- Le chaînon manquant
- Le passage à l’échelle
- Une chaîne de valeur complexe et onéreuse
- Quel business model ?
- Design intelligent et solutions intégrées
- Des projets industriels de grande envergure
- Les atouts d’ENGIE
- Vers l’émergence d’une économie décarbonée
- Un objectif ambitieux
- Hydrogène et innovation
- Répondre aux besoins des clients
- Des solutions locales
- L’engouement des marchés pour l’hydrogène
Exposé de Michèle Azlabert
Je suis responsable de l’hydrogène renouvelable chez ENGIE depuis trois ans, après avoir passé une vingtaine d’années dans le domaine de l’énergie, que ce soit chez Elf Aquitaine ou chez Suez. Ayant commencé ma carrière dans le pétrole avant de passer, il y a six ans, dans le secteur du gaz naturel liquéfié, où j’étais en charge des activités Supply and Credit, puis dans celui de l’hydrogène vert, mon parcours m’a amenée à réaliser ma propre transition. Toutes ces expériences ont été passionnantes et riches d’enseignements.
En s’intéressant à l’hydrogène renouvelable, ENGIE a décidé de se confronter à l’activation d’un nouveau marché profondément disruptif, tout en portant une vision des systèmes énergétiques de demain reposant sur un mix d’énergies renouvelables. L’utilisation de cet hydrogène est ainsi profondément ancrée dans la raison d’être du Groupe, qui est d’agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone, à travers la mise en place de solutions plus sobres en énergie et plus respectueuses de l’environnement.
Aujourd’hui, ENGIE compte 171 000 salariés, réalise un chiffre d’affaires de 60 milliards d’euros et investit dans la recherche et développement (R&D) à hauteur de 190 millions d’euros. Cet investissement porte en particulier sur le domaine de l’hydrogène, pour lequel le Groupe développe des solutions innovantes depuis de nombreuses années. Les capacités renouvelables installées d’ENGIE s’élèvent à 30 gigawatts et le Groupe réalise 21 milliards d’euros de chiffre d’affaires avec les solutions clients, auxquels s’ajoutent les produits de l’exploitation de réseaux électriques, de gaz ou de chaleur. Au total, la capacité de production électrique installée s’élève à près de 100 gigawatts, dont 53 gigawatts produits à partir du gaz naturel. ENGIE est présent partout dans le monde, essentiellement en France et en Europe, mais également en Amérique du Nord et en Amérique Latine et, à un moindre niveau, en Asie-Pacifique, en Afrique et au Moyen-Orient.
Le chaînon manquant
Il y a trois ans, nous avons senti que le moment était venu de développer le marché de l’hydrogène renouvelable, dit vert, c’est-à-dire produit par électrolyse de l’eau, par opposition à l’hydrogène bleu, extrait à partir d’hydrocarbures, ou jaune, produit avec de l’électricité d’origine nucléaire. Cette option représentait le chaînon manquant pour la mise en œuvre de la transition énergétique que nous souhaitions. En effet, pour accroître la part des énergies renouvelables dans notre système énergétique, il nous fallait pouvoir les stocker de manière massive et sur de longues périodes.
À côté des autres solutions, l’hydrogène renouvelable mérite d’exprimer tout son potentiel. Non seulement il permet de décarboner le mix énergétique, mais il peut également être utilisé comme matière première par l’industrie, notamment dans la production d’engrais, ou comme carburant vert pour des véhicules de toutes natures. C’est également une solution de stockage pour l’énergie renouvelable, sujette à des fluctuations de production, ou un vecteur de son transport sur de longues distances. D’après l’Hydrogen Council1, ce gaz pourrait contribuer à hauteur de 20 % à la réduction des émissions de CO2 fixée par l’accord de Paris.
Le passage à l’échelle
L’enjeu était de taille, car il nous fallait concevoir et développer de nouvelles infrastructures fort coûteuses, dans un contexte assez peu favorable à de tels investissements. Néanmoins, nous avons choisi d’adopter une stratégie de pionniers (front runners) plutôt que de rester de simples suiveurs. Ce choix impliquait de développer des savoir-faire valorisant les atouts d’ENGIE et de créer des solutions innovantes permettant à nos clients de réduire leur empreinte carbone.
Dans le même temps, de nombreux plans de soutien à l’hydrogène, tant à l’échelle nationale qu’européenne, ont été lancés afin d’activer ce marché émergent. La France y a ainsi consacré 7 milliards d’euros et l’Allemagne, 9 milliards d’euros. L’Italie, l’Espagne, le Portugal, le Japon et la Corée ont également développé leurs propres plans. L’accompagnement du développement de cet écosystème se fait désormais par le biais d’enveloppes budgétaires dédiées à des projets sélectionnés en fonction de critères précis, en particulier leur contribution à la réduction des émissions carbone. L’Europe ambitionne d’atteindre une production de 6 gigawatts d’ici 2024, ce qui suppose la création de capacités industrielles considérables. Si, à ce jour, l’ensemble des mécanismes de soutien n’ont pas encore été complètement traduits dans des dispositifs régulateurs locaux, certains ont cependant déjà commencé à être activés.
Une chaîne de valeur complexe et onéreuse
La chaîne de valeur de l’hydrogène renouvelable est complexe à mettre en œuvre. Tout d’abord, elle nécessite différentes sources d’énergie renouvelable, que ce soit de l’éolien, du solaire ou de l’hydraulique. Elle requiert ensuite d’avoir un accès à de l’eau, parfois grâce à des unités de dessalage d’eau de mer, puis d’installer des électrolyseurs. Enfin, elle doit disposer d’infrastructures de distribution – avec des hydrogénoducs – et de stockage – sous forme gazeuse ou liquide, ou grâce à des batteries d’accumulateurs.
En aval, les clients peuvent être des industriels qui utilisent l’hydrogène comme matière première pour la production d’ammoniac et de méthanol, ou pour le raffinage. Dans le domaine de la mobilité lourde, le consensus se fait autour de l’hydrogène comme carburant décarboné lorsque qu’une mobilité intensive impose d’avoir des temps de recharge rapide. Cela concerne les poids lourds, les engins miniers et ferroviaires, les bateaux et, potentiellement, les avions. Enfin, l’hydrogène peut être réinjecté dans les réseaux de distribution domestique et de transports, afin d’être amené au plus près des usagers individuels.
Pour donner un ordre de grandeur des investissements attendus, un électrolyseur de 100 mégawatts nécessite, avec son coefficient de charge effective de 45 %, des capacités de production d’énergie renouvelable de l’ordre de 100 mégawatts de solaire plus 60 mégawatts d’éolien. L’ensemble exige donc un investissement préalable de 153 millions d’euros pour la seule production d’énergie. Il faut ajouter à ce montant un investissement équivalent réparti, à parts égales, entre le coût de l’électrolyseur et celui des infrastructures à créer. Comme il faut également prévoir des capacités de stockage et de distribution, 10 millions d’euros par tranche de 10 tonnes d’hydrogène stockées et 1 million d’euros par kilomètre d’hydrogénoduc s’ajoutent au total. De plus, si, comme nous le faisons généralement, on dédie 10 % de la production de cet électrolyseur à la mobilité, il faut également investir en aval de cette chaîne. Pour ces 100 mégawatts issus de l’électrolyseur, 150 camions de transport – soit 50 millions d’euros – et 15 stations pour les recharger en fonction de leurs rotations – soit 45 millions d’euros – seront nécessaires. Au total, 420 millions d’euros d’investissement seront mobilisés, d’une extrémité de la chaîne à l’autre, pour chaque tranche installée de 100 mégawatts d’électrolyse.
Tout au long de cette chaîne de valeur, une myriade d’acteurs incontournables va s’impliquer, que ce soit dans la production d’hydrogène et son amont, dans la distribution et la vente au détail, ou dans tous les usages finaux et toutes les applications de la molécule. Dans cette chaîne, aucun acteur n’a la capacité d’agir seul. Pour activer le marché global de l’hydrogène, il est donc nécessaire de collaborer, dans le cadre de partenariats ou sous toute autre forme, avec de petits acteurs, telles des start-up, comme avec de gros opérateurs internationaux, afin d’élaborer des solutions innovantes et de bâtir les infrastructures adéquates.
Quel business model ?
Avant toute chose, nous nous sommes posé la question de savoir comment développer un business rentable dans le contexte actuel. En effet, l’hydrogène vert revient plus cher que les hydrogènes bleu ou jaune, et ce surcoût n’est aujourd’hui pas absorbable par le client final. Cela suppose donc un soutien, en général sous forme de subventions, pour accompagner l’émergence du marché. Or, de telles subventions ne peuvent être que temporaires et notre but premier reste toujours de développer une activité compétitive.
La vision à moyen terme qui a présidé à la conception de notre business model a été le développement de hubs territoriaux, sous forme de centrales de production agrégeant autour d’elles, afin d’en maximiser la rentabilité, différents types d’usages. Ces hubs acheminent l’hydrogène, le stockent (pour permettre à l’écosystème local de gérer l’intermittence propre à la production d’énergies renouvelables), le distribuent via des réseaux de chaleur ou de froid, et produisent également de l’oxygène. Chacun de ces services contribue, par la valeur qu’il ajoute, à rentabiliser l’ensemble des investissements. Ces hubs territoriaux fournissent des solutions locales, mais sont aussi connectés entre eux, soit par des gazoducs, soit par des navires gaziers, afin d’amener, grâce au vecteur énergétique qu’est l’hydrogène, ces énergies renouvelables depuis les territoires qui les produisent en excédent vers ceux qui sont déficitaires. Cela pourrait, par exemple, être le cas entre l’Australie, au fort potentiel solaire, et le Japon, gros consommateur énergétique.
Pour mettre en œuvre cette vision, nous avons choisi de nous implanter, dans un premier temps, dans les régions les plus propices à la production d’hydrogène vert. Comme plus de la moitié des coûts générés pour cette opération relèvent de la production des énergies renouvelables, plus le potentiel de production d’énergies renouvelables d’une localisation est élevé, plus le prix final de l’hydrogène est optimisé. Par ailleurs, le prix des panneaux solaires a baissé de 80 % en dix ans, tendance qui va continuer et se constate également dans l’éolien. Quant aux électrolyseurs, leur prix a baissé de 25 % ces cinq dernières années, et ce, pour des performances techniques en constante progression.
Afin de développer des projets et des solutions clients à grande échelle, nous nous sommes prioritairement tournés vers des industries à forte intensité énergétique, telles que l’exploitation minière, la chimie de l’ammoniac et des engrais, les aciéries et les cimenteries.
La capacité des gouvernements concernés à accompagner financièrement le processus de décarbonation de ces entreprises industrielles lors des premières années de développement d’un tel écosystème est évidemment pour nous un argument supplémentaire. Une telle aide temporaire permet d’amorcer un cercle vertueux : amélioration des performances, baisse des coûts, développement d’une filière, etc., permettant d’envisager, à terme, un hydrogène compétitif.
Design intelligent et solutions intégrées
Avant toute décision finale d’investissement, il nous faut trouver des clients et des partenaires, et négocier avec eux l’intégration, dans un design intelligent et des solutions intégrées, de leurs différentes contributions au projet. Ce sont des points essentiels, mais d’autres éléments sont également à prendre en compte, en particulier la localisation du meilleur site ou la prise en compte des risques et de la sécurité des installations.
Viennent ensuite les démarches à effectuer pour l’attribution des permis et des éventuelles subventions. Elles nécessitent, pour chaque projet, d’identifier les aides publiques qui lui seront indispensables dans un premier temps. Ensuite, il nous faut établir un dialogue assidu avec les responsables compétents, afin de faire valoir auprès de chacun d’eux l’intérêt global du projet dans toutes ses dimensions. À titre d’exemple, dans le cadre de notre projet en Australie, nous entretenons des relations étroites non seulement avec les autorités de l’État où le projet est développé et avec les autorités fédérales australiennes, mais aussi avec l’État allemand, qui s’intéresse de près à ce projet, et avec toutes les instances internationales susceptibles d’y contribuer.
Enfin, il nous faut faire entrer, en confiance, des investisseurs au capital d’un projet nécessitant des apports de fonds importants. ENGIE ne limite alors pas son rôle à celui d’intégrateur du projet, mais contribue à le dérisquer à leurs yeux, en assumant la qualité et la synchronisation dans l’assemblage de toutes les pièces du puzzle.
Des projets industriels de grande envergure
L’un de nos grands projets actuels est l’implantation d’électrolyseurs produisant 40 mégawatts installés, alimentés à partir d’énergies renouvelables, sur le site de la raffinerie Total de La Mède. Ces électrolyseurs devront par la suite servir à d’autres usages sur le même territoire. Un deuxième projet porte sur la fabrication de méthanol aux Pays-Bas ; un troisième, mené en partenariat avec Yara, sur celle d’ammoniac vert en Australie ; un autre encore, au Chili, en partenariat avec HyEx, porte sur la production de nitrate d’ammonium... Les savoir-faire acquis grâce à ces “démonstrateurs” font que nous sommes désormais en mesure de déployer nos solutions à grande échelle sur d’autres sites.
À plus petite échelle, nous travaillons en France avec Zero Emission Valley (ZEV), projet de mobilité visant à alimenter des véhicules utilitaires légers à hydrogène proposés à de petits artisans grâce à un réseau d’une vingtaine de stations-services.
Nous travaillons également sur les technologies innovantes de liquéfaction de l’hydrogène, notamment avec ArianeGroup, car nous sommes convaincus que ce gaz a un rôle essentiel à jouer sous forme liquide. De telles solutions opérationnelles n’existent pas réellement à ce jour et il faut que nous parvenions, avec nos partenaires, à les activer afin de faire émerger un marché où l’hydrogène aura toute sa place. Il en va de même pour des trains de passagers à hydrogène renouvelable que nous développons avec Alstom.
Le hub que nous avons implanté au Chili illustre bien notre démarche. Ce pays possède un potentiel d’énergie solaire considérable, notamment à Antofagasta, dans les territoires désertiques du nord. Dans un premier temps, le hub sert les besoins locaux en offrant des solutions décarbonées, en particulier afin de pourvoir directement aux besoins miniers. En effet, une mine est un écosystème en soi, qui, dans un contexte de pressions considérables des marchés en ce sens, a tout à gagner à produire sur place sa propre électricité renouvelable afin de réduire son empreinte carbone. Il faut savoir, par exemple, que la fabrication d’un seul téléphone portable implique l’extraction de 14 kilos de produits miniers divers et génère donc, dans les conditions actuelles d’exploitation, de fortes émissions de carbone.
Les multiples usages de l’hydrogène renouvelable peuvent se déployer au sein d’un tel hub, depuis la synthèse de l’ammoniac, destiné à la fabrication d’explosifs ou d’engrais dans des usines implantées dans le même périmètre, jusqu’à la fourniture de carburant pour les véhicules et engins divers – poste qui représente la moitié de l’énergie consommée dans une mine –, voire au traitement des minerais sur le site même de leur extraction.
Ainsi, en Afrique du Sud, en collaboration avec la firme Anglo American, ENGIE mène un projet de mobilité lourde visant à développer des solutions permettant de convertir à l’hydrogène renouvelable des camions miniers disposant déjà d’une propulsion électrique, mais qui est, à ce jour, toujours alimentée par une génératrice diesel. Un démonstrateur d’1 mégawatt y a été développé, qui nécessite donc une capacité d’électrolyse de 3 mégawatts. Pour une mine utilisant une flotte d’une quarantaine de ces camions, la mise en place d’une infrastructure conséquente est nécessaire pour les alimenter.
L’hydrogène va également pouvoir être utilisé comme source d’énergie pour les transports ferroviaires et maritimes qui exportent les minerais. Comme il peut servir à stocker l’énergie, il pourra aussi, à terme, être un vecteur de transport des surcroîts d’énergie renouvelable produits par le hub vers d’autres pays.
Forts de l’expérience acquise et de notre conviction que la mise en œuvre de telles solutions accélèrera la transition vers un monde décarboné, nous les répliquons désormais à l’échelle en Afrique du Sud et en Australie.
Les atouts d’ENGIE
L’enjeu est à présent d’activer ces solutions techniques avec l’ensemble de nos partenaires, tout au long de cette chaîne de valeur. Nous pensons qu’ENGIE, leader mondial des énergies renouvelables, est particulièrement bien placé pour y parvenir grâce à son expertise en matière de conception, de construction et d’exploitation.
Ce que recherche un client, c’est de l’hydrogène renouvelable, mais aussi et surtout, au regard de la complexité des processus, des solutions clés en main dans le cadre d’offres fiables et compétitives. Il attend également de nous des solutions de gestion afin d’optimiser ses acquisitions.
De notre côté, nous sommes en mesure de lui offrir une expertise en matière d’ingénierie sur la totalité de la chaîne, depuis la conception d’infrastructures considérables jusqu’à leur exploitation et leur maintenance, en garantissant leur sécurité et la maîtrise des risques. Nous fournissons également une expertise en matière d’optimisation du coût de l’énergie. Par ailleurs, nous apportons les financements des solutions que nous proposons. Ces solutions sont développées en partenariat avec un large réseau d’acteurs reconnus.
L’absence de visibilité quant aux réglementations et éventuels soutiens publics, qu’ils soient directs ou sous forme de subventions au prix de l’énergie, représente une difficulté. Nous devons dialoguer en permanence avec les régulateurs et les décideurs publics pour les mobiliser afin qu’ils agissent sur la demande, enjeu primordial pour accompagner ce développement.
Comme il n’existe pas à ce jour d’électrolyseur de grande capacité, il nous faut ensuite maîtriser la mise à l’échelle de ces solutions technologiques innovantes. Pour que les fabricants puissent concevoir, installer et automatiser leurs chaînes de production, ils ont besoin de commandes. Or, c’est nous qui définissons les projets, recevons les subventions et lançons les chantiers. Il nous appartient donc de synchroniser tout cela afin d’assurer une visibilité à nos fournisseurs et qu’ils puissent réaliser les investissements nécessaires pour nous accompagner dans ce passage à l’échelle. C’est toute une filière qui doit avancer dans le même sens.
Enfin, un dialogue pédagogique constant est nécessaire avec nos clients, afin de s’assurer de leur engagement et de l’acceptabilité par leurs propres clients de tout ou partie des surcoûts liés au passage à une énergie décarbonée. Cela nécessite une proximité certaine avec eux et une bonne compréhension de leurs processus avals afin de dimensionner conjointement et au plus juste les investissements mobilisés.
Vers l’émergence d’une économie décarbonée
Face à ces défis, notre approche se fait par projets concrets, en considérant que chacun d’eux nous apprend quelque chose que nous pouvons réinjecter dans le suivant, dans une posture d’autoapprentissage. À ce jour, nous sommes engagés dans une dizaine de pays et dans une trentaine de projets, très diversifiés et à des stades de développement variés, dont certains feront bientôt l’objet de décisions d’investissement.
Partis de 8 salariés il y a trois ans, nous sommes désormais 90 au sein de la seule business unit Hydrogène renouvelable, 200 personnes au sein d’ENGIE travaillant par ailleurs sur les autres dimensions et usages de l’hydrogène. Cette petite structure agile, organisée en mode projets, est très peu hiérarchisée. Cela nous permet de nous interroger régulièrement sur la pertinence de nos objectifs, la façon de les atteindre, les difficultés rencontrées et la meilleure façon de réorienter nos efforts. Nous agissons ainsi, car nos moyens sont limités, ce qui implique que nous fassions des choix clairs et étayés, dans une approche patrimoniale, face à un marché de l’hydrogène vert en pleine expansion. Nous avançons donc pas à pas et toujours dans des boucles courtes, comme pourrait le faire une start-up.
Notre stratégie nous amène à nouer des partenariats, publics ou privés, y compris avec des concurrents, car nous ne parviendrons à activer cet écosystème que collectivement. Si nous y arrivons, la taille de ce business est tellement importante que chacun aura alors largement l’opportunité d’y trouver sa place.
Enfin, dans le cas de certains marchés avals, pour lesquels les technologies n’existent pas encore, nous mettons en œuvre une stratégie innovante de proof of concept et nous testons nos solutions à petite échelle chez notre client avant de les déployer complètement. Nous avons ainsi testé, avec Alstom, les contraintes de la recharge d’un train en hydrogène vert et en avons tiré quantité d’enseignements qui nous ont permis de marquer notre avance avant de passer à l’étape suivante.
Nous devons garder l’esprit ouvert et, quand nous nous engageons sur certaines options, il nous faut savoir clairement pourquoi nous les privilégions et si nous sommes bien là où nous avions décidé d’être. La remise en question de nos choix doit être permanente afin que nous puissions avancer efficacement, délivrer nos solutions et accompagner au plus près l’émergence de l’économie décarbonée que nous appelons de nos vœux.
1. Initiative mondiale regroupant des entreprises de premier plan dans les secteurs de l’énergie, des transports et de l’industrie, dotées d’une vision commune et d’une ambition à long terme pour l’hydrogène, afin de favoriser la transition énergétique.
Débat
Un objectif ambitieux
Un intervenant : Quel est la part raisonnablement envisageable de l’hydrogène renouvelable dans le futur mix énergétique ?
Michèle Azalbert : Le 8 juillet 2020, la Commission européenne a présenté les contours de sa stratégie pour l’hydrogène, annonçant un objectif de production de 10 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable d’ici 2030. Cet objectif peut certes paraître modeste, mais il est en réalité très ambitieux, car il requiert un fort engagement collectif et des efforts technologiques autant que financiers considérables. Si on l’atteint, cela nous donnera la capacité d’engager le cercle vertueux et permettra d’accélérer toute la transition. C’est donc à la fois peu, au regard des besoins énergétiques de l’Europe, et beaucoup, compte tenu du degré de maturité de cette filière. Actuellement, le marché européen de l’hydrogène, sous toutes ses formes, est d’environ 70 millions de tonnes par an, essentiellement consommées par les fabricants d’engrais et les raffineries, mais les perspectives sont de 550 millions de tonnes à l’horizon 2050.
Int. : Sous quelle forme les États et l’Europe interviennent-ils ?
M. A. : Des programmes européens d’accompagnement de la filière hydrogène existent déjà à travers l’Innovation Fund, avec un dispositif basé sur des Emission Trading System (ETS). En complément des aides nationales, ils mettent à la disposition de projets strictement sélectionnés, annuellement et pour les dix années à venir, 1 milliard d’euros afin de favoriser le développement de l’écosystème hydrogène.
Par ailleurs, nous sommes aujourd’hui dans un contexte où les investisseurs, en particulier lorsqu’il s’agit d’infrastructures renouvelables, disposent de moyens colossaux alors que les projets font plutôt défaut. Il nous appartient donc de développer de bons projets, rentables et dérisqués, afin d’y faire entrer à nos côtés ces financeurs potentiels.
Int. : En France, où en est la prise en compte du plan hydrogène ?
M. A. : En trois ans, les choses ont énormément évolué et les ambitions se sont massifiées. Pour moi, ce plan n’a eu que des effets positifs, même s’il ne prend pas en compte l’origine de l’électricité utilisée pour produire l’hydrogène. Il reste cependant la question du calendrier d’activation des différents dispositifs qu’il prévoit. Les aides aux investissements sont bien là, mais elles ne suffisent pas, car d’autres types de soutiens, aujourd’hui identifiés par la France comme étant nécessaires pour boucler les investissements, tardent à être mis en place.
Int. : Les pouvoirs publics sont-ils plus sensibles à certains arguments qu’à d’autres ?
M. A. : Leur premier souci est que les solutions que nous proposons soient durables et économiques, et qu’elles fassent sens dans la durée. À côté de ce dialogue économique, un autre dialogue, de nature plus sociale, porte sur la création des emplois que ces projets pourraient générer directement, sur les installations, ou indirectement, à travers les solutions techniques développées avec des champions nationaux. L’emploi est donc toujours un enjeu essentiel pour les convaincre du bien-fondé de nos projets. Cela nous amène alors à parfois les redimensionner en fonction du contexte local et des soutiens publics.
Hydrogène et innovation
Int. : La R&D d’ENGIE sur l’hydrogène est-elle complètement internalisée ou faites-vous appel à des partenaires extérieurs ?
M. A. : Les deux cas de figure coexistent. Pour des projets à la maturité faible, nous mettons parfois en œuvre des démonstrateurs destinés à tester certaines technologies. Ainsi, à Rotterdam, pour le projet Multiplhy, qui concerne deux technologies à haute température aux performances très prometteuses, nous codéveloppons les démonstrateurs avec ENGIE Lab CRIGEN, l’instance consacrée à l’innovation au sein d’ENGIE R&D.
Int. : La R&D est-elle uniquement tournée vers les applications ?
Didier Holleaux (directeur général adjoint d’ENGIE) : Le rôle d’ENGIE n’est pas de faire de la recherche fondamentale et, dans l’hydrogène comme ailleurs, nous n’en faisons que très peu.
Int. : Coopérez-vous avec des start-up ?
M. A. : Cela peut se faire dans le cadre de l’activation des solutions techniques innovantes qu’elles proposent, tout comme cela peut prendre la forme d’investissements d’ENGIE Lab CRIGEN au capital de certaines d’entre elles. C’est par exemple le cas pour H2SITE, start-up espagnole qui offre une solution technique prometteuse de production d’hydrogène hautement purifié par crackage de molécules diverses, que nous allons pouvoir activer dans certains de nos projets miniers ou de transport maritime.
Int. : Dans les projets que vous développez, l’investissement d’ENGIE est-il majoritaire ?
M. A. : Il n’y a pas de règle. Nous imposons seulement d’être les opérateurs de ces installations et, pour cela, il nous faut évidemment une quote-part minimale.
Répondre aux besoins des clients
Int. : Votre stratégie à terme vise-t-elle la maîtrise de la totalité de la chaîne de valeur ou seulement de certains segments, comme l’électrolyse ou le stockage de l’hydrogène ?
M. A. : Nous visons le marché des industriels et de la mobilité lourde. Pour répondre aux besoins de nos clients et leur apporter des solutions décarbonées, nous développons et activons un ensemble complexe de solutions dont nous assurons la coordination. Néanmoins, nous nous appuyons parfois sur une solution précise. C’est le cas à Manosque pour le projet Hygreen Provence mené en partenariat avec Air Liquide. Nous reconvertissons certaines des cavités salines qu’utilise Storengy (filiale d’ENGIE) pour le gaz naturel pour pouvoir y stocker de grandes quantités d’hydrogène, qui seront distribuées aux industriels et aux marchés de la mobilité de la région.
Int. : Puisqu’ENGIE abandonne le nucléaire en Belgique, est-ce qu’un hub de production d’hydrogène à partir d’une centrale de petite puissance pourrait être envisageable ?
M. A. : Nous cherchons toujours à répondre aux besoins de clients qui recherchent des solutions décarbonées. Certains d’entre eux nous demandent, de façon très explicite, d’être approvisionnés uniquement grâce à des énergies vertes, ce qu’imposent certaines réglementations. D’autres s’en remettent au réseau, que l’électricité fournie soit d’origine nucléaire ou autre. Tout dépend donc de ce que le client recherche. Certains de nos projets ne reposent ainsi pas à 100 % sur des énergies renouvelables et ils intègrent une quote-part d’électricité fournie par le réseau. Souvent, la certification Vert qu’un client souhaite obtenir ne requiert pas systématiquement une garantie d’origine de l’énergie dans la mesure où la part spécifique de renouvelable est bien identifiée et a été développée à cet effet. Nous pourrions donc éventuellement être agnostiques quant à l’origine de l’électricité, mais notre contrainte primordiale reste toujours la demande du client.
D. H. : Depuis 2009, ENGIE n’investit plus dans le nucléaire neuf et nous nous limitons à l’entretien de nos centrales existantes en Belgique. En outre, le coût actuel de l’électricité d’origine nucléaire, qui atteint 110 euros le mégawattheure, disqualifie d’emblée son utilisation dans la filière hydrogène, et ce, sans aucune perspective de pouvoir à nouveau y recourir à l’avenir.
Des solutions locales
Int. : L’implantation de hubs locaux alimentés par du solaire, mais aussi par des incinérateurs, et qui s’inscrit donc dans une forme d’économie circulaire, n’est-elle pas contradictoire avec l’exemple de l’éventuelle alimentation du Japon en hydrogène produit en Australie ?
M. A. : Dans l’immédiat, notre vision des hubs est avant tout territoriale et leur taille varie en fonction des besoins locaux. Ce n’est que dans un avenir plus ou moins hypothétique que certains pourraient éventuellement croître pour exporter leur production. Les solutions que nous apportons aujourd’hui sont donc bien locales, telle notre implantation à La Mède qui répond non seulement aux besoins d’une raffinerie implantée sur le même site, mais également à ceux liés à la mobilité dans la région proche, pour l’alimentation des bus, des camions de voirie ou des flottes de taxis. Si notre client, qu’il soit un industriel ou une collectivité territoriale, a une attente spécifique pour une solution locale et qu’elle s’inscrit dans le cadre de l’économie circulaire, nous saurons y répondre avec un hub dimensionné à la juste mesure de ses besoins et par des solutions pérennes.
Int. : Qu’en est-il du projet Emil’Hy en Lorraine ?
D. H. : Le projet Emil’Hy a débuté à Saint-Avold et dans les villes environnantes, pour répondre aux besoins des collectivités locales. Il devrait rapidement être multiplié par un facteur 10 ou 20 dans le cadre d’une transformation vers l’hydrogène des structures existantes de GRTgaz menée par Storengy. À terme, il intégrera une capacité de stockage en cavités salines et sera connecté par gazoduc au reste de la France, à la Sarre et au Luxembourg.
Int. : Qu’envisagez-vous comme mesures afin de rassurer le grand public sur la sécurité de ce gaz, surtout connu pour son caractère explosif ?
M. A. : Le monde des professionnels a une expérience de l’hydrogène de plusieurs décennies. Les aspects sécuritaires sont primordiaux dans le quotidien de nos projets et dans le design de nos installations, tant pour prévenir les accidents que pour en limiter les conséquences le cas échéant, par exemple avec des murs pour parer aux effets d’une explosion. Ce point est parfaitement identifié par l’Hydrogen Council, qui fédère les acteurs autour de dispositifs HSE (hygiène, sécurité, environnement) et qui organise le partage des bonnes pratiques. Dans notre communication vers le grand public, nous sommes très attentifs aux réponses apportées par nos messages, afin que chacun puisse gérer de façon optimale les risques inhérents à ce produit – comme il le fait d’ailleurs fort bien pour d’autres produits.
L’engouement des marchés pour l’hydrogène
Int. : Disposez-vous d’éléments chiffrés fiables sur les performances de la solution hydrogène qui puissent servir de base à un apprentissage collectif des acteurs impliqués ?
M. A. : Une vaste étude sur l’évolution des coûts a été menée par l’Hydrogen Council, dans un cadre confidentiel où chacun des fournisseurs a communiqué des informations détaillées sur ses performances et ses évolutions à venir. Les résultats de ces travaux, anonymisés et consolidés, sur les évolutions à la baisse des prix de certains composants, en particulier les électrolyseurs, ont ensuite été communiqués à l’ensemble des acteurs de l’industrie. Avoir à notre disposition toutes ces données nous a procuré un confort certain en montrant que nous étions tous engagés dans des plans et des efforts qui, in fine, contribueront à réduire les coûts. Tout cela laisse augurer qu’entre 2030 et 2035, l’hydrogène vert sera devenu compétitif sans subventions.
Par ailleurs, nous entretenons un dialogue régulier avec nos fournisseurs, afin d’évaluer la façon dont ils se projettent à terme. Nous attendons également d’eux une amélioration de leur efficacité dans la conception des électrolyseurs, d’une durée de vie moyenne de vingt ans, et dans le design des processus de maintenance et de remplacement des pièces de rechange, ce qui, là aussi, devrait permettre une réduction du coût de nos solutions. Ce cercle vertueux ne pourra cependant continuer à s’activer que si les commandes sont au rendez-vous.
Int. : L’engouement actuel des marchés pour l’hydrogène ne risque-t-il pas de perturber les acteurs de ce secteur ?
M. A. : Il y a effectivement de quoi être surpris quand on voit la valorisation impressionnante des sociétés du secteur, alors qu’elles ne dégagent toujours pas de profits. Ce qui est intéressant, et très positif, c’est que les capitaux qu’elles attirent leur donnent les moyens d’amorcer le passage à l’échelle sans attendre les commandes. Les investisseurs tiendront-ils cependant dans la durée ? Nul ne le sait !
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE