Michel Berry : Le sujet de la transition énergétique se prête aux positions tranchées et aux anticipations romanesques. Tandis que certains rêvent d’un futur où les centrales nucléaires seront supplantées par une production entièrement naturelle et décentralisée, d’autres jugent les énergies renouvelables trop capricieuses et intermittentes pour constituer une solution sérieuse. Ces amples visions semblent omettre que sur le terrain, une transition est à l’œuvre au travers d’une myriade de démarches innovantes. La commune de Loos-en-Gohelle, Akuo Energy et ENGIE en font la démonstration.

Exposé de Jean-François Caron

Un démonstrateur grandeur nature

La commune de Loos-en-Gohelle incarne l’enjeu de la transition énergétique dans son sol même, ses terrils étant le stigmate de sa contribution au dérèglement climatique. La fermeture de ses neuf puits de mine de charbon l’a profondément déstabilisée sur les plans économique, social et environnemental. Longtemps régie par les Houillères, elle doit conquérir son autonomie, réinventer sa gouvernance, faire preuve d’ambition et de créativité. Alors que nous étions formatés pour puiser du charbon à 1 000 mètres de profondeur, l’époque nous demande d’être adaptables, ouverts au monde et performants. Dans cette course, nous partions avec quelques handicaps.

La commune s’est pourtant engagée dans une transition durable, reposant sur un agencement inédit des parties en présence. À une logique surplombante, nous préférons des processus qui remontent du terrain et mobilisent les acteurs locaux. Nous faisons feu de tout bois dans de multiples registres où la question énergétique est présente. Les résultats sont là : Loos-en-Gohelle est aujourd’hui le démonstrateur de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) dans la conduite du changement vers une ville durable. Elle fut aussi la seule visite de terrain des participants de la COP21.

Vers une troisième révolution industrielle

Comment un territoire peut-il impulser une politique énergétique innovante et une logique de production décentralisée ? C’est en s’inspirant de la vision du fameux prospectiviste et militant américain Jeremy Rifkin, et en bénéficiant de son appui direct, que la région Hauts-de-France a élaboré son projet stratégique de Troisième révolution industrielle. Jeremy Rifkin a eu le mérite de transformer les termes du débat en démontrant aux acteurs économiques de notre région qu’ils se priveraient de formidables opportunités, voire s’exposeraient à des pertes considérables, s’ils ne s’emparaient pas de la transition énergétique.

La “troisième révolution industrielle” invoquée par Jeremy Rifkin se caractérise par deux phénomènes conjugués, l’adoption des énergies renouvelables et le déploiement généralisé d’Internet. Elle intervient dans un contexte où la contrainte sur les énergies fossiles carbonées induit des enjeux de disponibilité certes, mais aussi de coût, la taxation des émissions de CO2 étant toujours plus pesante. Dans cinq ou dix ans, prévoit très concrètement Jeremy Rifkin, un particulier produira du courant grâce à la micro-éolienne posée sur son toit, et en cas de surplus d’énergie, la machine à laver de son voisin se déclenchera automatiquement.

Cette révolution, estime Rifkin, repose sur les piliers que sont le développement des énergies renouvelables, le bâtiment producteur, le stockage de l’énergie, les réseaux intelligents et la mobilité. J’y introduirai quelque nuance, sachant que certains matériaux entrant dans la composition des panneaux solaires viennent déjà à manquer, comme le cobalt. Quoi qu’il en soit, l’ensemble des acteurs de notre région se sont mobilisés, organisant plus précisément leur action autour de trois objectifs : l’efficacité énergétique, l’économie de la fonctionnalité et l’économie circulaire. Des centaines de projets ont ainsi vu le jour, en partie financés par le livret d’épargne populaire consacré à la Troisième révolution industrielle.

L’un de nos grands succès symboliques est d’avoir rendu ce sujet “tendance”. Depuis le secteur du textile jusqu’à celui de la métallurgie, chacun est désormais convaincu qu’il doit en être. Cet engouement a été initié par Philippe Vasseur, alors président de la chambre de commerce et d’industrie de région Nord de France, et soutenu par un portage politique au plus haut niveau du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, puis des Hauts-de-France.

Moins consommer, mieux produire

Du point de vue du territoire, la question énergétique se traduit par deux enjeux : économiser d’une part, produire des énergies renouvelables décentralisées d’autre part.

L’économie, premier gisement d’énergie. La logique productiviste classique semble considérer comme inéluctable l’accroissement de la consommation énergétique. Bien au contraire, le premier gisement qui s’offre à nous est l’économie d’énergie. Selon l’ADEME, les dépenses consacrées par la France aux énergies fossiles (gaz, pétrole, charbon et uranium) atteignent 70 milliards d’euros, le bâtiment représentant 30 à 40 % de la consommation totale. Imaginons un plan national de rénovation des bâtiments à hauteur de 7 milliards d’euros par an. Le bénéfice en serait gigantesque, avec des effets collatéraux non négligeables : autonomie vis-à-vis des pays producteurs, recul de la précarité énergétique, création d’emplois…

Nous en faisons l’expérience à Loos-en-Gohelle, où le simple renouvellement de l’éclairage public a entraîné des chutes de consommation spectaculaires. Nous investissons aussi dans l’écoconstruction et l’écoréhabilitation, y compris pour des résidences sociales. Le coût annuel de chauffage y est tombé à moins de 150 euros pour un logement de quatre pièces, contre 1 500 à 2 000 euros pour les habitations utilisant un chauffage électrique classique. Il en va donc aussi du pouvoir d’achat. Nous employons exclusivement des matériaux de construction issus des Hauts-de-France, hormis pour les panneaux solaires. Par ailleurs, la ville déploie une politique d’écomobilité, via son plan cyclable ou encore sa ceinture verte.

Au-delà, nous favorisons l’émergence de nouveaux modèles économiques. Nos commandes publiques promeuvent systématiquement les logiques d’économie circulaire et de la fonctionnalité, de même qu’elles comportent une clause carbone.

Notre soutien à l’agriculture biologique et aux circuits courts est, de surcroît, vertueux en matière d’économie d’énergie et d’émissions de CO2. Une parcelle de blé cultivée sur un mode intensif subit en effet quatorze passages de tracteur par an, sans compter le déversement d’intrants et de produits phytosanitaires. Cinq de nos agriculteurs ont basculé vers le bio et le circuit court, et leurs revenus sont plus élevés que ceux de leurs collègues restés dans l’ancien modèle.

Produire des énergies renouvelables. Loos-en-Gohelle s’est dotée d’un pôle d’excellence économique sur ces questions énergétiques. Il comprend notamment le pôle de compétitivité TEAM2 (Technologies de l’environnement appliquées aux matières et aux matériaux), une pépinière d’entreprises, ou encore une plateforme de test des technologies solaires. Notez que ces dernières s’avèrent plus efficaces qu’attendu dans notre région où l’ensoleillement est tout relatif. En effet, les capteurs fonctionnent mieux par températures basses et ont le bénéfice d’être nettoyés par nos pluies fréquentes, tandis qu’en Espagne, la poussière s’y accumule et limite le transfert des électrons.

Nous faisons partie des sept pôles d’excellence que les pouvoirs publics ont décidé de maintenir dans les Hauts-de-France, aux côtés de ceux qui sont dédiés à l’automobile ou au ferroviaire. Nous sommes reconnus comme un gisement d’emplois, et plus encore comme un levier d’accompagnement grâce auquel d’autres secteurs réduiront leur dépendance énergétique.

Notre expertise en matière de capteurs solaires nous permet de développer une multitude d’expérimentations dans la ville, dans le cadre de coopérations avec les énergéticiens. Première en France, la toiture de notre église Saint-Vaast est entièrement couverte de panneaux solaires. Une opération de ce type, qui frappe les imaginaires, est capitale dans la stratégie de conduite du changement. Accessoirement, elle rapporte tous les ans 5 000 euros à la commune. Peu à peu, nous voyons se constituer un terreau d’innovation en matière d’énergies renouvelables, y compris parmi les équipes de la ville. Notre plan solaire municipal ambitionne d’équiper l’ensemble des toitures publiques puis privées, en recourant notamment à l’investissement citoyen via une société coopérative d’intérêt collectif. Et symboliquement, depuis 2018, chaque nouveau-né se voit offrir 1 mètre carré de capteurs solaires sur nos toits.

Par ailleurs, inutile de préciser que la flotte de véhicules de la municipalité roule au gaz naturel depuis des années.

Enfin, nous développons, avec la région et l’État, un démonstrateur européen de résilience territoriale autour de l’énergie et de la Troisième révolution industrielle. Ce sera l’occasion de démontrer que la question énergétique peut soutenir une démarche vertueuse et fructueuse localement.

Exposé d’Éric Scotto

Les vertus de l’investissement de long terme

L’expérience d’Akuo Energy illustre deux dimensions dont Jean-François Caron vient de souligner l’importance : l’accélération phénoménale de la transition énergétique, provoquée par la convergence du renouvelable et du numérique, et le rôle joué par les territoires dans cette révolution.

Naissance de l’“agrinergie” à La Réunion

Akuo Energy développe, finance, construit et exploite des centrales énergétiques employant exclusivement des sources renouvelables (soleil, vent, hydraulique et biomasse). Depuis quinze ans, nous œuvrons sans relâche à l’émergence d’un nouveau modèle énergétique durable et décentralisé.

Nos premières installations solaires ont vu le jour à La Réunion, sur un territoire insulaire et non interconnecté – autant de contraintes qui ont stimulé notre imagination et nous ont conduits, avec les habitants, à résoudre des enjeux de résilience. La concurrence y était rude, de nombreux énergéticiens étant attirés par les incitations fiscales qu’offrait l’île. D’emblée, nous y avons été confrontés à un problème d’espace. Comment assurer la cohabitation de deux activités essentielles pour l’homme : l’agriculture et la production d’énergie ? Plutôt que de les opposer, nous les avons conjuguées autour d’avantages réciproques. Ainsi avons-nous imaginé des serres anticycloniques couvertes de capteurs solaires, offrant à la collectivité une sécurité alimentaire durant les tempêtes tropicales.

Ce concept d’“agrinergie”, qui dérangeait l’ordre établi, a d’abord suscité une levée de boucliers, car, sans le savoir, nous inventions là un nouveau modèle économique. En finançant un outil que les agriculteurs n’auraient pas pu s’offrir, et en assumant leur salaire durant trois ans, le temps de redonner vie à leur terre, nous leur permettions de passer d’une agriculture intensive à des cultures bio, voire à de la permaculture. Précisons que ces agriculteurs ne nous reversent pas un centime. Ils développent leur propre modèle économique.

Il ne s’agit pas là de philanthropie de notre part, mais d’intérêts mutuels bien compris. En effet, ces solutions nous garantissent d’être implantés durablement sur le territoire. La grande particularité de notre modèle actionnarial est précisément de miser sur le temps long. Nous n’avons pas élaboré un business plan à vingt ans, avec un emprunt bancaire couvrant la durée de vie des panneaux solaires, mais avons visé un horizon de cinquante voire soixante-dix ans. Ceci implique qu’en tant qu’actionnaire nous soyons moins gourmands à très court terme. En contrepartie, nous sommes assurés de contribuer pendant au moins un demi-siècle au dynamisme d’un territoire et à la création de richesse, autant de gages que nos factures énergétiques seront acquittées. Nous construisons notre rentabilité sur le long terme.

Cette stratégie a merveilleusement porté ses fruits à La Réunion, au point que le mix énergétique de l’île a vite atteint 40 % de renouvelable. Tous les problèmes techniques n’étaient pas pour autant levés. Qu’un nuage passe sur un territoire très ensoleillé, et cela crée une intermittence difficile à palier pour le réseau. Il y a six ans déjà, nous avons fait le choix d’y remédier par du stockage, dont nous pressentions qu’il serait déterminant pour accélérer la transition. Depuis, le coût du stockage a été divisé par cinq. Je ne nie pas que ces solutions soulèvent de nouveaux enjeux, de disponibilité des terres rares en particulier. Pour y répondre, il importe de mobiliser une large palette de techniques : turbinage-pompage, lithium-ion, mais aussi hydrogène. Le stockage stationnaire massif d’hydrogène constitue désormais une solution viable. Il ne l’était pas jusqu’alors, car son coût tenait pour moitié à la production d’hydrogène. Maintenant que cette énergie est abondante et peu chère, le stockage devient possible, et un cercle vertueux peut s’enclencher.

Conquis par les résultats réunionnais, des agriculteurs néocalédoniens nous ont sollicités pour reproduire l’expérience sur leur territoire. Depuis, nous nous sommes déployés dans de nombreuses îles de la planète, en Indonésie notamment.

Première ferme Akuo en métropole

Nous investissons désormais la métropole. Bientôt verra le jour une ferme Akuo à Piolenc, projet que nous avons remporté par appel d’offres – autant dire, sur le prix. Là encore, nous sommes partis des spécificités du territoire, en l’occurrence une carrière noyée d’eau en bordure du Rhône. Fallait-il la transformer en une base de loisirs coûteuse pour la commune ? Nous avons préféré occuper cet espace perdu avec du solaire flottant. Un tel projet peut être financé grâce à la confiance des banques, qui sont assurées que nous vendrons notre énergie sur le long terme. Pour sa part, Akuo diminue sa rentabilité de court terme en tant qu’actionnaire, afin de financer de la permaculture autour de cette carrière. Les bénéfices locaux en sont évidents, depuis la création d’emplois jusqu’à l’approvisionnement des cantines scolaires en fruits et légumes bio, le tout en circuit court. L’énergéticien devient alors un partenaire de la renaissance d’un territoire, par sa capacité à introduire le temps long dans l’évaluation de la rentabilité de son projet.

Ce projet de territoire, qui impulse une transition énergétique et agricole, est uniquement financé par les revenus de l’énergie.

Pourquoi le renouvelable s’imposera

Il faut en finir avec le mythe d’une énergie renouvelable nécessairement subventionnée. Aujourd’hui, ce sont au contraire les sources fossiles qui survivent grâce à l’argent public. Elles bénéficient des deux tiers des subventions mondiales dans l’énergie 1.

Quoi qu’il en soit, un opérateur comme Akuo n’a d’autre choix que d’être compétitif pour remporter des appels d’offres, y compris vis-à-vis d’opérateurs traditionnels. Or, il se trouve que les énergies renouvelables ont remporté la bataille économique. Un mégawattheure issu du renouvelable coûte moins de 50 euros en France, ce qui est sans comparaison avec l’énergie nucléaire. Comme l’affirme Al Gore, le nucléaire n’est plus une industrie, dans la mesure où il n’est plus capable de couvrir ses coûts d’investissement. L’énergie renouvelable est la plus compétitive économiquement et la moins nuisible pour l’environnement. Il est temps qu’une politique volontariste lui fasse de la place dans le mix énergétique. Dans un pays en surproduction comme la France, rien ne servirait d’augmenter encore les capacités. Il faut en revanche opérer des arbitrages. Sans cela, les énergéticiens du renouvelable ne pourront pas avancer.

Exposé de Didier Holleaux

Un avenir décarboné, décentralisé et digitalisé

La vision que porte ENGIE de la transition énergétique est loin d’être contradictoire avec celles qui viennent d’être exposées. Elle est plutôt complémentaire.

En la matière, le futur est loin d’être écrit. Notre passé a lui-même été marqué par des bifurcations. Rappelons que l’énergie a d’abord été produite sur un mode décentralisé. Les usines à gaz d’antan étaient locales et couvraient une commune. L’unification des réseaux ne date que des années 1960 et 1970. De même, l’électricité a d’abord été portée par des compagnies locales urbaines, voire rurales. L’interconnexion est assez récente et a induit des effets d’échelle, le choix du nucléaire et un mode spécifique de détermination des tarifs. Ce mouvement était porteur d’une logique hautement centralisatrice.

Nous dirigeons-nous vers un modèle totalement décentralisé ? C’est indéniablement le cas dans certains pays africains qui resteront dépourvus de réseaux interconnectés. Ailleurs, la question est ouverte. Certains prônent des solutions entièrement locales et décentralisées, mais seront-elles véritablement déconnectées du réseau ? D’autres, comme la Chine, imaginent que le solaire et l’éolien seront produits là où les conditions climatiques seront les plus propices, puis relayés par un réseau mondial à courant continu et haute tension. J’ignore lequel de ces modèles l’emportera. Le second me semble peu crédible à l’échelle planétaire, mais envisageable à l’échelle de grandes régions.

Nous sommes donc à la croisée des chemins. Dans ce type de situation, il faut avoir quelques convictions permettant d’avancer.

Économiser, décarboner, électrifier

ENGIE a la conviction qu’il sera indispensable de jouer sur la complémentarité des énergies. Un préalable s’impose toutefois : la nécessité d’économiser, et ainsi d’abaisser les pics de consommation. L’hiver, en effet, la demande est telle que nous devons importer d’Allemagne une électricité produite à partir de charbon. Notez que ceci met à bas le mythe du chauffage électrique décarboné. Une chaudière à condensation au gaz naturel s’avère bien plus vertueuse quand il fait vraiment froid.

Après la nécessité d’économiser vient celle de décarboner, c’est-à-dire de privilégier systématiquement des solutions à moindre contenu carbone en jouant sur leur complémentarité. En l’occurrence, la pompe à chaleur géothermique en substitution du fuel a tout son sens. Le nucléaire a également un rôle à jouer : tant que les centrales existantes seront sûres et supervisées par une autorité indépendante, elles doivent être exploitées, puisqu’elles ne dégagent pas de carbone. En revanche, ENGIE a décidé de ne pas investir, en tant qu’actionnaire, dans de nouveaux équipements nucléaires, car leur modèle économique n’est pas soutenable pour une entreprise privée.

Ce n’est qu’après avoir économisé et décarboné qu’il faut électrifier. En la matière, ENGIE a fait le choix de ne proposer que des offres d’électricité verte à ses nouveaux clients. En un an, cela nous a permis de conquérir un million de nouveaux clients en France. De même, nous promouvons l’hydrogène comme mode de stockage d’énergie. La baisse du coût marginal de la production d’énergie renouvelable enclenche un cercle vertueux où interviennent l’électrolyse, le stockage et la pile à combustible. L’hydrogène utilisé par cette dernière peut également alimenter des solutions de mobilité, ou être retransformé en méthane.

Digitaliser et, le cas échéant, décentraliser

En réalité, la transition énergétique revêtira des formes très différentes selon les territoires, au gré des mix initiaux, des aspirations et des spécificités locales : degré d’acceptation des éoliennes, disponibilité de l’espace pour accueillir des installations solaires, potentiel hydraulique, géothermique ou de biogaz. Chez ENGIE, nous avons choisi de proposer des solutions au service d’un avenir décarboné, décentralisé et digitalisé. Nous entendons replacer le client au cœur du dispositif, rompant avec une vision centralisée où les ingénieurs décidaient de la bonne source d’énergie à dispenser aux consommateurs.

La digitalisation soutient nos innovations énergétiques. Nous la déployons tout d’abord dans nos dispositifs de production. En témoigne, entre autres exemples, Darwin, notre outil de collecte de données et de pilotage optimisé de l’ensemble de nos parcs renouvelables (éolien, solaire et, demain, biogaz). Des applications numériques facilitent également la vie des clients, comme le site manouvellechaudiere.com sur lequel ils peuvent poster une photo de leur chaudière défectueuse, dans son environnement, afin que nous leur soumettions en deux heures un devis de remplacement par un équipement plus performant.

Enfin, la décentralisation permet d’apporter des réponses aux territoires qui n’ont pas accès à l’énergie. En Afrique, ENGIE et la société Zenith proposent des systèmes solaires domestiques alimentant des foyers ou des groupes de maisons. En Papouasie, nous déployons avec Electric Vine Industries des solutions à l’échelle de villages, constituées de panneaux solaires sur pylônes et de batteries.

En France, GRDF a raccordé quarante-huit sites de biogaz au réseau de gaz naturel, dont certains sont alimentés par des déchets urbains ou des boues de stations d’épuration. Précisons qu’ENGIE s’interdit de promouvoir du biogaz issu de cultures dédiées, qui concurrenceraient des cultures vivrières. Au-delà, nous avons pour ambition d’atteindre près de 100 % de gaz renouvelable. Cela revient à inverser la logique du réseau gazier, de sorte qu’il soit alimenté à partir du circuit de distribution afin de desservir des réseaux de transport via des “postes de rebours” ou d’être stocké.

Cette vision se réalisera-t-elle ? Nous travaillons en tout cas d’arrache-pied pour qu’elle advienne. Pour autant, les prévisions restent fragiles. Les modèles anticipatifs sont peu robustes, sensibles à d’infimes variations d’hypothèses. Un changement du différentiel de prix entre le solaire, l’éolien et l’hydraulique est susceptible de les perturber profondément.

Face à ces multiples avenirs possibles, il faut être pragmatique, parier sur le décarboné sous ses différentes formes, maintenir un maximum d’options ouvertes, expérimenter, observer la réaction des clients et des parties prenantes, développer les solutions qui fonctionnent et abandonner les autres. Cela implique d’adopter une logique de décision plus éclatée, de sorte que la pertinence des solutions soit évaluée localement. Inutile de dire que pour un groupe de 155 000 salariés comme ENGIE, une telle décentralisation n’a rien d’instantané. Nous y œuvrons quotidiennement.

1. Source : International Energy Agency.

Débat

Le renouvelable pour tous ?

Un intervenant : Au Nord comme au Sud, comment accroître l’accès des populations les plus pauvres à l’énergie renouvelable ?

Éric Scotto : Nos États et nos entreprises ont le devoir de favoriser l’accès à l’énergie. En Afrique, à peine 40 % de la population en bénéficie. Or, l’électrification décentralisée d’un territoire, notamment de son dispensaire et de son école, est un enjeu de développement local tout autant qu’un rempart contre l’exode rural et les migrations. Des technologies existent à cet effet, à moindre coût. ENGIE vient, par exemple, de remporter un appel d’offres avec Meridiam à 3,8 dollars par kilowattheure sur du solaire au Sénégal. Malheureusement, dès lors qu’il s’agit de l’Afrique, les bailleurs exigent un retour sur investissement très court, de peur de ne pas être remboursés. Si demain ils prêtaient aux industriels au juste prix, nous pourrions équiper ces pays et assurer des prix d’énergie très bas. Je ne parle pas ici de subventions mais de financement à des coûts normaux.

Didier Holleaux : Dans le Nord, la situation est plus compliquée. Il existe en France des tarifs sociaux garantissant un certain accès à l’énergie. Le problème est que les dispositifs permettant de financer l’efficacité énergétique des logements sont insuffisamment efficaces. Seule une action politique volontariste permettra de traiter cette situation.

Des solutions de stockage enfin viables

Int. : La difficulté à stocker les énergies éolienne et solaire a longtemps été considérée comme un frein au développement de ces dernières. Quelles solutions innovantes existent aujourd’hui en la matière, couplées avec le stockage du gaz ?

D. H. : Demain, le biogaz de première et deuxième générations ainsi que l’hydrogène pourront fournir le complément indispensable au stockage de court terme assuré par les batteries. Notre intérêt pour le biogaz recouvre certes le biométhane produit par fermentation de matières humides et de déchets agricoles, mais aussi la pyrogazéification du bois ou de la paille, en vue de produire de l’hydrogène ou du méthane pouvant être stockés.

À l’avenir, le territoire pourrait compter tout à la fois des usines de production de méthane à partir d’un bassin forestier et une série de plus petites installations regroupant une ou plusieurs fermes autour d’un méthaniseur, injectant dans les réseaux de distribution. Nous estimons que dans les années 2050, la France pourra utiliser exclusivement du gaz renouvelable. À cela s’ajoute la solution hydrogène. Tout ceci assurera un stockage intersaisonnier.

Jean-François Caron : Le renchérissement du coût de l’énergie et la taxation qui ne manquera pas de croître sur les énergies fossiles rendront viables des solutions qui paraissaient jusque-là inabordables. Des énergéticiens nous ont, par exemple, proposé des pistes intéressantes, en tirant parti de nos puits et galeries miniers pour stocker de la chaleur ou de l’air comprimé. Il reste à les expérimenter.

À une autre échelle, les véhicules électriques peuvent constituer un outil non négligeable de stockage. Nous connectons actuellement notre église solaire aux deux voitures électriques du béguinage attenant, qui accueille des personnes âgées. Dans une logique d’économie de fonctionnalité, nous testons par la même occasion une solution de partage de véhicules.

Int. : Au-delà du stockage, qu’en est-il du transport de l’électricité ? Comment les éoliennes de la Baltique pourront-elles desservir des populations en Bavière, par exemple ?

D. H. : Le problème du transport de l’électricité sur de longues distances n’est pas totalement résolu. En Allemagne, persiste une congestion entre le Nord et le Sud, sachant qu’il manque une ligne à haute tension susceptible de rééquilibrer le réseau. Des solutions se développent en parallèle, encore assez coûteuses mais inventives, consistant à produire de l’hydrogène dans le nord du pays, à le transformer en méthane et à le transporter par le réseau de gazoducs.

L’Allemagne, un contre-exemple ?

Int. : L’Allemagne est le pays du monde qui a proportionnellement le plus investi dans les énergies renouvelables, mais qui affiche le plus mauvais niveau d’émissions de CO2 par kilowattheure produit en Europe. L’électricité allemande est en effet issue du charbon, et davantage encore du nucléaire, qui fonctionne encore à 77 % de ses capacités. Comment expliquez-vous cette contradiction entre votre discours et l’exemple allemand ?

É. S. : L’Allemagne a fait un choix politique courageux en se fixant l’objectif de 100 % d’énergie renouvelable. Ayant un attachement culturel au principe d’autonomie énergétique, elle a engagé sa transition avant les autres. Cette démarche pionnière était par définition coûteuse. L’accident de Fukushima a suscité une décision politique brutale, l’arrêt du nucléaire, qui perturbe le plan initial.

Les Allemands atteindront indéniablement leur objectif, car la technologie est disponible. Quatre-vingt-dix permis de construire sont actuellement déposés en mer du Nord pour des fermes éoliennes offshore, avec un coût de l’énergie battant tous les records, inférieur à 50 euros du mégawattheure. Grâce à l’Allemagne, le prix de l’éolien a baissé dans le monde.

De son côté, la France construit en Grande-Bretagne une centrale nucléaire dont l’électricité coûtera 120 euros le mégawattheure… Ce faisant, notre pays se confronte à une contrainte majeure de gestion des déchets nucléaires, que nous ne savons pas gérer sur des milliers d’années. Sachez aussi que les pays auxquels nous avons vendu des centrales nucléaires nous renvoient leurs déchets. La France est en train de devenir la poubelle nucléaire de la planète.

Le nucléaire ne redeviendra plus jamais bon marché. La bataille économique est définitivement gagnée par le renouvelable. Depuis la COP21, l’ensemble des bailleurs de la planète mesurent leur capacité à accélérer la transition énergétique, et réallouent les fonds du fossile vers le renouvelable. Si Henri de Castries, alors PDG d’Axa, a promis de ne plus avoir 1 euro d’investissement dans le charbon, c’est qu’il a compris que son portefeuille comportait un actif toxique, au propre comme au figuré. Tous ces bailleurs détiennent encore des participations dans des centrales non amorties. Sur le long terme, ces actifs n’ont plus de valeur. Leur dépréciation brutale aurait des effets cataclysmiques, ce mouvement doit donc être progressif. C’est aussi pour cette raison que la transition avance à petits pas. Elle n’en est pas moins inexorable.

D. H. : Le plan de conversion au renouvelable de l’Allemagne a été ébranlé par la décision post-Fukushima de mettre fin au nucléaire. Cela place temporairement ce pays dans une situation incohérente. Il n’y a pas lieu d’en conclure que toute transition au renouvelable est vouée à l’échec.

Des plans astucieux peuvent être trouvés avec les capacités nucléaires existantes dans un certain nombre de pays, dont la Belgique et la France. En revanche, il serait déraisonnable de construire massivement de nouveaux équipements nucléaires. Les coûts de cette énergie condamnent une telle solution. Personne ne paiera l’électricité à ce prix.

Aujourd’hui, le véritable enjeu est de remplacer les 1 900 gigawatts de capacité de production au charbon de la planète. Les cent cinquante projets nucléaires dans le monde représentent 150 à 190 gigawatts, ils ne peuvent donc résoudre que 10 % du problème. Intéressons-nous plutôt aux 90 % restants. En la matière, la solution n’est pas nucléaire, d’autant que les besoins se situent dans des pays où nul ne souhaiterait construire une centrale. Du reste, de tels équipements mettraient quinze ans à sortir de terre. Nous ne pouvons pas nous permettre ce luxe.

J.-F. C. : L’éolien ne remplacera pas la centrale nucléaire. La question n’est pas là. Il faut en revanche développer des modèles moins consommateurs et enrichir le mix énergétique. Prenons l’exemple de l’hôpital de Lens, qui s’apprête à être totalement reconstruit. Avec sept cents lits, ce sera le plus grand chantier hospitalier de la décennie à venir. L’établissement sera alimenté à 80 % par de la géothermie profonde. Je ne suis pas certain qu’il y a quelques années, cette possibilité aurait même été étudiée. La transition passera ainsi par une myriade de réponses locales, qui diminueront la demande et diversifieront l’offre. De ce fait, le nucléaire reculera progressivement.

La confiance, “baguette magique” de la transition

Int. : Jean-François Caron, comment parvenez-vous à susciter l’adhésion des habitants de votre commune à des initiatives susceptibles de modifier profondément leurs habitudes, voire de leur coûter ? Je pense, par exemple, à la difficile question de la rénovation des bâtiments.

J.-F. C. : Le contexte politique de la commune est favorable à de tels chantiers, car la population a confiance en notre capacité à coproduire les actions.

Michel Berry : Il faut préciser que Jean-François Caron a été élu en 2001 en tant que maire écologiste, ce qui n’avait rien d’évident dans un pays de corons, puis il a été réélu une première fois à 82,1 % des suffrages et une deuxième fois à 100 %.

J.-F. C. : La confiance demande du temps pour s’établir, mais une fois acquise, elle agit comme une “baguette magique” pour mobiliser les acteurs. Prenons la question de la réhabilitation du bâti existant, dont nous faisons notre cheval de bataille. Le problème est que l’investissement ne profite généralement pas à celui qui le finance, le propriétaire, mais à un tiers, le locataire.

À ce problème de financement s’ajoute une difficulté technique. La Fédération française du bâtiment (FFB) m’a approché pour me faire part de l’immense problème de compétences qu’elle rencontrait en la matière. Très concrètement, un électricien qui installe une prise avec une scie à cloche détruit l’étanchéité à l’air d’un logement et nuit à son efficacité énergétique. Pour la FFB, l’enjeu est que les ouvriers se forment à de nouvelles méthodes et, plus encore, que les différents corps de métier apprennent à travailler ensemble. Cela induit une modification de l’organisation du travail, mais aussi de la répartition des responsabilités en cas d’efficacité énergétique insuffisante. Nous nous dirigeons en effet vers une contractualisation sur les performances d’un bâtiment.

Nous avons testé des processus de réhabilitation dans une de nos nombreuses maisons d’ingénieurs des mines, véritables gouffres énergétiques, en recourant exclusivement à des écomatériaux issus de filières locales (la laine de mouton, le chanvre…). Quinze personnes peuvent vivre dans ce bâtiment expérimental jusqu’à une température extérieure de -7°C sans avoir besoin d’allumer la chaudière. La chaleur dégagée par les habitants suffit.

Ce pilote a ensuite été étendu à six maisons des mines. En 2017, le Premier ministre Bernard Cazeneuve a annoncé un contrat d’engagement pour le renouveau du bassin minier, dont la mesure phare était la réhabilitation de 23 000 logements miniers. Ceci a été rendu possible par notre travail préalable de recherche, d’identification des coûts et des performances attendues, et par conséquent du temps de retour sur investissement. Nous créons actuellement un outil de certification garantissant une correspondance entre un niveau d’investissement et un degré d’économies d’énergie. Cela rassure les banquiers comme les usagers. L’ensemble de la profession s’est ainsi mise en mouvement.

Prenons maintenant le cas des agriculteurs. Je ne leur ai pas demandé de se convertir à la culture bio comme on changerait de religion. Le modèle intensif était constitutif de leur identité, et le quitter risquait d’être perçu comme une régression. Je leur ai assuré un marché local, notamment auprès des établissements scolaires, en mettant en réseau les trente-six communes de notre agglomération. C’est grâce à la confiance que nous avons établie entre les agriculteurs, les consommateurs locaux et les cantines, dans le dialogue avec les élus, que nous avons pu avancer. Il fut également essentiel que ce changement soit conduit par un collectif d’agriculteurs, plutôt que par un acteur isolé qui aurait pu s’ériger en martyre ou être ostracisé par ses pairs.

É. S. : L’investissement participatif est aussi un vecteur d’adhésion à des solutions innovantes. Il suscite aujourd’hui un véritable engouement. Les citoyens sont désireux d’investir dans des modèles durables sur leur territoire et d’y soutenir l’emploi, ceci en bénéficiant d’une rentabilité. Nous avons créé à cet effet la plateforme AkuoCoop, qui est en passe de devenir un véritable outil de financement de la transition.

En France, des freins culturels persistants

Int. : Il est étonnant que dans ce débat, les hommes politiques mobilisent toujours des arguments environnementaux, et non économiques. Où en sont-ils sur cette question ? Quels vecteurs seraient les plus efficaces pour que vos expériences essaiment ?

J.-F. C. : Nous touchons ici à des convictions constitutives pour un certain nombre de professionnels, acquises durant leurs jeunes années d’ingénieurs. Confrontés à un changement de paradigme, ils peinent à s’affranchir d’une pensée ayant longtemps dominé.

Je ne prétends pas qu’il faille se passer d’énergie centralisée. Parallèlement aux solutions de terrain, nous avons besoin de dispositifs de sécurité et de garanties. C’est la raison pour laquelle, bien qu’étant écologiste, je soutiens à beaucoup d’endroits RTE. Ma conviction profonde est qu’un monde est en train de disparaître, celui de la grande industrie et des grands ingénieurs. Je vois les tenants de cet ordre ancien faire barrage auprès de l’Administration et des politiques pour limiter le développement de modèles innovants. Je reste convaincu que nous nous dirigeons vers des schémas collaboratifs, agiles, dans lesquels les acteurs s’agenceront en bonne intelligence – les territoires et les milieux économiques notamment. Le modèle nucléaire classique français a fait son temps. Certes, il est difficile d’abandonner ce qui fut un fleuron national. De mon point de vue, ce problème est largement culturel.

É. S. : Si Akuo s’est presque immédiatement lancé à l’international, c’est parce que nous avons mesuré le barrage culturel qui s’opposait à nous en France. L’électricité dans notre pays provient encore à 83 % du nucléaire. Tant que la pensée dominante ne laissera pas de place aux innovations, nous ne pourrons pas avancer. Laissons des PME, des PMI ou des grands groupes comme ENGIE développer des solutions créatives ! Elles fourmillent et sont à portée de main. Prenons l’exemple des data centers, qui représenteront dans quelques années 12 % de la consommation électrique mondiale – perspective insupportable. Une solution a été mise au point, consistant à immerger les serveurs dans une huile calorifique : cela évite d’avoir à les rafraîchir, et permet de récupérer leur chaleur pour chauffer des bâtiments. Ce dispositif fonctionne et est compétitif.

Int. : N’est-il pas caricatural d’opposer le clan des “bons”, partisans du tout-renouvelable, et celui des “méchants”, ingénieurs n’ayant pas totalement tourné le dos au nucléaire ?

É. S. : Il n’y a pas de “méchants”, mais des décisions prises à une époque où le pays devait conquérir son autonomie énergétique. Les temps ont changé. Aujourd’hui, la quasi-totalité de la planète est convaincue qu’elle doit privilégier les énergies renouvelables. La France est l’un des derniers pays où sévit encore ce débat culturel. Cependant, le discours d’ENGIE ou l’annonce de Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF, d’investir dans 6 gigawattheures de stockage, laissent penser que la transition est en marche.

J.-F. C. : Loin de moi l’idée de stigmatiser les grands groupes par principe. La preuve en est que nous mettons en œuvre notre plan solaire avec EDF et que nous déployons notre centrale solaire avec ENGIE. Quittons les jeux de posture et imaginons de nouvelles constructions collectives, en nous appuyant sur les acteurs du territoire.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN