La force de la loyauté – Regard sur l'aventure Lippi
Lippi, entreprise basée à Mouthiers-sur-Boëme, en Charente, où sont fabriqués 95 % de ses produits, a été une icône du mouvement des “entreprises libérées” et Frédéric Lippi a été sacré Boss Digital de l’année 2014 par L’Usine digitale. Avec son frère Julien, ils ont été souvent sollicités pour présenter leur démarche et étaient agacés quand on leur demandait des recettes, comme si le management était une science permettant de viser droit au but, comme la balistique pour les artilleurs. Comme on va le voir, ils ont dû trouver des réponses singulières à chacune des difficultés auxquelles ils ont été confrontés.
Sur une ligne de crête
Voici d’abord mes sources. L’École de Paris du management a invité plusieurs fois Frédéric et Julien Lippi à exposer leurs expériences managériales et a soutenu la production de l’ouvrage d’Élisabeth Bourguinat De la clôture à l’esprit libre – La transformation de l’entreprise Lippi (Presses des mines, 2019). À ces témoignages s’ajoutent des échanges fréquents avec les frères Lippi. Je tirerai aussi parti d’une grille de lecture que j’ai proposée pour analyser les aventures industrielles étudiées par l’École de Paris (voir l'article "12 repères pour les aventures industrielles" de ce numéro du Journal).
L’École de Paris avait invité Frédéric Lippi en 2010, dans une séance intitulée « Révolution numérique, mode d’emploi », pour préciser ce que pouvait bien être, concrètement, cette révolution numérique, dont on parlait de manière fort abstraite. Sa communication a dérouté plus d’un auditeur. Il n’a pas hésité à évoquer les erreurs faites avec son frère après avoir pris la succession de leurs parents à la tête de l’entreprise en 2007. Face à une situation compromise par la mondialisation des marchés et de nouveaux concurrents vendant à bas prix, ils ont essayé différents remèdes qui, selon Frédéric Lippi, ont failli tuer l’entreprise. De plus, une crise de l’acier survenue en 2009, qui a fait augmenter les prix de plus de 50 %, leur a fait perdre leurs marchés à l’export.
Face à un enjeu vital, Frédéric et Julien Lippi ont décidé de repenser l’entreprise avec un projet à long terme, en commençant par créer une webschool interne dans laquelle tous les salariés sont invités à s’initier à l’informatique, pour leurs besoins personnels et professionnels. Une passion personnelle peut en effet avoir des retombées utiles pour l’entreprise, tel cet ouvrier qui s’est formé au montage vidéo et a eu plus tard un rôle clé dans la réalisation de tutoriels vidéos pour l’installation des clôtures conçues par Lippi. Acte audacieux : c’est une des rares entreprises à avoir mis tout le monde en formation pendant la crise des subprimes de 2008. Les sources de financement furent le chômage partiel permis par le Gouvernement après cette crise et des centaines d’heures de droits à la formation accumulées par les salariés – pour ces derniers, la formation apparaissait jusque-là comme une punition.
Julien et Frédéric étaient, de plus, convaincus, bien avant de reprendre l’entreprise, que le numérique allait profondément changer le rapport aux clients et remettre en cause le modèle hiérarchique traditionnel. Les participants à cette séance étaient sidérés : l’entreprise était petite, œuvrait dans un secteur difficile – l’industrie se portait mal en France –, et plusieurs comprenaient mal comment on pouvait lancer des projets à aussi long terme quand il y avait le feu. « Des fous ! », m’ont dit des participants lors d’échanges qui ont suivis la séance.
Le livre d’Élisabeth Bourguinat, publié en 2019, nous apprend d’ailleurs que les parents Lippi considéraient, eux aussi, que l’évolution lancée était pure folie, ce qui engendrait de fortes tensions. Il révèle que Julien, qui s’était impliqué le premier dans l’entreprise, avait tout le monde contre lui dans l’usine et que lorsque Frédéric lui a demandé s’il y avait de la place pour lui, il lui a répondu : « Viens, nous serons deux contre deux-cents. »
Il restait à trouver comment financer cette transformation à long terme. Ni les banques ni d’autres financeurs privés ou publics n’y ont contribué. Personne n’avait envie d’investir dans l’industrie, et en tout cas pas dans des process de transformation : quand on investit dans une machine, au moins, il y a un gage pour le banquier, mais pas dans le cas d’un process. Ces transformations ont alors été financées par la diminution drastique du besoin de fonds de roulement (BFR) : faire payer les clients à temps, améliorer les délais de livraison et leur fiabilité, diminuer les stocks par une pression de tous les instants, réduire le catalogue des pièces fabriquées, lancer la fabrication à la commande en ajustant par du chômage partiel les baisses de commandes. Ils ont réussi à atteindre un besoin de fonds de roulement négatif, leurs clients et fournisseurs contribuant ainsi au financement de leurs transformations.
Il était nécessaire que le personnel intériorise cette contrainte, ce qui a demandé du temps, de la pédagogie et de la confiance. Ce que l’on appelle une entreprise libérée n’est donc pas, ici en tout cas, une organisation “baba cool”, mais un lieu où l’on accepte la contrainte, voire l’ascèse.
L’œuvre singulière des frères Lippi
La séance organisée en 2017, « Lippi : transformation digitale saison 2 ? », montre les transformations impressionnantes de l’entreprise et sa montée en gamme. Lippi n’est plus une usine qui fabrique des clôtures, mais une société qui crée des espaces extérieurs désirables avec un effort de design, une franchise et ses propres services de pose. Avec sa nouvelle baseline, « L’esprit libre », elle est devenue une marque qui aide ses clients à aménager un espace de liberté à l’abri des clôtures. Alors que les marges sont faibles dans l’industrie, l’entreprise a investi dans des services plus rémunérateurs et qui la différencie de ses concurrents. Sans cette transformation, elle n’aurait pas survécu. Toutefois, quand les frères Lippi ont suggéré la formule l’esprit libre, le personnel s’est demandé s’ils ne l’avaient pas perdu, l’esprit ! Il leur a fallu à nouveau du temps et de la pédagogie pour faire accepter ce changement de perspective.
Ils ont créé un collectif en grande partie autogéré, avec un organigramme plat et peu de frais d’encadrement, attaché à la famille propriétaire et au territoire, capable d’accepter des contraintes qui seraient rejetées ailleurs. Le personnel, compétent, engagé et flexible, sert de variable d’ajustement avec du temps partiel quand les commandes sont insuffisantes. Ce management frugal a permis à une activité industrielle à faible valeur ajoutée de rester en France, l’essentiel des bénéfices venant maintenant de la diversification vers l’aval. Ayant fini de racheter le capital à leurs parents et à un fonds d’investissement, les frères Lippi donnent à leur entreprise les moyens de son autonomie.
Il a fallu quinze ans de tâtonnements pour construire cette œuvre unique en adaptant des méthodes ou des principes de management appelés lean management, agilité, management visuel, culture digitale, participation, flux tendus tirés...
Il reste néanmoins une énigme : quand on voit ces difficultés et l’énergie déployée par les frères Lippi, on se demande ce qui a bien pu les faire courir. Ils avaient de bons diplômes et auraient pu trouver des opportunités plus lucratives et plus tranquilles ailleurs. Je me suis ouvert à eux de cette énigme, ce qui a suscité un échange pour éclaircir cette question.
Famille oblige
Julien et Frédéric ont reconnu que, quand ils avaient fait le point sur les problèmes à surmonter, ils s’étaient dit, pendant un moment, qu’ils feraient mieux d’aller ailleurs. La raison qui les a amenés à persévérer a été, pour eux, la loyauté. Loyauté envers leurs parents, envers le personnel qu’ils connaissaient depuis leur enfance, envers leur lieu d’attache, envers leur propre histoire.
On connaît l’expression « noblesse oblige », on pourrait dire ici : « famille oblige ». Ils se sentaient le devoir de sauver l’entreprise. Réciproquement, le personnel les a suivis malgré les moments de doutes, certes parce qu’il souhaitait rester dans une région où il a construit sa vie, mais aussi par loyauté envers une famille avec laquelle il a des liens allant au-delà des relations professionnelles classiques. L’aventure, l’œuvre Lippi, amène ainsi à avancer que la loyauté familiale est l’une des clés de la résilience et de l’esprit de conquête des entreprises familiales.
Elle est d’ailleurs un dénominateur commun de plusieurs entreprises familiales étudiées par le séminaire Aventures industrielles de l’École de Paris. Ainsi, lorsque Guillaumette Lecante prend la tête de SGAME, entreprise fondée par son père, ce n’est pas seulement parce que le personnel avait suggéré à ce dernier qu’elle avait le profil pour lui succéder. Elle était certainement fière d’être adoubée par ceux qu’elle connaissait depuis que, toute petite, elle jouait dans son parc au milieu de l’atelier, mais avait conscience qu’il ne serait pas simple de succéder à un père charismatique. La loyauté familiale l’obligeait sans doute.
Elle ne semble cependant pas toujours facile à maintenir. Une étude de 2014 sur la transmission d’entreprise réalisée par deux jeunes ingénieurs des mines montrait que nombre d’héritiers hésitent à reprendre l’entreprise familiale. D’une part, il n’est pas facile d’être considéré comme “fils de” dans un pays où un ministre du travail a pu dire « qu’il fallait distinguer les vrais entrepreneurs, ceux qui ont pris des risques, de ceux qui ont hérité de papa-maman », et une députée : « Le pacte Dutreil est une des niches fiscales les plus scandaleuses : elle favorise le capitalisme de rentier, d’héritier, marque de fabrique du capitalisme français. » D’autre part, quand les héritiers ont fait des études leur ouvrant de belles perspectives, ils hésitent à revenir dans leur entreprise, souvent loin d’une grande ville. Enfin, le poids des droits de succession explique que nombre d’entreprises soient vendues.
En France, les entreprises familiales représentent plus de 80 % des sociétés et 50 % des emplois. À l’heure où de nombreux patrons babyboomers prennent leur retraite, la question de la transmission de ces entreprises mérite une grande attention. Un article paru sur le site du Monde en juillet rappelle que seulement 17 % des transmissions se font en France dans le cercle parental contre 56 % en Allemagne et 70 % en Italie, et qu’environ 19 000 entreprises disparaissent chaque année faute de repreneur. Il indique aussi que cette question fait l’objet de travaux du METI (Mouvement des entreprises de taille intermédiaire), de la chambre de commerce et d’industrie d’Île-de-France, ainsi que de la part de chercheurs. Il reste à savoir comment tirer parti, pour chaque cas, des enseignements que proposent ces études et recherches, et comment s’inspirer des expériences des autres, telle celle des frères Lippi. La solution sera toujours unique.