La gaîté du savetier
La conférence d’Helen Micheaux sur la gestion des déchets m’a rappelé une exposition sur Les rues de Paris au XVIIIe siècle que j’avais organisée en 1996 au musée Carnavalet. Je m’étais appuyée sur le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, publié entre 1781 et 1789. Dans cet ouvrage en 12 volumes, l’auteur s’attache à décrire les aspects les plus prosaïques de la vie de ses contemporains. Il témoigne, entre autres, de la place qu’occupaient la récupération et le recyclage dans l’économie du XVIIIe siècle.
À l’époque, point de gaspillage alimentaire comme aujourd’hui. Les regrattiers revendent les restes des riches tables de l’aristocratie : « Au détour de cette rue, dans cette étroite échoppe, qu’aperçois-je sur ces assiettes mutilées ? Quels sont ces restes où la moisissure a déjà déposé sa première empreinte ? (…) Ces restes, rebut des valets, après avoir touché la bouche d’un évêque qui s’est arrêté par réflexion pour donner la préférence à un autre morceau, ont été dédaignés des marmitons (…). Sur le soir, un indigent, enveloppé d’une redingote, descend de son grenier et vient les acheter. »
De même, sur la place du Louvre : « En face de cette superbe colonnade que tout étranger admire, on voit beaucoup de hardes qui, suspendues à des ficelles, et tournant au vent, forment un étalage hideux (…). Là, tous les courtauts de boutique, les maçons et les portefaix vont se recruter en culottes qui ont manifestement servi. Les neuves y sont de contrebande ; il y en a de toutes formes, de toutes couleurs et de toute vétusté. »
Le crieur de peaux de lapins les achète en détail aux servantes pour les revendre en gros aux chapeliers : « Il en est surchargé de manière qu’on cherche sa tête et ses bras. On le sent avant que d’entendre sa voix ; il vit dans l’exhalaison infecte de ces peaux. »
Le lundi matin, les boulevards et les voies fréquentées sont arpentées par le trouveur, à la recherche des objets que les promeneurs ont laissé tomber le dimanche : « Son regard rase incessamment la terre : vous passez auprès de lui, il ne vous aperçoit pas ; mais il distingue une clé de montre que la poussière couvre à moitié. »
Quant au chiffonnier, on ne prononce à l’époque qu’avec dégoût le nom de « cet homme qui, à l’aide de son croc, ramasse ce qu’il trouve dans la fange, et le jette dans sa hotte ».
On ne peut pas dire que ces descriptions donnent très envie de retourner à une économie circulaire…
Une figure tranche cependant dans ce tableau assez sordide, celle du savetier qui, installé directement dans la rue, ressemelle les chaussures des passants, alors que le cordonnier, dans son échoppe, fabrique des chaussures neuves. La différence est importante, et inscrite dans la loi : « Que le savetier se garde bien de pousser la réparation d’un soulier jusqu’à le rendre absolument neuf : il paierait une amende », avertit Mercier. Or, le savetier est connu pour être si gai qu’il chante tout le temps, au point qu’on lui confie l’instruction des linottes, ces petits oiseaux que l’on élève en cage parce qu’ils sont capables de reproduire des fragments de mélodie : « Ce sont d’ordinaire les savetiers qui apprennent aux linottes à siffler et à chanter », note le dictionnaire de Furetière de 1727.
« Pourquoi le savetier a-t-il l’air plus content que le cordonnier ? », s’interroge Mercier. « La Fontaine l’avait déjà remarqué avant moi : c’est qu’il est moins orgueilleux, et qu’il a toujours plus d’ouvrage qu’il n’en peut faire : on lui apporte la besogne, tandis que le cordonnier est obligé de l’aller chercher. »
Cette remarque laisse entrevoir ce qui pourrait donner à l’économie circulaire toute sa puissance et son intérêt : le fait qu’elle se conjugue avec une économie BOP (Bottom Of the Pyramid) et réponde mieux que notre économie actuelle aux besoins des plus pauvres – avec une bonne nouvelle : grâce aux outils de communication numérique, on peut espérer que les denrées du regrat parviennent à destination avant d’être moisies…