Les raisins et le petit paysan
L’effort remarquable de la RATP pour améliorer l’information voyageurs se heurte à un double paradoxe. Comme l’a constaté Felix von Pechmann au début de sa mission, « les plaintes des voyageurs, relayées par les réseaux sociaux, témoignaient quotidiennement des carences des informations qu’ils recevaient, voire de leur absence pure et simple, source de réactions excédées ». Si l’on comprend bien cette phrase, mieux vaut encore diffuser une information erronée que ne pas communiquer du tout, car « après deux minutes d’arrêt de la rame et sans information, le stress gagne les voyageurs ». C’est ce qui a donné à la responsable de l’information voyageurs « le courage d’accepter de diffuser les informations au plus vite, quitte à les corriger ensuite, sans attendre qu’elles soient validées par l’ensemble des parties prenantes ».
Et quand le conducteur n’a strictement aucune information à donner, vraie ou fausse, que doit-il faire ? Selon Christophe, un conducteur du RER A qui a participé à un chat en 2018 sur le blog de la ligne, « cela peut être compliqué pour le conducteur de communiquer pour simplement demander de patienter sans avoir la cause ou le contexte » mais, précise-t-il, « on a une exigence d’essayer de communiquer toutes les deux minutes environ, même quand on n’a pas encore d’information ». En d’autres termes, mieux vaut dire que l’on n’a rien à dire, plutôt que ne rien dire du tout, ce qui évoque le sketch de Raymond Devos : « Mesdames et Messieurs, je vous signale tout de suite que je vais parler pour ne rien dire. Oh je sais ! Vous pensez “S’il n’a rien à dire, il ferait mieux de se taire”. […] Eh bien non, Mesdames et Messieurs, moi, lorsque je n’ai rien à dire, je veux qu’on le sache ! Je veux en faire profiter les autres ! »
Le terme communiquer vient du latin communicare qui, selon le Gaffiot, signifie « mettre ou avoir en commun ». À défaut de mettre en commun une information, on peut tout au moins constater que l’on a en commun la même ignorance : reconnaître que l’on n’a rien à dire, n’en déplaise à Raymond Devos, c’est déjà communiquer, et c’est apprécié. Sur le chat du RER A, Ugo, un voyageur, note que « certains conducteurs nous tiennent au courant et compatissent, voire même ont un peu d’humour. Du coup on patiente quand même mais […] ça détend l’ambiance. Bravo à ces machinistes ! » Et Cédric, un autre conducteur, a cette réponse magnifique : « Moi aussi j’ai mes petites annonces personnalisées, pour faire savoir aux voyageurs que je suis là. » Dire « qu’on est là », c’est communiquer, et même communier…
Quant à Habib, un conducteur de métro de la ligne 7, il est connu pour adresser régulièrement aux voyageurs un message d’alerte contre les pickpockets à l’approche de la gare de l’Est. Faute de pouvoir agir lui-même contre ce fléau, il leur demande de veiller les uns sur les autres, car « il est hors de question qu’il y ait quelqu’un qui se fasse voler dans mon train ». Interrogé par Le Parisien, il explique que, grâce à ce message, « les gens sentent un peu d’humanité, de bienveillance, et ça les rassure. » De même, Felix von Pechmann raconte que, lorsque la RATP, lors du confinement, s’est résolue à faire appel au crowdsourcing et à demander aux utilisateurs eux-mêmes si leur train était bondé ou non, « cette innovation a été l’une des plus médiatisées et a eu une énorme résonance auprès des voyageurs ».
Dans ses Nouveaux dialogues des morts (1683), Fontenelle évoque l’histoire de ce peintre « qui avait si bien peint des grappes de raisin, que des oiseaux s’y trompèrent, et les vinrent becqueter ». Tout le monde l’admira, mais certains firent remarquer que ces raisins étaient portés par un petit paysan qui, pour sa part, était à l’évidence mal peint, « puisque les oiseaux n’en avaient point de peur ». Et Fontenelle de conclure que « si le peintre ne se fût pas oublié dans le petit paysan, les raisins n’eussent pas eu ce succès prodigieux qu’ils eurent ».
De même, et c’est le deuxième paradoxe, si le système d’information voyageurs de la RATP atteint un jour à la perfection, les conducteurs n’auront plus besoin de faire preuve d’humilité, de compassion, d’humour ni de bienveillance, et peut-être nos transports en commun y perdront-ils en humanité ?