Exposé de Pierre Ippolito

Après un début de carrière chez le constructeur de camions Berliet, mon grand-père s’est établi comme concessionnaire pour cette même marque en mai 1968. Il s’est installé au centre de Nice, avec une quinzaine de collaborateurs, pour vendre et réparer des camions. Entre 1970 et 1990, le département s’est doté d’infrastructures routières, autoroutières et aéroportuaires qui ont facilité la circulation des poids-lourds et soutenu la croissance organique de l’entreprise. Dans les années 1990, mon père et mon oncle ont rejoint l’entreprise, qui est ainsi devenue familiale.

Pour ma part, à 17 ans, j’hésitais entre l’envie de prendre un jour la direction de l’entreprise familiale et celle d’intégrer Saint-Cyr. J’ai opté pour l’entreprise et je me suis formé en école de commerce, avant de suivre un master en finance d’entreprise. Puis, j’ai effectué quelques stages, notamment dans l’hôtellerie, en contrôle de gestion et chez un constructeur de camions en Angleterre. J’ai rejoint l’entreprise familiale en 2010, à l’âge de 23 ans, et j’ai gravi les échelons dans les services marketing, puis commercial. Deux ans après mon arrivée, mon père est tombé malade et j’ai dû le remplacer au pied levé pendant six mois. À son retour, estimant que je ne m’étais pas trop mal débrouillé, il m’a proposé de conserver le poste pendant qu’il s’occuperait d’autres fonctions et je suis ainsi devenu directeur général de l’entreprise à 26 ans et demi.

Le Groupe comprend aujourd’hui 60 établissements en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, relevant de 25 marques, toutes activités confondues. Il emploie 900 collaborateurs (dont 780 dans le secteur automobile, 80 dans l’immobilier, 30 dans le tourisme), pour un chiffre d’affaires de 230 millions d’euros. Quand nous discutons avec une PME (petite ou moyenne entreprise) de 15 ou 20 personnes, nous avons l’impression d’être une grosse entreprise, mais, même si nous sommes devenus une ETI (entreprise de taille intermédiaire), notre fonctionnement est resté proche de celui d’une PME de 30 ou 50 salariés. Nous avons gardé notre capacité à évoluer, à nous adapter, à faire preuve de flexibilité et d’agilité.

Diversification horizontale et verticale

Il existe plusieurs formes de diversification. La première, horizontale, consiste à offrir à ses clients des services complémentaires par rapport à l’activité principale. La deuxième, verticale, vise à sécuriser un approvisionnement en se positionnant en amont de la chaîne de valeur, ou, inversement, à se rapprocher du client final afin de mieux comprendre les évolutions du marché. Elle se traduit généralement par l’intégration d’un fournisseur ou d’un client.

Ces deux premières formes de diversification s’accompagnent de nombreuses économies d’échelle et synergies. Elles permettent d’améliorer la maîtrise de la chaîne de valeur et la rentabilité de l’entreprise, chaque activité venant renforcer les autres.

La diversification dans le secteur automobile

Au sein du Groupe Ippolito, le secteur automobile recouvre à lui seul 10 métiers et 14 marques.

Notre premier métier a été la concession automobile, qui comprend la vente de camions, la réparation mécanique et la vente de pièces détachées. Au fil des ans, nous nous sommes également dotés d’un atelier pour les cars et les autobus, ainsi que d’une entité spécialisée dans les camions frigorifiques. Le service après-vente assure la fourniture de pièces détachées pour les véhicules achetés en concession. Nous disposons également d’une entité multimarque avec des ateliers de réparation pouvant accueillir tous types de véhicules, ainsi qu’une centrale d’achat fournissant des pièces détachées de toutes marques à la fois à nos ateliers et à nos clients.

Nous avons acquis des carrosseries ainsi que ce que l’on appelle des carrosseries industrielles. À la différence d’une voiture, un camion n’est pas vendu “complet”. Un entrepreneur du bâtiment souhaitant se procurer un camion avec grue et benne devra acheter le châssis avec la cabine et les autres éléments séparément. C’est le rôle du carrossier industriel que d’assembler ces différents composants. Le fait de disposer de carrosseries industrielles au sein du Groupe nous permet de proposer une offre clé en main à nos clients.

Nous nous sommes également diversifiés dans la vente de camions d’occasion, qui comprend le démontage des camions afin de récupérer des pièces et de les recycler dans nos ateliers ou auprès de nos clients.

Les pneumatiques sont un élément stratégique du véhicule, car ils établissent le lien avec le sol et représentent un poste d’investissement important pour nos clients. Depuis cinq ans, nous nous sommes dotés d’une branche d’activité pneumatique sous franchise Vulco proposant à la fois de la vente et des prestations de service. Nous assurons le dépannage des camions vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, avec une particularité : nous employons la seule femme exerçant ce métier en France, comme vous pourrez le découvrir en regardant l’émission Les Reines de la mécanique, sur RMC Découverte. Grâce à l’outillage technique dont nos dépanneurs sont désormais équipés, elle est capable de changer des pneus pesant deux fois son poids…

Vient ensuite la location de camions, un métier différent de celui de la vente. Notre filiale de location emploie une trentaine de personnes et dispose d’un parc de 1 400 camions, depuis les petits utilitaires jusqu’aux plus gros semi-remorques, en passant par les camions-poubelles. Ces véhicules peuvent être loués à la journée, à la semaine, voire pour cinq ou six ans.

Un autre métier, assez récent dans le secteur du véhicule industriel, est la gestion de parc, destinée à des clients souhaitant se concentrer sur leur cœur de métier. Ils restent propriétaires de leurs camions, mais souscrivent un abonnement mensuel de 15 à 30 euros par véhicule, en échange duquel nous nous occupons de vérifier que le camion est conforme aux différentes règlementations et que le plan de maintenance défini par le constructeur est respecté. Nous nous chargeons également d’optimiser les rendez-vous chez le garagiste en rassemblant les différentes interventions sur une courte période, afin de limiter le temps d’immobilisation du véhicule, ainsi que de vérifier les factures et d’établir les rapports financier et extra-financier sur l’utilisation du véhicule.

Ces différents métiers sont complémentaires les uns des autres et se renforcent mutuellement. Par exemple, dans la très grande majorité des cas, lorsque notre société de location achète un véhicule, elle s’adresse à notre concessionnaire, puis le fait réparer dans nos garages et carrosseries et, au besoin, s’adresse à nos sociétés de pneumatiques ou de groupes frigorifiques, en sorte que plus une de nos activités se développe, plus elle génère de chiffre d’affaires pour les autres sociétés du Groupe. Au total, 20 % de notre activité automobile sont autogénérés. Grâce à notre stratégie de diversification horizontale et verticale, ce pourcentage augmente chaque année.

La diversification conglomérée

Une troisième forme de diversification, dite conglomérée, consiste à développer l’entreprise dans des secteurs d’activité complètement indépendants de son premier métier, ce qui exclut, a priori, toute synergie ou économie d’échelle.

Dans notre cas, le choix de la diversification conglomérée est lié à notre volonté de préserver notre ancrage territorial et de conserver une forte proximité, aussi bien avec nos clients qu’avec nos collaborateurs. Sachant que nous ne souhaitons pas nous développer au-delà du Sud-Est de la France, et encore moins au niveau national, européen ou international, nous avons choisi de nous lancer dans l’immobilier et le tourisme, deux branches d’activité offrant un fort potentiel de croissance dans la région.

Nous avons transposé à notre activité immobilière la démarche consistant à essayer de maîtriser toute la chaîne de valeur grâce à une diversification horizontale et verticale. En l’occurrence, il s’agit de couvrir progressivement l’ensemble du parcours client. Quand une personne achète un bien immobilier dans notre agence – Oréa immobilier –, elle a potentiellement besoin de financer cet achat, de faire rénover son bien, de faire appel à un syndic de copropriété, de mettre son bien en location, etc. Nous avons créé des structures dédiées à chacune de ces étapes, tout en conservant une cohérence globale pour le marketing et une synergie dans les services support.

Vers une diversification dans la gestion des déchets

Dernièrement, nous avons fait l’acquisition d’une casse automobile que nous avons l’intention de transformer en “centre de véhicules hors d’usage 4.0”. Le modèle d’affaires d’une casse automobile consiste à démanteler les voitures, puis à récupérer les pièces détachées pour les vendre, avant de revaloriser la matière première (fers et métaux, batteries, pots catalytiques, plastiques, pneumatiques…).

Notre projet consiste à transformer cette société largement artisanale en un véritable outil industriel qui nous permettra de passer de 1 500 véhicules démontés par an à 10 000. Cela nécessite de mettre en place des chaînes de démontage avec des rails, à l’instar des chaînes d’assemblage chez les constructeurs automobiles, afin de réussir à extraire et à trier la plus grande proportion possible de pièces détachées et de matières premières.

Cette démarche nous rapproche du monde de la gestion des déchets et nous allons également nous diversifier dans ce secteur. Cela pourra passer, par exemple, par le fait de racheter une société de négoce de ferraille, de créer des déchetteries afin de massifier les volumes récupérés, voire d’acquérir une fonderie pour traiter nous-mêmes les matières premières et les réemployer dans des circuits courts.

La diversification, un concept mal aimé des banquiers

Tout secteur d’activité recèle d’énormes potentiels de diversifications horizontales et verticales. Malheureusement, il existe peu d’entreprises diversifiées en France, et encore moins s’agissant de diversification conglomérée (la plus connue et l’une des seules de ce type étant celle du groupe Bouygues), entre autres parce que ce concept n’est guère apprécié du monde bancaire.

Quand je présente mes projets de diversification à mes banquiers, la première réponse est généralement : « Ce n’est pas votre métier ! » Je leur réponds que le propre d’un entrepreneur est justement d’explorer de nouvelles activités et de faire évoluer les métiers de l’entreprise. De plus, quand, par exemple, un concessionnaire devient loueur de véhicules ou réparateur de pneumatiques, il connaît déjà toute une partie du métier et de la clientèle, en sorte que le risque d’échec est bien plus faible pour lui que pour un nouveau venu qui créerait sa société à partir de rien. Pourtant, paradoxalement, un banquier sera davantage enclin – sous réserve, bien sûr, de conditions d’apport personnel et autres – à financer un entrepreneur partant de zéro qu’à accompagner une entreprise qui se diversifie.

Cette aversion pour la diversification a une origine facile à comprendre. Les banquiers redoutent que l’entrepreneur “mélange les choux et les carottes” et qu’il leur soit difficile de distinguer, parmi les activités de leur client, celles qui sont rentables de celles qui ne le sont pas.

Pour répondre à cette crainte, nous avons structuré notre Groupe en sous-holdings dont chacune a son propre périmètre de consolidation, son chiffre d’affaires, sa capacité d’autofinancement, son EBITDA (earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization), etc. À condition d’assurer cette transparence, la diversification est susceptible de réduire le risque et non de l’accroître, car elle permet à l’entreprise de ne pas dépendre d’une seule activité et de surmonter plus facilement les crises. Par exemple, actuellement, la vente de véhicules neufs est ralentie par les problèmes de production, ce qui fait exploser la vente de véhicules d’occasion et la location, et fait de notre diversification horizontale et verticale un atout. Si, demain, c’est le secteur automobile en général qui souffre, nous pourrons nous appuyer sur l’immobilier et sur le tourisme, qui ne connaîtront a priori pas les mêmes cycles au même moment. Les fonds de pension le savent bien et c’est ce qui les pousse à investir dans des secteurs très variés.

Les valeurs de l’entreprise

Je terminerai en évoquant la culture interne de notre entreprise, qui se caractérise par cinq grandes valeurs, les cinq P : pérennité, proximité, performance, personnes et planète.

Pérennité

En tant que groupe familial ayant vocation à transmettre son patrimoine de génération en génération, nous veillons à construire une vision stratégique à vingt ou trente ans, ce qui est probablement plus difficile pour des groupes industriels détenus par des fonds de pension ayant une vision à court ou moyen terme.

Par exemple, nous sommes en train d’investir dans l’électromobilité en achetant des camions électriques à 300 000 euros, contre 80 000 ou 100 000 euros pour des camions thermiques. Cet investissement n’est pas rentable immédiatement, mais il nous assurera une position intéressante dans cinq ou dix ans, en tant qu’initiateurs de cette démarche sur notre territoire. De même, nous avons été précurseurs dans l’installation d’ombrières et de panneaux solaires sur nos sites, bien avant l’explosion actuelle du coût de l’énergie. Le retour sur investissement n’interviendra qu’au bout de sept ans pour ces actifs, mais ils dégageront alors une rentabilité qui nous permettra de réaliser de nouveaux investissements.

Proximité

Notre deuxième grande valeur est la proximité, dont j’ai déjà parlé. Nous misons sur un maillage géographique dense, afin de garantir un service réactif de proximité et d’établir des relations durables avec nos clients et partenaires.

Performance

Le choix de la diversification a une contrepartie : nous sommes obligés de chercher l’excellence dans tous nos métiers. En effet, contrairement à un constructeur automobile qui s’efforce d’obtenir 3 % du marché mondial, une entreprise comme la nôtre, opérant sur un secteur délimité, doit plutôt viser 50 % du marché, objectif qu’elle ne peut atteindre qu’en étant leader à la fois sur le plan technique, en matière de formation, ou encore dans sa vision stratégique. Cette obligation d’être les meilleurs dans tous les domaines est un vrai défi, car nos concurrents, eux, se concentrent en général sur une ou deux activités tout au plus.

Personnes

Nous avons du mal à recruter pour bon nombre de nos métiers, notamment ceux de tourneur-fraiseur, de mécanicien et de dépanneur. Ceci nous oblige à mettre l’humain au cœur de l’entreprise et à améliorer continuellement les conditions de travail, ou encore le transfert des compétences, afin d’attirer et de conserver les talents.

De ce point de vue également, la diversification représente un atout. Les jeunes d’aujourd’hui ont généralement envie de changer plusieurs fois d’entreprise au cours de leur carrière. Chez nous, ils peuvent exercer dix métiers successivement sans quitter le Groupe. Les apprentis représentent 15 % de nos effectifs et je leur explique qu’ils ne seront pas obligés de se consacrer à la mécanique pendant quarante-deux ans : « Tu pourras aussi faire de la carrosserie, du dépannage frigorifique, voire de la restauration. »

Planète

Notre dernière valeur concerne la planète, c’est-à-dire la protection de l’environnement et, tout particulièrement, la transition énergétique. Le secteur de l’automobile étant particulièrement énergivore, nous voulons être des acteurs engagés dans la transition. C’est ce qui nous a conduits à créer un collectif consacré à la mobilité, qui rassemble aussi bien des start-up que des grands groupes, et vise à faire évoluer les business models et les chaînes de valeur dans le sens d’une transition écologique. Par ailleurs, nous avons lancé un groupe de travail, en interne, sur notre RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise), avec pour objectif de devenir une société à mission.

Débat

Comment être les meilleurs partout ?

Un intervenant : Avec une palette d’activités aussi diverses, comment réussissez-vous à être les meilleurs partout ?

Pierre Ippolito : La première condition est de disposer d’équipes dédiées chacune à un seul sujet, plutôt que d’équipes polyvalentes. Le meilleur vendeur de camions au monde aura probablement plus de mal à louer des camions ou à vendre des pneus. C’est pourquoi le Groupe comprend dix directions et dix équipes commerciales différentes. Le directeur des pneumatiques ne pense qu’aux pneumatiques du matin au soir. Son objectif est d’être le meilleur dans son domaine, et c’est la même chose pour la directrice de la location.

Un deuxième facteur de succès consiste à recruter les meilleurs de la profession. Nous avons eu la chance de récupérer des talents qui travaillaient pour de grands groupes et qui, pour diverses raisons, souvent de proximité familiale et/ou de qualité de vie, ont été heureux de venir travailler dans le Sud. Notre taille intermédiaire nous permet de les rémunérer convenablement et, sur le plan intellectuel, de leur offrir des challenges intéressants. Ces recrues ont également apprécié de rejoindre une entreprise qui, en tant qu’ETI familiale, offre un circuit de décision court et s’appuie sur des valeurs et un type de management auxquels ils adhèrent. Lorsqu’ils entrent dans mon bureau avec des questions, ils savent qu’ils en ressortiront avec des décisions, qu’elles soient positives ou négatives, ce qui est très rare dans un groupe national ou international.

Int. : Comment êtes-vous capable de donner des réponses à vos directeurs sur des sujets aussi différents ?

P. I. : J’ai rejoint l’entreprise familiale non pas parce que je me passionnais particulièrement pour les camions, mais parce que je m’intéressais à l’entreprise en tant que telle, ce qui a facilité ma démarche de diversification. Je suis donc plutôt un généraliste, mais les directeurs que je recrute sont des experts chacun dans leur domaine. Je peux également m’appuyer sur les techniciens et les opérationnels.

Quand les directeurs viennent me voir, ils attendent essentiellement que je leur précise ma vision stratégique et, par ailleurs, que je leur alloue les moyens financiers dont ils ont besoin pour atteindre les objectifs définis collectivement. Il existe vraiment une complémentarité entre la prise de hauteur, d’un côté, et la technicité, de l’autre.

Par exemple, dans l’immobilier, beaucoup de demandes de crédit sont actuellement rejetées parce que le taux d’usure n’est pas réindexé comme il le devrait. Mon rôle est de rassurer le directeur de l’immobilier en soulignant qu’il s’agit d’un problème temporaire et que nous devons, malgré tout, continuer à investir, ouvrir des agences, étudier des projets de croissance externe, et ce d’autant plus que, dans un environnement qui n’est temporairement pas très favorable à l’immobilier, nous pouvons obtenir des conditions avantageuses.

Int. : Vous appuyez-vous sur des consultants pour vos opérations de diversification ?

P. I. : Je me suis doté d’une garde rapprochée composée d’un notaire, d’un fiscaliste, d’un avocat d’affaires, d’un expert-comptable et d’un commissaire aux comptes. Quand je lance un nouveau projet, ils m’aident à élaborer le montage juridique et organisationnel adéquat, et m’accompagnent lorsque je présente le projet aux actionnaires.

Lorsque nous avons fusionné différentes PME pour passer d’une vingtaine de sociétés à cinq, tous les experts étaient autour de la table et chacun apportait une partie de la réponse. Ceci nous a permis de restructurer le Groupe en un an seulement, alors que cela aurait pu durer trois ou quatre ans sans cette mise en commun d’expertises.

Le besoin en fonds de roulement

Int. : Dans vos choix de diversifications, j’imagine que vous prenez en compte la question du besoin en fonds de roulement, de façon à équilibrer les activités qui en nécessitent beaucoup et celles qui en requièrent moins ?

P. I. : Cela n’entre pas en ligne de compte pour la diversification horizontale ou verticale, qui répond plutôt à une logique de synergie et, par ailleurs, nous disposons de capitaux propres importants, ce qui nous a conduits, jusqu’ici, à piloter plutôt au résultat.

Depuis notre décision d’aller vers une diversification conglomérée, nous prenons davantage en compte le besoin en fonds de roulement. Sachant que le secteur automobile nécessite beaucoup de capitaux, d’immobilier et de stocks, nous avons essayé d’identifier des secteurs qui, non seulement, offraient du potentiel de développement, mais pouvaient être moins gourmands en trésorerie. C’est le cas, par exemple, des activités de syndic de copropriété et de gestion locative, qui demandent peu de capitaux et génèrent du cash.

En sept ans, notre chiffre d’affaires est passé de 60 millions d’euros à 230 millions d’euros. Notre besoin en fonds de roulement a augmenté en conséquence et, comme tous nos investissements ne sont pas immédiatement rentables, notre trésorerie a sensiblement diminué. Le critère du besoin en fonds de roulement va donc devenir de plus en plus crucial à l’avenir.

Le système d’information du Groupe

Int. : J’imagine que votre Groupe s’est doté d’un système d’information efficace et résilient ?

P. I. : La qualité du système d’information est un facteur majeur de transformation de l’entreprise et de création de valeur. Nous avons considérablement renforcé notre direction informatique, qui est passée de 1 à 8 personnes, et nous nous sommes attelés à la rationalisation de notre système d’information. Compte tenu de la diversité de nos métiers, nous ne pouvons pas tout faire avec un seul outil, mais nous nous limitons à un outil par métier, plus un outil commun pour la comptabilité et un autre pour les ressources humaines.

Nous souhaitons désormais améliorer l’exploitation des données au sein de chaque métier, mais également entre les différents métiers. Par exemple, un client de la société de location est un client potentiel pour d’autres activités du Groupe et il faudrait que nos commerciaux puissent avoir accès aux données le concernant. Nous sommes en train de travailler avec Salesforce à un système d’information commun qui permettrait à nos différentes sociétés d’échanger des données publiques sur leurs clients, telles que le nombre de véhicules, le chiffre d’affaires, etc.

Int. : Comment réussissez-vous à attirer des informaticiens ?

P. I. : C’est particulièrement délicat, surtout au voisinage de Sophia Antipolis et d’Amadeus ! Heureusement, nous n’employons pas de développeurs, profil extrêmement demandé, mais seulement des gestionnaires de projet. Par ailleurs, nous leur offrons des postes avec des enjeux intéressants et des interlocuteurs diversifiés. À 8 heures du matin, ils peuvent discuter de camions ; à 9 heures, d’immobilier ; à 10 heures, de location ; à 11 heures, de restauration… Quand ils se déplacent pour réaliser une installation de réseau informatique ou de téléphonie, ils peuvent avoir affaire aussi bien à un garage qu’à un restaurant.

L’apprentissage

Int. : Vous avez indiqué que les apprentis représentaient 15 % de vos effectifs. Dans quels métiers en recrutez-vous et par qui sont-ils accompagnés ?

P. I. : La mécanique n’attire plus beaucoup les jeunes et ceux qui s’y intéressent pensent surtout aux voitures, aux motos ou aux bateaux, et plus rarement aux camions. Il est donc très important pour nous d’accueillir des apprentis, aussi bien pour les métiers techniques (mécanique, carrosserie, frigorifique, pneumatique…) que pour les métiers support (comptabilité, marketing, ressources humaines, services généraux…).

Dans les plus grosses structures, une personne se charge de former deux ou trois apprentis en même temps, répartit le travail entre eux et contrôle la réalisation des tâches. Dans les plus petites structures, où nous accueillons un apprenti par service, c’est le chef d’atelier et un collaborateur intéressé par la transmission qui se chargent d’assurer le mentorat, l’objectif étant que les apprentis soient réellement opérationnels à la fin de leur formation.

Int. : Quelle proportion d’entre eux restent au sein de l’entreprise ?

P. I. : Nous en conservons 4 sur 6 à l’issue de la formation, et il en reste seulement 2 au bout de cinq ans. Ceux qui partent ne vont pas particulièrement chez nos concurrents : la plupart changent d’orientation. Cela représente une déperdition importante, mais ceux qui restent nous sont indispensables ! Nous poursuivons donc nos efforts en nouant des partenariats avec toutes les écoles techniques ou écoles de commerce du territoire.

La transition énergétique

Int. : On dit que les jeunes d’aujourd’hui sont à la recherche de sens dans leur travail, en lien avec les enjeux environnementaux. Acheter des camions électriques suffit-il à les motiver pour travailler dans votre entreprise ?

P. I. : Je vous confirme que vendre des camions électriques n’y suffit pas, d’autant que n’importe quel concessionnaire peut en faire autant.

Nous avons fait des choix plus ambitieux, notamment en devenant concessionnaires de vélos cargos électriques destinés au transport de marchandises, réfrigérées ou non, ou encore au ramassage des poubelles, et en nous associant avec une entreprise qui assure la logistique du dernier kilomètre. Nous sommes les premiers, parmi les concessionnaires de poids lourds, à nous positionner sur ce marché. Pour nous, il s’agit d’un choix stratégique, mais c’est aussi une démarche susceptible de donner du sens au travail de nos collaborateurs.

Int. : Ne serait-il pas plus intéressant de développer des camions à hydrogène que des camions électriques ?

P. I. : Nous sommes dépendants de la politique européenne en la matière, ainsi que des choix des constructeurs, qui misent tous sur l’électrique. Je suis obligé d’accompagner leur démarche, sans quoi je devrais changer de fournisseurs…

Cela dit, nous nous sommes dotés d’une structure qui assure le rétrofit de véhicules thermiques en véhicules à hydrogène et, par conséquent, je connais également assez bien le secteur des véhicules à hydrogène.

À court terme, nous ne disposons pas de solutions techniques pour des véhicules de série ni d’infrastructures permettant d’accompagner une transition rapide. Nous mettons donc en avant le camion électrique, pour lequel nous disposons à la fois de solutions techniques et d’infrastructures légères, mais nous exerçons une veille très attentive sur le développement des véhicules à hydrogène.

Par ailleurs, je ne crois pas à une solution unique, mais plutôt à un assemblage de plusieurs solutions : un peu d’électrique, un peu d’hydrogène, un peu de biocarburant, en fonction des usages. Pour un camion qui parcourt 1 500 kilomètres par jour, l’électrique n’est pas approprié, alors que cela peut être une option intéressante pour un camion poubelle qui totalise 30 ou 40 kilomètres dans la journée.

Int. : Que proposeriez-vous aux législateurs pour faciliter la transition énergétique ?

P. I. : Je serais favorable à une écotaxe s’appliquant non pas aux transporteurs, comme celle qui a provoqué le mouvement des bonnets rouges, mais aux consommateurs, car c’est seulement si le consommateur final est prêt à payer plus cher que les choses changeront.

Il est, par ailleurs, indispensable de simplifier les démarches administratives. Actuellement, il faut entre douze et dix-huit mois pour obtenir l’homologation d’un véhicule rétrofité, et il est obligatoire de le faire pour chacun des modèles d’un même type de véhicule, c’est-à-dire parfois pour les 30 modèles d’un même camion…

Il en va de même pour les autorisations d’urbanisme. Chaque projet structurant prend entre trois et cinq ans…

Cela ne vient pas de la mauvaise foi ou de la mauvaise volonté des fonctionnaires, mais d’un système administratif beaucoup trop lourd. Le fait que, pour le moindre projet, il soit nécessaire de réunir 15 fonctionnaires prouve qu’il y a un problème. Les préfets devraient être chargés de débloquer certaines situations, mais, pour cela, ils ont besoin de plus de liberté d’action.

L’attachement au territoire

Int. : L’attachement au territoire semble être une vertu cardinale dans votre entreprise. Comment faites-vous en sorte que vos collaborateurs partagent cette culture ?

P. I. : Mon grand-père, d’origine italienne, habitait à Lyon et il a eu un véritable coup de foudre pour Nice et les Alpes-Maritimes, passion qu’il a transmise à sa famille. Comme mon père et mon oncle, je suis viscéralement attaché à ce territoire, où nous avons tous exercé des fonctions extraprofessionnelles, par exemple à la chambre de commerce ou au tribunal de commerce. Je suis actuellement président de l’UPE 06 (Union pour l’entreprise), syndicat qui regroupe le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) de ce département.

De leur côté, comme beaucoup d’habitants de la région Sud, nos collaborateurs font souvent preuve de chauvinisme : les Marseillais adorent Marseille et les Niçois préfèrent Nice… Or, 95 % de nos collaborateurs sont issus de familles locales. Cette relation forte avec le territoire est donc naturelle.

Nous l’entretenons en sponsorisant des clubs sportifs (le foot à Nice, le rugby à Toulon, le hockey sur glace à Gap…), la Fondation Université Côte d’Azur, ou encore des associations de théâtre, et en offrant à nos collaborateurs des places pour des événements sportifs et culturels organisés par nos partenaires.

Nous communiquons également beaucoup, en interne comme en externe, sur nos opérations de diversification et nous proposons des avantages financiers à nos collaborateurs dans les autres activités du Groupe. Par exemple, un mécanicien souhaitant acheter un appartement bénéficiera de conditions privilégiées dans notre filiale immobilière. De même, il pourra fréquenter notre plage privée (à Sainte-Maxime, dans le Var) ou nos restaurants (à Auron, dans le haut-pays niçois) avec une réduction de 20 % par rapport à un client lambda. Tout cela contribue à affirmer notre culture d’ancrage territorial.

La place des membres de la famille dans l’entreprise

Int. : Combien de membres de la famille travaillent-ils dans l’entreprise et quels postes occupent-ils ?

P. I. : Nous sommes cinq actionnaires familiaux. Mon père, qui est proche de la retraite, assure des fonctions opérationnelles liées à l’activité immobilière. Mon oncle a pris sa retraite et joue surtout un rôle de représentation. Mon cousin gère les achats du Groupe et dépend hiérarchiquement de moi. J’occupe le poste de directeur général, chargé de la vision stratégique et du développement et, en tant que tel, je possède la majorité des parts. Quant à ma sœur, elle n’a pas souhaité travailler dans l’entreprise. En revanche, elle préside le comité familial, qui se réunit tous les deux mois.

Int. : Comment votre famille s’implique-t-elle, concrètement, sur les projets de long terme de l’entreprise ?

P. I. : Tous les projets de diversification sortant de l’opérationnel sont obligatoirement validés par la famille.

Par ailleurs, nous avons mis en place une charte familiale précisant les valeurs de l’entreprise et les relations entre la famille et l’entreprise sur le long terme. Il s’agit de principes éthiques plutôt que juridiques, qui doivent nous aider à faire face aux différentes problématiques concernant ceux qui travaillent dans l’entreprise et ceux qui n’y travaillent pas, ceux qui sont actionnaires et ceux qui ne le sont pas, etc. Nous sommes membres du Family Business Network, qui nous permet de partager les bonnes pratiques dans ce domaine.

Int. : Quoique encore jeune, commencez-vous à préparer votre succession ?

P. I. : Notre charte familiale comprend des règles de formation et d’intégration des membres de la famille au sein du Groupe, que ce soit en tant qu’actionnaires ou en tant qu’opérationnels. Cela dit, il est peu probable que l’un de mes enfants ou de mes neveux reprenne la direction de l’entreprise, car, plus celle-ci grossit, plus cette fonction requiert des compétences spécifiques. Autant nous souhaitons que la famille conserve le capital de l’entreprise, autant nous nous préparons à recruter un directeur général salarié pour me succéder. Toutefois, si, par chance, un de mes enfants ou de mes neveux s’avérait avoir les compétences nécessaires, j’en serais extrêmement heureux.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT