, pailles...), qui n’entreront pas en concurrence avec d’autres usages. La première étape de séparation du gaz et du biochar nous permet de valoriser des ressources très diverses, puisque c’est le biochar – et non le gaz – qui absorbe les variations qualitatives. La fraction gazeuse reste très homogène.

Vers un réseau hydrogène européen ?

Int. : L’Allemagne éprouve de réelles difficultés à faire transiter l’électricité depuis les éoliennes du Nord vers les zones industrialisées comme la Bavière. S’y ajoute une réticence du public à la construction de nouvelles lignes électriques. L’hydrogène ne résoudrait-il pas ce problème ? Ne serait-il alors pas pertinent de promouvoir l’utilisation de piles à combustible pour des solutions de mobilité ?

D. H. : Deux visions s’affrontent quant au développement de l’hydrogène. Pour l’une, tout se fera sur le site de consommation : l’électricité sera conduite jusqu’aux sites ayant besoin d’hydrogène et l’électrolyse sera réalisée sur place. Pour l’autre, une déconnexion s’effectuera progressivement entre les lieux de production et de consommation, et une partie du réseau de gaz naturel sera reconvertie en réseau d’hydrogène. Nous sommes convaincus que cette deuxième vision se concrétisera.

Nous identifions la possibilité que se développe, à terme, un véritable réseau d’hydrogène. Dans le cadre du projet European Hydrogen Backbone, 23 opérateurs de réseaux de gaz européens ont étudié les conditions dans lesquelles une partie du réseau existant de gaz naturel serait reconvertie à l’hydrogène, afin de couvrir l’essentiel de l’Europe. On pourrait, par exemple, importer de l’hydrogène vert produit à partir d’électricité renouvelable depuis le Sud de l’Espagne jusqu’en Allemagne.

Int. : Certains opérateurs ne jurent que par l’injection d’hydrogène dans les réseaux de gaz. N’est-ce pas un pis-aller ? Ne faudrait-il pas plutôt se tourner vers des infrastructures purement à hydrogène au niveau européen ?

D. H. : L’injection d’hydrogène dans le gaz naturel circulant dans le réseau peut avoir du sens quand l’hydrogène n’a pas d’autre usage local. Aujourd’hui, par exemple, de l’hydrogène coproduit en électrolyse de la soude ou du chlore est pratiquement gaspillé. Il pourrait être réutilisé.

Il n’y a aucune raison que le kilowatt de gaz naturel et le kilowatt d’hydrogène valent le même prix, puisqu’ils n’ont ni les mêmes usages ni les mêmes marchés. En les mélangeant, on détruit nécessairement de la valeur. À terme, chacun aura donc un réseau dédié. Durant une phase de transition, il peut être cependant pertinent d’injecter de l’hydrogène pour éviter des gaspillages ou utiliser des excédents. Ce n’est toutefois pas sans difficulté, car certains industriels sont très sensibles à la qualité du gaz. Le mélange n’est donc pas notre solution préférée.

Une géopolitique de l’hydrogène

Int. : Dans les pays arides, d’où provient l’eau utilisée pour produire de l’hydrogène ?

D. H. : La plupart des pays arides ne manquent pas d’eau, mais d’eau douce, et les eaux souterraines salées y sont généralement abondantes – il faut alors prévoir une usine de dessalement. Par ailleurs, des travaux portent sur des électrolyseurs capables d’exploiter des eaux salées et polluées.

Int. : Le développement de l’hydrogène pourrait-il avoir des conséquences géopolitiques ?

D. H. : Dans un système d’échanges internationaux d’hydrogène, l’avantage ira aux pays qui disposent de ressources renouvelables importantes et peu coûteuses, et qui ont accès à une source d’eau proche, à un coût limité. Le désert chilien d’Atacama, le Sahara et le désert australien deviendront des ressources, tout comme la mer du Nord, dont la partie méridionale, peu profonde, est propice à l’installation d’éoliennes. Par ailleurs, je suis convaincu que le prix de l’éolien flottant baissera très significativement.

H. P. : Est-il raisonnable que les pays développés dépensent des dizaines de milliards d’euros pour éviter toute émission de CO, alors que cet argent pourrait être employé à aider les pays pauvres, notamment du Sahel, à s’équiper ? À cet égard, l’objectif de neutralité carbone en 2050 me paraît aberrant. Mieux vaut se fixer une échéance plus raisonnable et coopérer avec les pays africains pour y développer des réseaux locaux d’énergie décarbonée.

D. H. : Notre logique n’est en aucun cas de satisfaire nos besoins immédiats sans répondre à ceux des pays producteurs. Des lignes ont ainsi été construites pour acheminer de l’électricité depuis le désert d’Atacama vers le sud du Chili, où vit la population. Il n’empêche que le potentiel de production solaire y est faramineux. L’exportation est complémentaire aux usages locaux. Il s’agit donc prioritairement d’alimenter l’industrie locale en électricité, voire en hydrogène. Ce n’est que dans un second temps qu’est envisagée l’exportation. En outre, certains de ces pays profiteront d’une électricité, voire d’un hydrogène peu chers pour relocaliser des industries.

1. Dans le feu de la discussion, ni Henri Prévot ni Didier Holleaux ne se sont rendu compte qu’il y avait là une erreur d’un facteur 10 : une pile à combustible coûterait 3 500 euros, et non 35 000 euros. Les risques du direct ! – NDLR

2. « Haffner Energy : un virage réussi vers la production d’hydrogène », séminaire Aventures industrielles, séance du 27 janvier 2021.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN