- Avantages et inconvénients de la taxe carbone
- L’approche règlementaire
- Donner de la visibilité aux investisseurs
- Des scandales environnementaux à répétition
- Le revirement des écologistes
- L’introduction d’une taxe carbone
- Les effets de la politique suédoise
- La taxe carbone de 2014
- L’impact des “signaux prix”
- Comment utiliser les recettes de la taxe carbone ?
- Quelles compensations accorder ?
- L’exemple suisse
- Apporter la solution en même temps que la contrainte
- Les différences de contexte avec la Suède
- Les motivations du Conseil constitutionnel
- Les marchés carbone
- La taxation aux frontières
- Le rôle des scientifiques
- Vers une issue juridique ?
Exposé de Didier Holleaux
Actuellement, les marchés carbone, également nommés système d’échange de quotas d’émission ou système de permis d’émissions négociables (Emissions Trading Schemes – ETS), sont plus répandus à travers le monde que les systèmes de taxe carbone. C’est dommage car, dans ces dispositifs, le prix du carbone donne un signal de court terme seulement, dont l’évolution n’est pas prévisible et n’est pas forcément adaptée aux cycles de l’activité économique. De plus, les échanges de quotas d’émission sont très complexes à gérer, ce qui ouvre la porte à de nombreuses fraudes.
Avantages et inconvénients de la taxe carbone
Par comparaison, la taxe carbone offre de nombreux avantages. Non seulement elle est beaucoup plus simple à mettre en œuvre, mais elle crée pour l’État un revenu qui peut être soit redistribué, soit utilisé pour accélérer la transition énergétique, soit, idéalement, les deux à la fois. De plus, elle permet d’éviter l’enrichissement de certains sur des quotas d’émission de carbone qui ne sont pas toujours faciles à dimensionner. Enfin et surtout, elle donne un signal clair de prix à tout le monde, avec une visibilité dans le temps, et génère ainsi de la rationalité économique. Normalement, elle aboutit à ce que tous les acteurs investissent dans la transition énergétique pour des montants proportionnés au coût de la taxe par tonne de CO₂ évitée.
L’introduction d’une taxe carbone présente toutefois un inconvénient : si les acteurs économiques ne voient pas d’alternative concrète leur permettant d’éviter d’avoir à payer cette taxe, ils se sentent piégés et cela peut conduire à une explosion sociale, comme on l’a vu avec la crise des Gilets jaunes.
L’approche règlementaire
C’est pourquoi certains préconisent plutôt une approche règlementaire, consistant à imposer certaines options technologiques, par exemple le remplacement de tous les véhicules thermiques par des véhicules électriques. Outre le fait que, dans la législation européenne, l’impact environnemental du véhicule électrique est analysé non sur l’ensemble du cycle de vie, mais seulement “du réservoir à la roue”, ce qui entraîne quelques doutes sur l’efficacité de cette solution pour réduire les émissions de carbone, on peut se demander qui paiera pour ce remplacement et si la solution imposée ne risque pas d’être à la fois coûteuse et inefficace.
De même, les mesures d’isolation thermique figurant dans la nouvelle règlementation environnementale RE2020 aboutissent à un coût d’abattement (c’est-à-dire le montant supplémentaire qu’il faut investir pour supprimer l’émission d’1 tonne de CO₂) supérieur à 600 euros, compte tenu des normes déjà très exigeantes appliquées précédemment. Or, ce montant correspond au prix de la tonne de CO₂ que la commission sur la valeur tutélaire carbone, présidée par Alain Quinet, prévoit pour 2040 ! Clairement, ces normes d’isolation sont prématurées par rapport au coût actuel de la tonne de CO₂ et cela pénalisera tous les acheteurs de logements neufs.
Par ailleurs, compte tenu de l’asymétrie d’information entre les pouvoirs publics et les industriels constructeurs automobiles ou de matériaux de construction, le fait d’imposer le recours à la voiture électrique ou à des solutions d’isolation thermique coûteuses soulève aussi le problème du bon dimensionnement des aides publiques apportées aux consommateurs.
Donner de la visibilité aux investisseurs
On peut donc considérer que la taxe carbone ressemble à la démocratie, au sens où c’est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. L’adopter aurait au moins le mérite de lancer le mouvement vers la transition énergétique. Au sein d’ENGIE, nous considérons que s’il existait une taxe carbone à 150 euros la tonne, l’essentiel de la production de biométhane deviendrait rentable. À 180 euros, ce serait le cas de toutes les formes de biogaz. Enfin, à 250 euros, les productions d’hydrogène renouvelable deviendraient immédiatement compétitives. L’un de nos clients industriels, qui fabrique des matériaux de construction en plâtre, envisageait de refondre son processus de production pour le rendre bi-énergie (biomasse et gaz naturel) afin de réduire ses émissions de carbone. Tant que le prix de l’ETS était inférieur à 30 euros la tonne, il n’a rien fait. Quand celui-ci a atteint 60 euros, notre client a calculé qu’il ne tarderait pas à monter à 100 euros et a lancé son investissement. Si l’État avait instauré cinq ans plus tôt une taxe carbone en annonçant qu’elle s’élèverait à 100 euros en 2030, cet industriel aurait probablement réalisé l’investissement quelques années auparavant, ce qui aurait réduit d’autant les émissions de carbone.
C’est pourquoi, même si la taxe carbone n’est pas l’alpha et l’oméga de la transition énergétique, c’est probablement l’une des solutions que nous avons besoin de mettre en œuvre. La question suivante consiste à savoir comment procéder. On dit que la politique est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire… À mon sens, il faut avant tout éviter que nos concitoyens se sentent piégés et, pour cela, leur proposer des alternatives réellement accessibles. Une deuxième condition réside dans l’équité de la taxe : tous les débats sur le fait de savoir si la TVA est un impôt juste ou injuste s’appliquent évidemment aussi à la taxe carbone.
Exposé de Claude Henry
En 1972 s’est tenue, à Stockholm, la première conférence de l’ONU (Organisation des nations unies) sur l’environnement. Celle de Rio, qui lui a succédé vingt ans plus tard, a connu plus de retentissement, car davantage de pays y ont participé, mais la conférence de Stockholm a vraiment été pionnière. L’une des contributions présentées dans ce cadre a particulièrement intrigué. Signée par un groupe de jeunes économistes, elle appelait à taxer tous les dommages causés à l’environnement par ce que l’on appelle pudiquement des externalités.
Des scandales environnementaux à répétition
À l’époque, la Suède, comme l’Allemagne, le Danemark et la Norvège, était préoccupée par le dépérissement et la mort des arbres provoqués par la pollution industrielle au soufre et à l’azote. Celle-ci touchait également les lacs, nombreux dans ces régions, entraînant la mort des poissons. Les Suédois, parmi les plus nombreux en Europe à posséder des résidences secondaires, étaient furieux de devoir se promener dans des forêts très dégradées et de ne plus pouvoir pratiquer la pêche.
Malgré cette sensibilité à la pollution, la suggestion des jeunes économistes a d’abord fait scandale. Les sociaux-démocrates au pouvoir ont dénoncé une proposition antisociale. Les écologistes y voyaient la possibilité pour les riches « d’acheter la nature ». Les économistes ont cependant réitéré inlassablement leur proposition au cours des années 1970 et 1980.
À la fin des années 1980, un nouveau cas de pollution a indigné les habitants de Göteborg, ville industrielle et portuaire la plus importante de Suède. Deux très grandes entreprises y étaient implantées côte à côte, une raffinerie de la société BP et l’usine historique de construction automobile de Volvo. Pour des raisons de rentabilité, BP s’est mis à approvisionner son usine en pétrole de moindre qualité et beaucoup plus soufré, de sorte que les voitures neuves stockées sur les parkings de Volvo ont commencé à rouiller. Volvo s’est plainte à BP qui, très cyniquement, lui a expliqué qu’aucune loi ne l’empêchait de raffiner ce type de pétrole ni ne l’obligeait à placer des filtres sur ses cheminées. Les dirigeants de Volvo ont porté le débat sur la place publique, sur le thème : « Nous, le fleuron de l’industrie suédoise, sommes agressés par des étrangers qui abusent de nos lois. » BP a accepté de négocier et les tractations ont abouti à une solution consistant à ce que BP construise, à ses frais, des hangars sur les terrains de Volvo pour mettre les voitures neuves à l’abri. Cette décision, qui ne prenait nullement en compte les effets de la pollution sur les habitants de Göteborg, a soulevé l’indignation de ces derniers. Le maire a lancé une campagne qui a mobilisé une grande partie de la population suédoise contre les pollueurs du ciel et les destructeurs des forêts.
