Exposé de Thomas Serval
Baracoda est la maison mère de Kolibree1, marque de brosse à dents connectée. À l’occasion de la crise de la Covid-19, elle s’est trouvée en forte accélération, notre métier étant de bâtir des éléments de Daily Health Tech. Pour nous, la santé n’est pas un état à un moment donné, mais une manière de vivre. Nous améliorons certains objets courants par l’ajout de connectivité, d’intelligence artificielle (IA) et de psychologie, afin d’obtenir un impact réel et mesurable sur le comportement des gens et de prévenir les problèmes de santé plutôt que d’avoir à les soigner.
De très nombreux acteurs s’intéressent à ce domaine, à commencer par les multinationales. Baracoda n’est donc qu’un “petit poucet” du secteur. Notre modèle de développement consiste à inventer un objet suffisamment innovant pour établir un partenariat avec un grand groupe afin de le diffuser, l’expérience montrant qu’il n’est pas toujours celui auquel nous pensions initialement. Mon témoignage va porter sur les opportunités qu’offrent les partenariats avec les grands groupes, mais aussi sur la difficulté à les faire émerger et surtout à les faire vivre.
De Kolibree à la salle de bains du futur
La première brosse à dents que nous avons présentée au CES (Consumer Electronics Show) de Las Vegas, en janvier 2014, a remporté le prix de la meilleure innovation en matière d’objet connecté. Nous avions ajouté à cette brosse un peu d’IA permettant, à partir de l’analyse de son mouvement, de repérer sa position dans la bouche et de déterminer ainsi les zones non brossées. L’idée de base était de cibler les enfants et de changer leur comportement vis-à-vis du brossage des dents en le rendant ludique. Désormais, nous avons la confirmation scientifique qu’en passant à la brosse à dents électrique, l’usager augmente le temps de brossage de 90 % et que la surface brossée passe de 30 % à 70 % en six semaines. De plus, l’habitude ainsi acquise perdure six mois après l’arrêt de l’utilisation de la brosse à dents connectée. Nous n’en sommes pas encore à l’évaluation clinique de l’effet sur les caries, mais tout laisse présager que l’impact en matière de santé publique sera positif. Nous avons conclu un partenariat avec Colgate, leader mondial de l’hygiène buccodentaire, qui nous permet de massifier cette expérience.
Notre finalité n’est donc pas la vente d’objets, mais le changement de pratiques chez les utilisateurs. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui une stratégie qui se concentre sur le concept de “salle de bains connectée”, lieu privilégié de la santé quotidienne préventive.
Baracoda compte actuellement 160 salariés, dont 60 % d’ingénieurs, et fabrique 2 millions d’objets connectés par an. Néanmoins, nous produisons surtout de la propriété intellectuelle et industrielle. Nous avons déposé environ 50 brevets. Nous avons développé des partenariats avec d’autres grands groupes que Colgate, tel Wella, numéro deux mondial des soins capillaires. Nous développons également, avec un grand opérateur télécom américain, un miroir intelligent. Nous avons noué des relations de confiance étroites avec Apple et Google. En effet, les grands acteurs digitaux s’intéressent tous au domaine de la santé, mais celui de la salle de bains et l’utilisation des données personnelles que l’on peut en tirer leur paraissent soit triviaux, soit trop dangereux pour leur image de marque ; ils préfèrent donc travailler avec nous pour développer certains algorithmes d’IA. Dans des domaines très spécifiques, telle l’analyse du positionnement d’un objet dans les trois dimensions par rapport à un visage, notre compétence est désormais mondialement reconnue.
Le partenariat avec Colgate
Tout a commencé par une innovation de rupture. Si l’on intègre dans une brosse à dents une centrale inertielle, il est possible de déterminer, grâce à une IA, son positionnement dans la bouche avec une précision de 95 %. La puce, fabriquée et programmée par nos soins, correspond à un cortex M4, c’est-à-dire que sa capacité à faire tourner des algorithmes d’IA est celle d’un PC des années 1990. Cette innovation combine une puce Bluetooth pour la connectivité, un processeur IA, de la mémoire et un accéléromètre. Désormais, cette puce coûte un peu moins de 2 dollars, ce qui permet de l’intégrer dans de nombreux produits. Nous avons proposé une version améliorée de notre brosse à dents électrique aux Apple Stores, où nous en vendons plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires par an, depuis 2017, à 99 dollars pièce. Cette synergie avec Apple nous a permis de développer des fonctions nouvelles, qui font désormais partie intégrante de son HealthKit et permettent à chacun de suivre son brossage sur son Apple Watch.
Contre toute attente, le partenariat initial avec Colgate pour une brosse à dents manuelle s’est transformé en un partenariat pour la version électrique. L’intelligence du pilotage de ce partenariat a consisté, de notre part, à nous adapter et, de la leur, à changer leurs priorités. Initialement, ceux qui avaient signé le partenariat avec nous, les responsables de l’innovation, n’étaient pas favorables à cette évolution, mais les commerciaux, qui attendaient un retour rapide de leur argent investi, ont su saisir l’opportunité offerte par le modèle électrique et imposer leur choix.
Obtenir la confiance d’un mastodonte comme Colgate a été la résultante de trois années de travail, durant lesquelles se sont combinées l’innovation et l’agilité de Kolibree avec la crédibilité et la force d’une grande marque, chacun reconnaissant qu’aucun des deux n’y serait parvenu seul.
Les start-up fonctionnent souvent avec un sous-investissement chronique, étant contraintes de faire au mieux et au plus vite avec le moins d’argent possible. L’apport de Colgate, soit plusieurs dizaines de millions de dollars en quatre ans pour l’ensemble du projet, nous a permis de construire l’une des plateformes les plus sophistiquées pour la gestion des objets connectés, puisqu’elle couvre 200 pays et supporte des appareils extrêmement divers, certains étant encore en cours de développement. Elle nous permet de stocker et de suivre des données recueillies aussi bien en Europe qu’en Chine ou aux États-Unis, grâce à des infrastructures qui parlent le même langage et sont capables de gérer toute la complexité des objets connectés.
L’une de nos problématiques, lorsque nous sommes entrés dans ce partenariat, a été de trouver comment créer l’impact maximum le plus rapidement possible et de savoir comment rendre cette innovation accessible au plus grand nombre. Colgate, qui vend des millions de pièces entre 5 et 10 dollars, n’était pas prêt à les vendre 99 dollars comme Apple. L’objectif était donc d’obtenir une brosse à dents tout aussi performante, mais beaucoup moins chère.
Technologiquement, ce n’était pas possible en empruntant le même chemin. Nous avons donc repris un projet resté dans nos cartons, la technologie Magik, que nous avons développée avec les moyens apportés par Colgate. Grâce à l’expérience acquise avec nos 200 000 brosses connectées déjà vendues, nous pouvions désormais comprendre la manière dont les gens utilisaient nos produits. Or, si les parents se désintéressaient rapidement des instructions données, les enfants, en revanche, amenaient consciencieusement leur smartphone ou leur tablette dans la salle de bains et suivaient à la lettre les consignes de brossage à travers les jeux que nous proposons pour rendre l’expérience ludique. Dès lors, pourquoi ne pas se servir des caméras frontales, que les jeunes ont l’habitude d’utiliser, pour repérer la brosse à dent grâce à des algorithmes de vision ? Cette avancée nous a permis de mettre en œuvre une série de schémas que nous avions déjà conceptualisés, mais qui n’étaient pas utilisés faute de données suffisantes. En Chine, plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires de cette nouvelle brosse à dents se sont vendues dès la première heure de mise en vente sur TikTok, le réseau préféré des jeunes !
Bien négocier
Pourquoi sommes-nous la start-up qui a rencontré le plus grand succès parmi toutes celles de la Silicon Valley qui travaillaient sur les mêmes domaines ?
La première raison est que nous étions toutes des personnes expérimentées. Pour ma part, j’avais conclu beaucoup de contrats quand je travaillais chez Google ou chez Microsoft. Alors, quand il nous a fallu négocier avec Colgate, ce qu’une start-up inexpérimentée aurait obtenu en six à douze mois, nous l’avons obtenu en trois mois. Nous avions préalablement préparé un deal framework (cadre de négociation), ce qui a totalement changé la perception que nos interlocuteurs avaient de nous, les a rassurés sur nos compétences et a instauré un vrai climat de confiance dans cette négociation. Nous utilisons désormais cette méthode pour engager des grands comptes.
La deuxième raison est notre capacité, propre aux start-up, à apprendre vite et à mettre en œuvre plus vite encore ce que nous avons appris. De fait, cela ne nous a pris que six mois pour transformer la brosse à dents Kolibree en une brosse à dents Colgate, alors qu’en suivant le cycle normal de Colgate, cela aurait pris trois ans.
Lorsque j’étais moi-même de l’autre côté de la table des négociations, j’avais tiré quelques enseignements des relations entre start-up et grands groupes. Fort de cette expérience, j’ai exprimé une seule requête aux dirigeants de Colgate : « Ne me tuez pas ! » Cette demande est facile à comprendre et elle permet de s’entendre sur quelques règles indispensables. J’ai par exemple exigé que, dans nos différentes réunions, les interlocuteurs de Colgate ne soient jamais plus nombreux que ceux de mon équipe. Pas question de gérer 25 interlocuteurs face à moi quand je ne peux en aligner que 5 de mon côté. Il me fallait également pouvoir joindre sans délai le PDG de l’entreprise ou son N-1 en cas de blocage de la part d’un négociateur. Il était en outre nécessaire que les gens de Colgate travaillant avec nous puissent enfreindre sans risques certaines règles, ce qui était totalement impensable dans une entreprise gérée au cordeau où tous les process sont optimisés et rigoureusement suivis par l’ERP.
Savoir rompre avec les habitudes
Beaucoup de sociétés mettent au cœur de leur réussite leur capacité non pas d’innovation, mais de réplication vers le plus grand nombre et à moindre prix. Il leur est alors difficile de faire quelque chose de très différent, comme de vendre une brosse à dents dans un Apple Store, au prétexte qu’aucun concurrent ne l’a jamais fait. Lorsque l’on pousse dans leurs retranchements des dirigeants importants, focalisés sur le cours de la Bourse et leur image, il est étonnant de constater que l’attitude de leadership est loin d’être répandue chez eux. Il ne suffit donc pas d’être le premier sur son marché, encore faut-il avoir l’appétit de l’être et de le rester.
Il faut également savoir repérer le bon interlocuteur. Des deux directeurs généraux de Colgate qui briguaient la présidence lors de notre entrée en négociation, c’est celui qui nous a le plus soutenu qui a emporté la mise. Nous n’y avons certes pas contribué de manière décisive, mais il est clair que nous avons su parier sur sa capacité à se démarquer et à oser faire des choses qui rompaient avec les habitudes du Groupe.
Ensuite, il nous a fallu sortir de l’esprit de l’époque. En effet, toutes les grandes entreprises parlent aujourd’hui d’open innovation et exigent des start-up qu’elles fournissent des proof of concept (POC), en mettant 50 000 euros sur le tapis “pour voir”, comme au poker. Or, cette logique prudente n’est pas une logique de gagnant, l’étape d’après, celle du “si ça marche, on avisera” n’étant jamais vraiment envisagée. Imaginer que “ça” puisse marcher suppose de prévoir et d’aligner les ressources et les investissements qui en découleront. Dans des sociétés qui n’ont que peu de culture technologique, cela supposerait d’intégrer dès l’amont les entreprises de service du numérique (ESN), internes et externes, susceptibles de fournir les constantes nécessaires à la mise en œuvre de cette étape.
Colgate a pleinement joué le jeu en considérant qu’il allait y avoir sur le marché une brosse à dents connectée, qu’il devait s’engager dans l’aventure et, pour cela, qu’il devait miser “pour de vrai” (make a real bet) sur le meilleur partenaire et investir les dizaines de millions de dollars nécessaires à la mise en œuvre de ce projet. Cette somme donne l’ordre de grandeur de ce qu’une société qui réalise chaque année 15 milliards de dollars de chiffre d’affaires devait pouvoir se permettre d’investir dans ce qui était à la fois un gros pari, avec des conséquences tangibles en cas d’échec, et un risque acceptable au regard du retour attendu. Nous sommes convaincus qu’il faut se marier et pas uniquement se fréquenter. En effet, une fois mariés, les deux partenaires doivent faire vivre le mariage. C’est difficile, mais on peut y parvenir, alors que lorsque l’on se contente d’une simple fréquentation, la première difficulté devient une cause de séparation.
Enfin, pour paraphraser Churchill, le succès est une série d’échecs qui ne vous tuent pas. Le premier produit que nous étions censés réaliser avec Colgate n’a pas marché et c’est un autre produit que nous n’avions pas réalisé ensemble qui a rencontré le succès. Le premier a nourri le partenariat, le second a généré les volumes. C’est alors seulement que l’organisation a pris conscience de son intérêt et a eu envie de le vendre. Condamnée à ne pas perdre l’argent investi, il lui a fallu trouver les moyens de faire fructifier le partenariat, ce qui a été essentiel dans notre relation.
Les challenges
Le premier challenge auquel nous avons été confrontés est lié au turnover permanent dans le groupe Colgate où, si un cadre est compétent, il est promu tous les trois ans. Ce point est particulièrement important, car, même si l’on se fait totalement confiance lors de la conclusion d’un contrat, il faut faire perdurer cette confiance en documentant et en exerçant tous les droits qui en découlent. En effet, ceux qui en interprèteront les termes demain ne seront plus ceux qui l’ont signé hier.
Néanmoins, et cela illustre le poids des talents français dans les multinationales américaines, tous nos interlocuteurs sont désormais français, y compris la patronne mondiale du secteur des brosses à dents et le patron de Colgate USA. S’il y a aussi des raisons conjoncturelles à cela, ce n’est sûrement pas pour autant l’effet du hasard, les Français n’étant qu’un petit millier parmi les 50 000 salariés du Groupe. C’est sans doute largement dû au fait que nous avons apporté au Groupe bien plus qu’une brosse à dents et que nous l’avons accompagné dans sa transformation numérique. Ceci dit, proximité culturelle ne signifie pas pour autant plus grande complaisance à notre endroit, bien au contraire !
Par ailleurs, le fait que j’aie rencontré à New York, autour d’un café matinal, le nouveau patron des États-Unis, français certes, mais surtout très compétent, a certainement joué. Comme je lui présentais ce que nous faisions avec Colgate et qu’il s’irritait de ne pas en avoir été informé en interne, il a immédiatement décidé de s’impliquer personnellement et de lancer le produit. Il a alors permis que l’on mette en face de moi des interlocuteurs à la fois compétents et culturellement aptes à comprendre mon approche. Au demeurant, ces interlocuteurs étaient certes français, mais tous avaient déjà passé de cinq à vingt-cinq ans chez Colgate.
Le deuxième challenge que nous avons rencontré a été le fait que Colgate, entreprise leader sur son marché, est un modèle de profitabilité où chaque millième de cent est traqué dans le cadre d’une optimisation constante. Cette dernière est réalisée dans une perspective d’intégration verticale, depuis l’entrée des matières premières jusqu’à la sortie de produits finis, qui valent de 3 à 10 dollars et sont vendus parfois sans marketing sur la seule inertie de la marque. Colgate était donc une organisation optimisée pour la performance à court terme. Nous avons ainsi été confrontés au fait que cette organisation, à quelques individus près, n’était plus adaptée dès lors que l’on passait au digital. Son objectif à cinq ans était d’y parvenir, mais, comme il n’existait pas de chemin tout tracé devant eux, les dirigeants nous ont demandé, en quelque sorte, d’essuyer les plâtres. C’est ce que nous faisons en permanence et nous sommes en pleine réflexion stratégique avec ces dirigeants afin d’obtenir d’eux ce dont nous avons besoin pour qu’in fine, ils puissent mieux vendre.
Le troisième challenge porte sur les valeurs. Comme dans de nombreuses multinationales, on entre chez Colgate à 25 ans en sortant de l’université et, ensuite, l’entreprise s’occupe de tout jusqu’à votre retraite. Néanmoins, pour y progresser, deux points sont essentiels : il faut être bon en marketing et toujours surpasser les attentes, ce qui induit une crainte permanente de l’échec et, souvent, un prudent manque d’ambition. Le corollaire est qu’il n’y a pas de sanction à la non-performance : si vous n’êtes pas à la hauteur, vous serez muté, mais pas viré, ce qui est strictement incompatible avec l’idée de lancer un produit disruptif. En effet, dans une start-up, si l’on garde un développeur qui n’est pas bon, ce sont les autres qui partent pour ne plus avoir à travailler avec lui ! Nous sommes donc perpétuellement en tension avec les gens de Colgate, car il nous faut en permanence leur rappeler que, s’ils considèrent être une armée, nous, nous sommes des forces spéciales et qu’ils doivent donc cesser de nous entraver s’ils veulent avoir leur produit en temps et en heure.
Depuis trois ans, des milliers de brosses à dents ont été produites et vendues aux États-Unis à grands renforts de publicité. Ce n’est pas le cas en Europe, l’Union européenne étant considérée par de nombreuses multinationales comme un espace économique stagnant, avec des contraintes réglementaires trop fortes pour être un marché porteur. La croissance ne vient donc que de la Chine et des États-Unis.
Divergences de vues
La première étape de notre partenariat avec Colgate a été une phase d’acculturation de six mois. Le mot qualité, par exemple, ne recouvrait pas les mêmes notions pour eux que pour nous, pour des raisons dépendant des référentiels de chacun. Pour une start-up, vendre 50 000 brosses à dents est considéré comme un grand succès. Quand vous cherchez des critères de qualité pour des batteries, vous allez donc vous caler sur les normes de sécurité basiques qui stipulent que leur taux d’explosion accidentelle doit être inférieur à 1 par million d’exemplaires. C’est tout à fait acceptable dans votre cas et correspond au tout-venant proposé par le marché.
Or, pour Colgate, qui vend 3 milliards de brosses à dents par an, ce même taux d’échec expose l’entreprise à un risque annuel inacceptable de 3 000 accidents. Leur critère interne de qualité est donc de 1 pour 10 milliards, voire 25 milliards, ce que les fournisseurs de batteries standards sur le marché ne peuvent garantir, à l’exception de deux qui ne travaillent qu’avec des géants comme Apple ou Google et qui se refusent à fournir de minuscules start-up comme Baracoda. Cette logique nous a fait perdre une année dans notre lancement de produit, Colgate nous imposant ses propres critères de qualité, alors que notre production n’était encore que confidentielle. Si nous estimions cette contrainte ridicule, eux campaient sur leur position, conforme à la logique américaine de refus du risque et au souci de préserver leur image. Cela nous a néanmoins appris à communiquer avec eux différemment qu’avec un partenaire français.
Les questions de sécurité, qui initialement nous paraissaient également outrancières, mais qui se sont ensuite avérées bienvenues, ont été une deuxième clause non négociable de notre partenariat. Les multinationales américaines ont des normes fortement inspirées par le département de la Défense, afin d’éviter que des concurrents malveillants ne viennent les menacer. Nous avons donc été scrutés par des experts en sécurité de la DARPA2 et de start-up israéliennes spécialisées, qui ont encrypté notre logiciel embarqué sur nos brosses de telle sorte que même le Chinois le plus spécialisé dans la reverse engineering ne puisse en venir à bout. Au regard de nos prétentions de développement agile, cela a bien sûr créé une lourdeur considérable quoiqu’incontournable. Outre l’allongement des délais, cela a réduit à 2, au lieu de 6, le nombre de modèles mis sur le marché, la moindre réserve émise par l’un des 20 acteurs de Colgate intervenant sur le projet entraînant de facto l’impossibilité pour quiconque d’assumer le risque soulevé à l’occasion d’un simple mail.
Quelques échecs
À côté du projet de brosse à dents connectée, nous nous sommes penchés sur l’addiction au tabac. Nous envisagions de créer une cigarette électronique intelligente, capable de suivre la manière dont l’usager gérait son addiction et d’infléchir ses comportements afin de l’aider à se désintoxiquer. Nous avons tiré deux leçons de cet échec. J’étais tombé amoureux de l’idée de cette Smoke Watcher, mais en sous-estimant le poids du porteur du projet qui passait en permanence de l’enthousiasme au doute et s’avérait incapable de mobiliser ses équipes. Nous avons également appris à cette occasion que, lorsque l’on entre dans le domaine de l’addiction, on sort des règles de la logique courante et qu’il devient dès lors impossible d’agir efficacement avec les moyens rationnels de l’ingénieur.
Une autre proposition, Seraphin, portait sur la gestion du sommeil. L’analyse de ce marché montrait que toute les start-up qui s’y étaient aventurées avaient échoué, mais nous avons voulu tenter une approche low-tech créant de bonnes habitudes d’endormissement. Le principe reposait sur des algorithmes assez simples, analysant le rythme de la respiration du sujet, le smartphone produisant alors des effets de luminothérapie adaptés. Alors que, jusque-là, nous maîtrisions les technologies que nous mettions en œuvre, nous nous étions adossés pour ce projet à un centre de recherche reconnu. Néanmoins, nous avons rapidement réalisé que leur technologie licenciée, bien que validée scientifiquement, était en réalité très fragile et sans réelle barrière à l’entrée. Nous n’avions pas eu accès au code, ce qui explique que l’on s’en soit rendu compte trop tard. Se lancer sur un marché aussi complexe sans une véritable différenciation technologique n’était pas une bonne idée et, quoique coûteuse, elle s’est rapidement soldée par un échec.
Nouvelles perspectives
En bon Français, j’aime construire une vision théorique du domaine qui m’occupe. Grâce à Colgate, d’ici 2025, 1 milliard de brosses à dents seront connectées à notre plateforme. Je me retrouve ainsi dans la situation que j’ai connue chez Microsoft, le standard setting. Quand votre technologie est la plus déployée, tous les autres acteurs vont chercher à être compatibles avec votre système. Nous avons donc créé un système d’exploitation pour la salle de bains, CareOS, qui repose sur une analyse de cet espace selon trois grandes catégories d’appareils afin de répondre à toutes les problématiques susceptibles d’y apparaître. Pourquoi avoir choisi la salle de bains ? Tout d’abord parce que nous y sommes déjà avec la brosse à dents et que nous savons ce qui s’y passe. Ensuite, parce que les datas touchant à la santé étant relativement intimes, les GAFA n’y ont pas facilement accès sans effrayer les clients.