Le revirement des écologistes
À la suite d’une sorte de coup d’État intérieur au Parti de l’environnement, un nouveau président a été désigné et, six mois après son élection, celui-ci a opéré une sorte de tête-à-queue génial. Désormais, son parti se disait favorable à ce que l’on fasse payer les responsables des atteintes à l’environnement, à condition toutefois que cela ne rapporte pas un centime à l’État suédois. L’argent devait être entièrement utilisé pour diminuer les impôts « pesant indûment sur les entreprises et les citoyens suédois ».
L’opinion publique a immédiatement été séduite par cette proposition. Les sociaux-démocrates ont senti le vent tourner et, dans la perspective des élections législatives de 1988, ont proposé une alliance aux écologistes. Ensemble, ils ont gagné les élections haut la main et, en 1990, ont voté une loi dans laquelle la fiscalité suédoise était profondément remaniée. L’objectif était de corriger les biais du système de prix, qui ignore, par exemple, les pollutions provoquées par la fabrication de certains produits, et aussi d’atténuer les excès d’une fiscalité directe beaucoup trop lourde. Au total, cette réforme, la plus radicale jamais entreprise dans un pays occidental, a déplacé l’équivalent de 8 points du PNB. Non seulement le contexte des scandales liés à la pollution avait préparé l’opinion à accepter la réforme, mais elle offrait aux Suédois un superbe cadeau fiscal. Naturellement, elle n’a entraîné aucune demande de compensation.
L’introduction d’une taxe carbone
Entre-temps, quelques-uns des jeunes économistes à l’origine de la proposition de taxe environnementale s’étaient retrouvés dans des cabinets ministériels. Ils ont suggéré d’aller plus loin et, pour préparer l’avenir, d’introduire une taxe carbone dans la loi de réforme fiscale. Ils ont obtenu gain de cause et une taxe de 27 euros par tonne de carbone émise a été adoptée dès 1991. Pour les industries exposées à la concurrence internationale, cette taxe était réduite de moitié.
À cette époque, nous avons été quelques-uns à unir nos efforts pour convaincre Lionel Jospin, alors Premier ministre, d’en faire autant. Malheureusement, le Conseil constitutionnel a censuré la nouvelle loi, au motif que celle-ci n’était pas insérée dans une réforme fiscale. Quelques années plus tard, j’ai essayé de mobiliser le président Sarkozy en lui présentant la taxe carbone à 27 euros des Suédois. « Vous voulez démolir l’économie française ? » m’a-t-il répondu.
Les effets de la politique suédoise
Autant que je le sache, l’économie suédoise n’a pas été démolie. Pourtant, ce montant de 27 euros marquait le début d’une courbe qui atteint aujourd’hui 117 euros. Chacune des augmentations de la taxe a été annoncée cinq ans à l’avance, en sorte que les entreprises ont pu s’y préparer. Cette taxe a permis de réduire de 30 % les émissions domestiques de carbone entre 1990 et 2000, alors que, sur la même période, le PNB a augmenté de 60 %. On pouvait craindre que les émissions de carbone soient reportées vers des pays tiers, mais, selon une étude portant sur la consommation des ménages suédois entre 2008 et 2018, la réduction des émissions correspondant à l’ensemble de cette consommation, incluant les produits importés, a été de 8 %, alors que la réduction des émissions pour la consommation de produits locaux était de 12 %. En d’autres termes, même les produits importés ont été partiellement décarbonés.
On pouvait également redouter que ce soient les pauvres qui fassent les frais de cette taxe carbone. Certes, ce ne sont pas eux qui ont bénéficié en premier lieu des réductions d’impôts sur le revenu de personnes physiques, encore que la proportion des citoyens qui le paient en Suède soit plus importante qu’en France. D’autres mesures ont cependant été prises en leur faveur, comme un grand programme permettant de remplacer les chauffages au fioul par le chauffage urbain, qui a été généralisé dans les grandes et même moyennes villes suédoises, ou encore un programme de construction de nouvelles lignes de chemin de fer vers les banlieues mal desservies, dont les habitants, esclaves de leurs voitures, étaient particulièrement sensibles à la taxe carbone.
J’ajoute qu’en Suède, la fiscalité sur les dommages à la nature n’a jamais été une affaire partisane. Les différentes réformes ont été pilotées non par le gouvernement lui-même, mais par un comité ad hoc du Parlement, où sont représentés tous les partis, sauf l’extrême-droite, opposée à cette forme de fiscalité. Ce comité a défini lui-même sa propre philosophie, qu’il résume de la façon suivante : « L’objectif fondamental de la politique environnementale, y compris climatique, est de transmettre à la prochaine génération une société au sein de laquelle nos principaux problèmes environnementaux auront été résolus, sans pour autant accroître les problèmes au-delà de nos frontières. »
George Bernard Shaw estimait que « la France est un pays merveilleux. C’est pitié de le laisser aux Français ». On serait tenté de dire aujourd’hui que la Suède est un pays inventif et persévérant, et que c’est pitié que nous ne soyons pas tous suédois…
Exposé d’Emmanuel Combet
Le premier projet de taxe carbone à l’échelle européenne a été lancé par la Commission interministérielle sur l’effet de serre, créée en 1990. En France, un premier projet de ce type a été porté par le gouvernement Jospin en 1998, comme déjà évoqué, et un deuxième, par le président Sarkozy, en 2009. Tous deux ont été censurés par le Conseil constitutionnel.
La taxe carbone de 2014
Une troisième tentative a eu lieu en 2014. Cette loi, dite de la composante carbone ou contribution climat-énergie, n’a pas non plus été introduite dans le cadre d’une réforme de la fiscalité, mais en tant que modulation de la TIC (taxe intérieure de consommation). La stratégie consistait, pour éviter une discussion d’ensemble sur les finances publiques, à réduire les composantes existantes de la TIC de façon proportionnelle au montant de la composante carbone, puis à augmenter cette dernière au fil du temps, jusqu’à atteindre l’objectif fixé par le rapport Quinet de 2008, à savoir 100 euros par tonne de CO₂ à l’horizon 2030, que celui-ci soit mis en œuvre par une taxe carbone ou par d’autres dispositifs. Depuis, cet objectif a été révisé à la hausse, avec un prix de 250 euros par tonne dès 2030.
L’adoption de la taxe carbone a été facilitée par le faible niveau des prix des énergies fossiles en 2014. Celui-ci s’est maintenu jusqu’en 2018, permettant à l’augmentation de cette taxe de rester à peu près insensible. Le mouvement de protestation des Gilets jaunes a coïncidé avec la remontée des prix et a conduit à la geler au niveau qu’elle avait alors atteint, à savoir 44,60 euros par tonne de CO₂.
L’impact des “signaux prix”
Globalement, depuis les années 1960, le prix des énergies fossiles est resté relativement stable, malgré des variations plus fortes à partir des années 2000, de même que la fiscalité sur les énergies fossiles. En revanche, le prix des logements situés dans les centres-villes a été multiplié par plus de 5 sur la période. Pour accéder à la propriété, nos concitoyens ont dû se rabattre sur la périphérie des villes. Cela tombait bien : la stabilité du prix des énergies fossiles et les progrès réalisés dans la conception des moteurs ont eu pour effet qu’aujourd’hui, il ne faut plus qu’une heure de travail au SMIC pour financer le carburant permettant de parcourir 100 kilomètres, alors qu’il en fallait six dans les années 1960.
C’est ainsi que le progrès social qu’a représenté l’accession à la voiture et à la propriété a entraîné une grande dépendance aux énergies fossiles. En 2000, 1,5 % du produit intérieur brut était alloué au paiement de la facture pétrolière. En 2010, ce taux avait doublé. Pour équilibrer notre balance commerciale, nous devons exporter massivement, ce qui crée une pression sur les salaires afin d’assurer la compétitivité de nos produits et services et pèse à long terme sur notre pouvoir d’achat, mais aussi sur les ressources dont nous disposons pour investir, ou encore pour financer notre protection sociale.
Comment utiliser les recettes de la taxe carbone ?
L’introduction d’une taxe carbone significative constituerait un signal prix qui aurait pour effet de renchérir, et donc de réduire la consommation d’énergies fossiles. En revanche, et c’est une grande différence avec un choc pétrolier, les recettes de cette taxe resteraient dans le pays. Toute la question serait ensuite de savoir comment utiliser cet argent. Non seulement la France n’a pas bénéficié d’un contexte favorable à la taxe carbone comme en Suède, mais il n’existe pas non plus de consensus dans notre pays sur l’usage des recettes dégagées.
Une piste souvent évoquée consiste à augmenter le chèque énergie, notamment pour les bas revenus, ou encore à accorder un chèque transport à ceux qui subissent une forte dépendance aux énergies fossiles. Néanmoins, ces chèques, s’ils ne sont pas compensés par la diminution d’autres prélèvements obligatoires, risquent de renchérir les coûts de production, de compromettre les nouvelles embauches, de rendre notre production moins compétitive et d’entraîner une propagation des hausses de prix qui réduira in fine le pouvoir d’achat des ménages. La hausse des prix pourrait être 1,8 fois supérieure à la hausse initiale des coûts énergétiques.
A contrario, si les recettes générées par la taxe carbone se substituent partiellement à des cotisations sociales sur les salaires, elles créeront un environnement économique favorable au déploiement des secteurs d’activité et des solutions permettant de réduire notre dépendance aux énergies fossiles, très coûteuses pour nos revenus comme pour le climat. Elles contribueraient ainsi à abaisser les coûts de production, et donc à améliorer notre compétitivité et l’emploi.
Quelles compensations accorder ?
On peut toutefois objecter que les ménages les plus aisés supporteraient beaucoup plus facilement la taxe carbone que les ménages les plus modestes, pour lesquels la consommation d’énergie est liée à la satisfaction de besoins de base tels le transport et le chauffage, qui représentent une part plus importante de leur budget.
Il faudrait par conséquent utiliser une fraction des recettes pour compenser les surcoûts imposés aux ménages les plus vulnérables, sans pour autant compenser toutes les dépenses énergétiques des ménages, si l’on ne veut pas augmenter les coûts de production et les prix, et annuler le caractère incitatif de la mesure. En effet, l’objectif est bien de créer des signaux poussant à une transformation de l’économie qui soit positive pour le climat, la santé de nos concitoyens, la compétitivité de nos entreprises, et qui réduise notre dépendance aux énergies fossiles.
Parmi les entreprises, celles qui consomment énormément d’énergie, par exemple les cimenteries ou les fonderies d’aluminium, ne représentent qu’environ 2 % de la valeur ajoutée des entreprises, mais leurs surcoûts risquent d’être importants et de dégrader tant leurs marges que leur capacité d’investissement. Une partie des recettes pourrait donc également être utilisée pour compenser, de façon ciblée, ces surcoûts pendant la phase de transition.
L’exemple suisse
L’exonération des ménages ou des acteurs économiques les plus exposés peut soulever des problèmes d’équité, d’acceptabilité et d’efficacité, mais d’autres solutions existent pour les accompagner vers les objectifs de transition énergétique.
La Suisse, par exemple, a mis en place des accords volontaires de branche sur des objectifs de décarbonation à moyen terme, assortis d’aides publiques. En contrepartie, ces projets doivent faire l’objet d’évaluations régulières, et si les objectifs ne sont pas atteints, un système de taxation est appliqué. Par ailleurs, les recettes de la taxe servent pour les deux tiers à financer une ristourne sur les factures d’assurance maladie de base des particuliers et pour un tiers à financer des compensations aux entreprises par une baisse de cotisations sociales (caisses d’Assurance-vieillesse et survivants).
En France, les automobilistes ont pu avoir l’impression d’être des “vaches à lait” que l’on allait pressurer pour en tirer des recettes fiscales. En Suisse, l’accent a clairement été mis sur les objectifs de réduction des émissions de carbone, qui ont été négociés secteur par secteur et font l’objet d’un suivi. La taxe carbone n’a pas été adoptée comme une mesure isolée dont on attendrait tout : elle fait partie d’une politique publique globale. On peut espérer que, dans notre pays également, la taxe carbone puisse enfin faire l’objet d’un débat démocratique permettant de montrer son intérêt et de lui donner une place au sein d’une stratégie d’ensemble.
Débat
Apporter la solution en même temps que la contrainte
Un intervenant : Emmanuel Combet, les fonctionnaires du ministère des Finances discutent-ils avec l’ADEME (Agence de la transition écologique) de la façon de mettre en œuvre des mécanismes qui permettraient d’offrir des solutions de court terme aux ménages vulnérables, tout en conservant l’effet incitateur de la taxe carbone ?
Emmanuel Combet : Nous avons de nombreux échanges avec le ministère des Finances, le Conseil des prélèvements obligatoires, ou encore la Cour des comptes, mais, depuis la crise des Gilets jaunes, tout le monde est comme tétanisé. Chacun se rend bien compte que maintenir les prix bas de l’énergie n’est pas durable ni souhaitable, mais personne ne sait comment aborder la question de la sortie de notre dépendance énergétique.
À mon sens, il faudrait cesser de traiter le sujet de la taxe carbone isolément et le replacer dans le cadre plus général de la programmation des finances publiques. Cela nécessiterait des changements de mentalité très importants, car, à l’heure actuelle, ce ne sont pas les mêmes personnes qui s’occupent de programmation des finances publiques et d’économie de l’environnement…
Didier Holleaux : La crise des Gilets jaunes est née du fait qu’aucune alternative n’était proposée aux personnes ayant impérativement besoin de se déplacer quotidiennement. Un bon nombre de ces ménages auraient pu trouver une solution dans l’achat d’un véhicule électrique, mais, faute d’information et d’accompagnement, ils avaient l’impression que ces véhicules leur étaient inaccessibles ou qu’ils ne sauraient pas où les recharger. Or, la plupart d’entre eux vivent dans un habitat isolé, où garer sa voiture devant chez soi pour la recharger ne pose généralement pas de problème. Pour éviter qu’ils se sentent pris dans une nasse, il aurait fallu leur apporter une solution en même temps qu’on leur imposait la contrainte d’une nouvelle taxe.
Les différences de contexte avec la Suède
Int. : En Suède, Claude Henry a montré que la population était choquée par divers cas de pollution, ce qui a créé un contexte favorable pour une loi “pollueurs-payeurs”, puis pour la taxe carbone. Le même contexte existe-t-il en France actuellement ?
D. H. : Parmi les facteurs favorables évoqués par Claude Henry figurait aussi le fait que beaucoup de Suédois avaient l’impression de payer trop d’impôts sur le revenu. Or, en France, c’est une minorité de nos concitoyens qui sont concernés par cet impôt. Il faudrait donc trouver un autre impôt direct à supprimer en contrepartie de la taxe carbone. Cela aurait pu être le cas de la taxe d’habitation, mais cette opportunité n’a pas été saisie.
Int. : Une réduction de la TVA de 5 % ne pourrait-elle pas jouer ce rôle ?
D. H. : En deux ans, la différence serait comblée. Le restaurateur du coin maintiendrait ses prix et empocherait la différence… Échanger un impôt qui n’est pas ressenti comme douloureux contre une taxe carbone qui, elle, est perçue comme très douloureuse, paraît délicat.
Les motivations du Conseil constitutionnel
Int. : Pour quelles raisons le Conseil constitutionnel s’est-il opposé par deux fois à la taxe carbone ?
E. C. : En 2010, avant l’adoption de la loi, Michel Rocard avait organisé une conférence réunissant différentes parties prenantes qui étaient d’accord pour discuter du choix des impôts à supprimer en contrepartie de la taxe carbone. Avaient été évoquées, par exemple, la suppression de la taxe professionnelle, la baisse des cotisations sociales et diverses péréquations. Puis des ministres sont intervenus, l’un préconisant la distribution d’un “chèque vert”, l’autre la diminution des prélèvements sur les coûts de production. Devant ces dissensions, il a été convenu de réduire le taux de la taxe initiale de 32 euros à 18 euros et d’accorder des exonérations à divers acteurs comme les transporteurs routiers, ou encore les secteurs soumis au système d’échange de quotas d’émission. Au total, 30 % des émissions de CO₂ n’étaient plus concernées par le paiement de la taxe, ce qui faisait d’autant plus peser cette dernière sur la consommation des ménages et sur les autres entreprises. C’est en invoquant la rupture d’égalité devant l’impôt que le Conseil constitutionnel a censuré le projet.
Les marchés carbone
Int. : Compte tenu de la difficulté à introduire une taxe carbone, surtout dans un pays comme le nôtre, qui présente le plus fort taux de prélèvements obligatoires de l’OCDE, pourquoi ne pas réactiver les marchés carbone ?
Claude Henry : Les expériences menées sur les continents européen et américain, voire en Chine, montrent que les marchés carbone donnent généralement lieu à des fraudes d’une telle ampleur qu’ils s’en trouvent délégitimés.
D. H. : Outre la question de la fraude, il est très compliqué de déterminer les volumes des quotas et de contrôler leur respect. Enfin et surtout, les marchés carbone donnent un signal prix de court terme, alors que la plupart des investissements permettant de réduire les émissions de CO₂ portent sur le long terme. Je pense, par exemple, à une entreprise agroalimentaire qui fabrique de la levure de bière. Lorsque les levures se reproduisent, elles génèrent de la chaleur, et cette chaleur pourrait être utilisée pour la dessiccation des levures en fin de processus, à condition de recourir en complément à une pompe à chaleur industrielle. Un tel investissement ne peut être rentabilisé que si le prix du gaz ou de la tonne de carbone augmentent fortement et durablement. Tant que l’industriel s’attendra à des fluctuations du marché carbone entre 30 et 60 euros, il ne prendra pas la décision d’investir.
La taxation aux frontières
Int. : Peut-on introduire une taxe carbone en France, même avec des compensations pour les ménages les plus vulnérables, sans l’assortir d’une politique de taxation aux frontières de la France et plus probablement de l’Europe ? Cette démarche protectionniste ne serait-elle pas une façon de rendre la taxe carbone plus populaire ?
D. H. : La question de la compétitivité est clairement posée pour les entreprises ayant des besoins très importants en énergie. Nous ne pouvons pas nous résoudre à ce que toutes nos aciéries, cimenteries et autres industries de ce type mettent la clé sous la porte ou partent à l’étranger, ne serait-ce que parce que l’objectif de réduction des émissions ne serait de toute façon pas atteint : il est probable que ces entreprises émettraient encore davantage si elles étaient délocalisées.
Il est donc nécessaire de prévoir des compensations, qui peuvent prendre diverses formes, comme des restitutions forfaitaires ou la taxation des importations. On évoque souvent le problème de la fraude aux mécanismes d’ajustement carbone aux frontières et certains prédisent que toutes les aciéries chinoises prétendront être alimentées en électricité hydraulique. Je suis néanmoins convaincu que des accords peuvent être trouvés avec de grands pays étrangers émetteurs et exportateurs vers la France ou vers l’Europe.
C. H. : Je souscris entièrement à la nécessité de prévoir un rééquilibrage sur les importations si nous introduisons une fiscalité significative sur les émissions de CO₂.
En ce qui concerne la Chine, qui est notre principal partenaire commercial pour les industries fortement consommatrices d’énergie, elle vit actuellement un paradoxe dramatique. C’est en effet le pays industriel le plus vulnérable au changement climatique. Les glaciers de l’Himalaya sont en train de fondre et n’approvisionneront bientôt plus le fleuve Jaune. Or, par rapport à la moyenne mondiale, la Chine ne dispose déjà que du quart des ressources en eau par habitant. Par ailleurs, une grande partie de la population chinoise et des activités économiques sont situées sur des côtes qui, d’ici la fin du siècle, seront submergées par une hausse du niveau des mers d’environ 1 mètre.
Les dirigeants chinois sont parfaitement conscients de ces menaces, mais ne peuvent pas se résoudre, pour l’instant, à renoncer à une croissance rapide de leur économie. Compte tenu de ce dilemme, il est très difficile de prédire quelle sera leur attitude dans les années qui viennent.
E. C. : En 2010, l’argument invoqué par le président Sarkozy pour ne pas remettre la taxe carbone à l’ordre du jour après la censure du Conseil constitutionnel était la nécessité, selon lui, de commencer par agir au niveau international ou européen : « Je subordonne la création d’une taxe carbone intérieure à une taxe aux frontières qui protègera notre agriculture et nos industries contre la concurrence déloyale de ceux qui continuent à polluer sans vergogne. » Depuis, rien ou presque n’a été fait, et il semble difficile de prôner une taxe aux frontières tant que nous ne réactivons pas notre taxe carbone intérieure…
D. H. : Une façon d’éviter le débat sur les prix à l’importation consisterait, pour les industries carbo-intensives, à adopter une approche règlementaire et, par exemple, à imposer à toutes nos aciéries de recourir à la réduction du minerai de fer à partir d’hydrogène vert. Cette mesure serait coûteuse et nécessiterait d’importants financements publics pour l’accompagner, mais elle pourrait être rendue compatible avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce. Ce genre de démarche suppose que les pouvoirs publics soient en mesure d’affirmer qu’une solution technique est la meilleure. Ils l’ont déjà fait par le passé et leurs choix ont été parfois heureux, parfois beaucoup moins.
Le rôle des scientifiques
Int. : Pour résoudre ces questions, faut-il se fier seulement aux économistes, ou d’autres scientifiques peuvent-ils contribuer à faire émerger des solutions ?
C. H. : Le groupe des jeunes économistes qui ont inspiré les politiques menées par la Suède avaient l’esprit plus ouvert que ceux de l’École de Chicago. Ils avaient compris qu’il n’est pas possible d’anticiper un objectif de réduction de la pollution ni de définir le montant de la taxe qui permettra d’atteindre cet objectif sans en discuter au préalable avec des physiciens et des chimistes. Le Suédois Johan Rockström, aujourd’hui directeur de l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique, a consacré une partie importante de sa carrière à la création, au sein de l’Académie des sciences de Suède, du Stockholm Resilience Centre, un creuset qui réunissait des experts de toutes sortes de disciplines pour essayer d’imaginer ce que pourrait être une véritable trajectoire de développement durable.
E. C. : Il est effectivement nécessaire de réunir des compétences très diverses, l’objectif étant une transformation systémique de notre économie. L’approche doit être à la fois pluridisciplinaire et cohérente. Cela représente un véritable défi, car nous avons construit notre efficacité intellectuelle et technique sur une démarche tayloriste, consistant à se spécialiser toujours davantage dans les différents domaines afin de devenir plus performants. De plus, se pose le problème de la diffusion des connaissances dans l’espace public avec, par exemple, le cas de Claude Allègre, qui s’est aventuré à parler de sujets dont il n’était pas expert. Comment concilier la nécessité de croiser les disciplines et celle de ne donner la parole qu’à des personnes connaissant bien des sujets qui sont complexes, surtout dans un contexte où se multiplient les fake news ?
Vers une issue juridique ?
Int. : Ces sujets sont si complexes qu’on peut douter de les voir apparaître dans les programmes des candidats à l’élection présidentielle…
E. C. : Le risque est que les candidats se précipitent sur l’annonce des mesures à prendre, alors que la priorité devrait être de définir le processus démocratique qui aboutira à des propositions de mesures, afin de garantir leur acceptabilité.
Int. : La Convention citoyenne pour le climat a-t-elle émis des préconisations en matière de taxe carbone ?
D. H. : J’ai eu l’occasion d’intervenir devant cette convention et j’ai constaté que le sujet de la taxe carbone y était soigneusement évité. Les participants ont eu le sentiment qu’on leur tendait un piège et qu’on cherchait à leur faire décider d’une taxe que les pouvoirs publics ne parvenaient pas à légitimer. Ils ont préféré se concentrer sur d’autres mesures, dont certaines sont très utiles, et d’autres moins.
L’instance la plus susceptible, à mes yeux, de se saisir de cette question et de mener les débats interdisciplinaires dont nous avons besoin pour créer du consensus est sans doute le Haut-Commissariat au Plan.
C. H. : Deux jugements rendus récemment, l’un par le Conseil d’État à la demande de la commune de Grande-Synthe et de quelques autres plaignants, l’autre par le tribunal administratif de Paris, à la demande des ONG Notre affaire à tous, Greenpeace, Oxfam et la Fondation pour la nature et l’homme, enjoignent à l’État de prendre des mesures supplémentaires pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030. Peut-être la solution viendra-t-elle de ce que l’État sera dans l’incapacité d’y parvenir sans mettre en œuvre une taxe carbone ?
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Élisabeth BOURGUINAT