La première catégorie d’appareils est celle des capteurs (sensors), telle la brosse à dents. Ce peut également être une caméra, une balance ou un micro, qui vont permettre d’observer les routines et de faire de la détection de problèmes de santé.
La deuxième est constituée des mécanismes d’affichage (display). Ce sont les smartphones et tablettes (quoique la plupart de leurs possesseurs craignent qu’ils ne soient mouillés), mais aussi des miroirs ou des systèmes audio.
Enfin, la troisième est celle des systèmes de distribution de produits (dispensers) sur lesquels vont reposer divers business models.
Ainsi, nous connectons peu à peu la salle de bains en utilisant notre partenariat initial. Même si Colgate ne vend pas que des brosses à dents, ils n’ont pris de licence avec nous que sur ce point. Nous les poussons donc à faire grossir ce partenariat en leur disant que puisqu’ils sont numéro deux mondial du savon, parmi les mieux classés pour les produits d’hygiène, et qu’ils viennent de racheter pour 1,5 milliard d’euros le laboratoire français Filorga (spécialiste des soins cosmétiques), un miroir connecté, par exemple, pourrait leur être utile. Cependant, dès lors que vous êtes intégré au Groupe et étiqueté brosse à dents, vous n’êtes plus audible en interne. Alors, nous présentons toutes ces innovations autour de la salle de bains à d’autres marques afin de piquer au vif les gens de Colgate et de les faire bouger.
Nos innovations majeures sont tout d’abord le langage commun CareOS, porté par toutes nos brosses à dents. Ensuite, comme les adultes n’amènent plus leur smartphone dans la salle de bains au bout de deux semaines, nous faisons désormais remonter les données directement vers notre cloud sécurisé via Bluetooth et wifi. Nous développons également un miroir connecté, capable de prendre la température et de mesurer l’hygiène de la peau de l’utilisateur. Cette innovation fait l’objet de plusieurs partenariats, dont celui avec Wella, avec qui nous inventons le salon de coiffure du futur. Enfin, nous avons créé un tapis de bain/balance, recouvert d’une nouvelle matière de notre invention, dont l’IA vous reconnaît et mesure des paramètres utiles à la modification de certains comportements indésirables. De même que notre brosse à dents ne mesure plus le temps passé, mais la surface brossée, cette balance ne mesure plus seulement le poids, elle analyse la posture et l’équilibre du sujet.
Nous avons à nouveau présenté ces innovations au CES, où elles ont reçu le prix de la meilleure innovation, tant pour la balance que pour le miroir. Désormais, ce sont les leaders mondiaux de ces deux secteurs qui viennent vers nous afin d’élaborer des partenariats sur le modèle de celui que nous avons noué avec Colgate.
Durant la crise de la Covid-19, nous avons réuni tous nos savoir-faire autour de la plateforme CareOS. Nous avons également créé Baracoda Consulting Services, entité indispensable, car, quel que soit l’entreprise intéressée, le “dernier kilomètre” est difficile et demande à rapprocher la démarche du client, grand ou petit, et celle de la start-up. Si la maturité du projet du grand client n’est pas suffisante, l’expertise de nos consultants est alors indispensable pour rendre compatibles les points de vue. La compétence de cette entité résulte donc de l’hybridation de celle de l’entrepreneur, qui sait penser out of the box, et de celle du consultant, qui sait mettre en forme les choses. Nous nous sommes par exemple aperçus que certaines de nos idées n’avaient pas été présentées au Comex, car nos interlocuteurs trouvaient que nos slides d’ingénieurs n’étaient pas présentables, une erreur que ne commet pas notre entité de conseil.
Au cœur de tout cela, se trouvent les Baracoda Labs, laboratoires qui font vivre nos innovations, cocréées avec les multinationales partenaires. Ce sont de petites équipes qui accompagnent chaque innovation depuis sa création jusqu’au produit industriel abouti, en passant par la plateforme IoT (Internet des objets), le support client, la traçabilité des composants, la documentation nécessaire, etc.
Nous avons ainsi créé un cadre pour penser et cocréer le futur de la santé au quotidien. L’ensemble repose sur trois points essentiels. Tout d’abord, nous utilisons des index originaux, élaborés à partir des datas que nous collectons lors de l’usage quotidien de nos produits, la plupart de ceux utilisés habituellement s’avérant erronés. Ensuite, nous nous fixons des objectifs marketing spécifiques, qui portent sur des sous-segments démographiques, des comportements ou des pathologies très précisément identifiés. Enfin, au contact de nos partenaires, nous avons appris que leurs produits n’étaient pas lancés en fonction de leur degré d’innovation technologique, mais sur la base d’intuitions liées aux grandes tendances de consommation, le market insight. C’est pourquoi, pour que notre start-up soit pertinente, il nous a aussi fallu apprendre à utiliser ce type de représentation marketing des besoins futurs, initialement totalement étranger à notre culture. D’ailleurs, nous avons appris à nous méfier des besoins tels qu’ils sont exprimés par les directions de l’innovation. Ils sont en réalité assez éloignés de ceux des directions marketing, et donc des préoccupations des dirigeants.
1. Kolibree a fait l’objet d’une séance du séminaire Transformations numériques le 6 novembre 2017, intitulée « Transformation digitale : quand les problématiques industrielles refont surface ».
2. Defense Advanced Research Projects Agency, instance du département américain de la Défense, chargée de la R&D de nouvelles technologies à usage militaire.
Débat
Maturité et vigilance
Un intervenant : Votre maturité organisationnelle semble supérieure à celle de la grande organisation, mais il vous faut constamment avoir un rôle de stimulant – en proposant à Colgate des innovations –, voire d’irritant – en contournant tous ses process –, pour qu’elle accepte de prendre des risques. À terme, ne risque-t-elle pas de vous tuer si vous fléchissez dans cette vigilance tactique ?
Thomas Serval : La lenteur de décision d’une grande entreprise peut en effet faire perdre six mois à une start-up et la tuer en ne la payant pas à temps. Il faut alors, sans tarder, pouvoir en informer le grand patron, souvent tenu à l’écart des mauvaises nouvelles par ses collaborateurs, mais qui apprécie généralement votre franchise.
Maintenant, plus ça va, plus il y a effectivement de gens qui veulent me “tuer”, car l’innovation entrepreneuriale est un virus très perturbant. Mais inversement, plus ça va, plus il y a de gens qui doivent leur carrière à ce partenariat ! À l’intérieur de l’entreprise, je m’appuie donc sur un petit réseau d’intrapreneurs, conscients que l’innovation est la chance de leur vie. Je suis actuellement en équilibre, dans une logique de survie à laquelle je réponds sereinement en passant la part de partenariat avec Colgate de 100 % à 40 %, ce qui m’enlève beaucoup de pression. Désormais, ils ne me reçoivent plus pour me dire quoi faire, mais pour que je les informe sur ce qui se passe en dehors de chez eux !
Int. : Vous évoquez à la fois la lenteur des grandes entreprises et leur défiance face à l’incertitude, prétexte à ne jamais décider. N’est-ce pas là un plus gros problème ?
T. S : Malheureusement, les deux posent problème. Dans une multinationale qui couvre 200 pays, la complexité de l’organisation est telle que les décisions sont nécessairement décentralisées. Cela signifie aussi que, si un pays refuse une innovation parce qu’il ne veut pas courir le risque d’obérer son résultat par un investissement qu’il juge hasardeux, il ne se passera rien. Il m’a fallu du temps pour comprendre qu’il n’y avait qu’un petit nombre de pays, essentiellement les États-Unis, à avoir suffisamment de cash-flow pour s’autoriser à innover. S’ils réussissent, les autres, rassurés, leur emboîteront le pas. Le processus est donc très long à démarrer, mais peut très vite s’accélérer si l’on trouve le meilleur endroit pour l’enclencher. Néanmoins, il suffit d’un échec pour que tout s’effondre.
Les trois piliers du partenariat
Int. : Quel est votre modèle de partenariat ?
T. S. : Notre modèle repose sur trois piliers. Le premier est une licence, avec une partie fixe suffisamment importante pour dissuader les velléités de départ rapide et une partie variable qui aligne nos intérêts réciproques. Le deuxième pilier est l’exclusivité, plus ou moins modulable, son coût dissuadant les exigences déraisonnables et contraignant les multinationales à restreindre leurs ambitions en ciblant précisément le champ de leur coopération. Le troisième pilier est ce que nous appelons les statements of work : nous faisons de la R&D pour nos partenaires, d’abord avec nos propres équipes, qui ensuite s’hybrident progressivement et qui sont financées à prix coûtant. Nous avons donc, à moyen terme, des objectifs d’alignement des deux entités ; des objectifs à court terme, à travers des bonus liés aux résultats des équipes afin d’éviter qu’elles ne se délitent ; et enfin, des objectifs à long terme, visant à l’acculturation de l’entreprise partenaire afin que, ayant payé sa licence, elle ne se sente pas pour autant totalement libre pour la réindustrialisation en son sein et s’implique au contraire dans le développement de nos nouveaux produits.
Int. : Comment défendez-vous votre propriété intellectuelle ?
T. S. : Dès le stade de l’idée, tout ce que l’on réalise fait l’objet d’un brevet provisoire déposé aux États-Unis. Il est toujours plus facile, pour la multinationale, de payer de la propriété intellectuelle que d’acheter, pour un coût identique, une entreprise. Nos licences, exclusives ou non, comportent donc toujours deux notifications (caveat). La première est qu’une licence est toujours accordée pour un pool de propriétés intellectuelles comprenant un brevet, un logiciel et les marques des produits. L’extinction d’un brevet ne suspend donc pas l’obligation du licencié de nous payer pour les éléments antérieurs à ce brevet. De ce fait, les contrats ont une durée quasi illimitée. La deuxième notification, tirée de notre expérience, est que nous ne déléguons plus à l’entreprise partenaire la défense de nos propres brevets.
Il faut savoir qu’en matière d’innovation, si vous n’êtes pas capables de fabriquer vous-mêmes votre produit, cela revient à n’avoir aucune propriété industrielle. Nous possédons donc notre propre usine de fabrication et, jusqu’à 1 million de pièces, c’est nous qui mettons en place et calibrons les méthodes et les outils qui permettent d’industrialiser nos produits. Au-delà de 1 million de pièces produites, nous transférons ce savoir-faire à la multinationale, au titre de la propriété industrielle.
L’innovation à l’index
Int. : Comment faites-vous pour trouver les bons index ?
T. S. : Les index sont au cœur de notre démarche intellectuelle. Néanmoins, n’ayant aucune compétence médicale, nous sommes dans un doute permanent. C’est pourquoi, quand j’ai eu l’idée de cette brosse à dents, la première personne à qui j’en ai parlé a été mon dentiste. Il lui a immédiatement paru évident que cette innovation allait changer le monde dentaire. Comme je n’arrivais pas à lever l’argent nécessaire auprès d’investisseurs classiques, il a décidé de réunir autour du projet 20 de ses confrères, chacun apportant 50 000 euros. Ils représentent 7 % du capital de Kolibree, le reste étant apporté par Baracoda. Non seulement, nous avons trouvé là un mode de financement radicalement nouveau, mais notre entreprise qui produit des brosses à dents a pour actionnaires des dentistes qui apportent leurs compétences, validant et crédibilisant ainsi notre démarche ! Chercher systématiquement à associer à notre succès des praticiens du domaine ciblé nous rend atypiques.
Int. : Avez-vous été affectés par la pandémie de Covid-19 ?
T. S. : En décembre 2019, mon interlocutrice chez Sephora US me signifiait son désintérêt pour notre miroir connecté, son seul objectif, disait-elle, étant de faire venir les gens dans ses magasins. En mars 2020, elle me rappelait avec un point de vue radicalement différent, la vision que nous avions de la salle de bains comme lieu de contribution future à la beauté et la santé se trouvant crédibilisée par les contraintes sanitaires induites par l’épidémie.
Int. : Baracoda est-elle devenue une licorne ?
T. S. : Baracoda est une entreprise familiale basée en France et nous ne partageons en aucune façon la logique des licornes selon laquelle, pour forcer le trait, plus une start-up perd de l’argent, plus elle vaut cher et a une chance de se faire racheter très cher. Nous faisons exactement l’inverse. Notre objectif est que nos objets changent la vie de milliards de personnes. Nous nous mettons donc dans la perspective de diffuser le plus largement possible nos technologies, en trouvant le partenaire idéal qui partagera notre vision, et non dans celle de vendre Baracoda. Nous ne sommes pas focalisés sur la nécessité de savoir comment lever le maximum de fonds, mais sur la puissance de la marque de notre partenaire.
Cette année, nous enregistrons une croissance de 30 % malgré la Covid-19 et nous allons faire un peu moins de 20 millions de dollars de chiffre d’affaires. Nous sommes profitables et nous réinvestissons la totalité de nos gains dans nos inventions. En 2025, nous devrions atteindre 1 milliard de brosses à dents vendues annuellement connectées à notre plateforme, ce qui nous assure une croissance confortable pour les prochaines années. Mon ambition est d’entrer en Bourse d’ici trois ou quatre ans, et mon rêve serait de devenir l’équivalent d’une griffe de la haute couture dans les domaines de l’innovation et de la disruption pour la santé au quotidien.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE