Exposé de Jean-Louis Missika

En lançant l’opération Réinventer Paris, en 2014, nous avons expérimenté un concours d’architecture d’un genre assez nouveau en France. Il a contribué à rebattre les cartes, à l’heure où les secteurs public et privé étaient compartimentés, où des rentes immobilières s’étaient établies, et où les architectes et les usagers étaient les oubliés de la programmation. Depuis, cet urbanisme innovant et agile a fait des émules.

C’est sous le mandat de Bertrand Delanoë – dont j’étais l’adjoint en charge de l’innovation, de la recherche et des universités – qu’est née l’idée d’organiser des appels à projets urbains innovants. Il s’agissait de faire de Paris un haut lieu de l’innovation et d’accentuer le rôle de la ville dans l’économie de l’innovation.

Le premier de ces concours, lancé en 2009, portait sur le mobilier urbain intelligent. Plutôt qu’un classique appel à manifestation d’intérêt, il invitait des acteurs variés (start-up, grands groupes, associations…) à concevoir des innovations urbaines et à les expérimenter in situ. Quand j’en ai soumis l’idée à l’équipe municipale, beaucoup ont pensé que nous n’aurions guère de candidats, puisque nous n’offrions pas d’argent à la clé. Pourtant, les réponses ont afflué. C’est ainsi que JCDecaux et la RATP ont testé de nouveaux abribus ou qu’une jeune pousse barcelonaise a démontré l’efficacité de ses potelets à mémoire de forme, moins chers, plus résistants et moins dangereux pour les cyclistes que leurs équivalents en acier.

L’opération a été renouvelée une dizaine de fois entre 2008 et 2014. Certaines expérimentations auxquelles elle a donné lieu ont connu une pérennité considérable, notamment en matière de végétalisation (potagers urbains, cultures sur les toits et terrasses, etc.), faisant de Paris l’une des villes leaders dans ce domaine à l’échelle de la planète.

Première édition : un succès inattendu

C’est avec ce bagage d’expérimentations que j’ai rejoint la nouvelle maire, Anne Hidalgo, en 2014, en tant qu’adjoint chargé de l’urbanisme. D’emblée, j’ai interrogé la direction de l’urbanisme sur la possibilité d’organiser des appels à projets innovants dans un domaine où, par nature, l’expérimentation est compliquée : en cas d’échec, il est plus facile de démonter un abribus que de démolir un édifice… Il me semblait important d’adopter une approche plus éphémère et réactive de l’urbanisme. La conversation fructueuse que j’ai entretenue avec Claude Praliaud, alors directeur de l’urbanisme, a permis d’identifier le champ dans lequel des innovations étaient envisageables.

Un champ d’innovation : les biens et terrains cédés

Les villes travaillent l’espace urbain selon trois catégories. Dans la première, celle des bâtiments publics, les initiatives sont fortement encadrées par le code des marchés publics, les directives européennes et la loi dite MOP (loi relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée). Les municipalités, celle de Paris en particulier, accordent la plus grande attention aux bâtiments construits dans ce cadre, notamment lorsqu’ils abritent un service public de proximité : collège, école, gymnase, médiathèque…

La deuxième catégorie est celle des zones d’aménagement concerté (ZAC). La ville achète alors un terrain ou une friche, souvent industrielle ou ferroviaire, et confie un mandat d’aménagement à une société d’économie mixte, comme la SEMAPA (Société d’étude, de maîtrise d’ouvrage et d’aménagement parisienne) ou P&Ma (Paris et métropole aménagement). Cette société se charge d’organiser une compétition pour confier la construction ou la rénovation à un promoteur privé. Il s’agit toujours de projets de longue haleine : la ZAC Paris Rive Gauche, par exemple, a une durée de vie d’une cinquantaine d’années.

La troisième catégorie correspond aux terrains et aux bâtiments que la ville décide de vendre. À mon grand étonnement, ces opérations relevaient jusqu’alors de la direction des affaires financières, qui lançait des enchères fondées sur des critères strictement financiers : le lauréat était toujours le plus offrant. Pour empocher le plus gros chèque, les promoteurs devaient “bourrer la parcelle”, selon l’expression consacrée, et minimiser les coûts de construction. Cela explique la médiocrité de certaines de leurs réalisations. C’est sur cette catégorie que s’est focalisé le programme Réinventer Paris. Jamais il n’a porté sur des bâtiments abritant des services publics de proximité, ni sur des ZAC, à de rares exceptions.

La ville de Paris dispose d’un patrimoine considérable et ne cesse de vendre pour acheter. Son compte foncier est alimenté par ces cessions, ce qui permet d’acheter des terrains pour construire des logements sociaux, des bibliothèques ou autres équipements. Ces opérations n’ont rien de marginal : elles représentent quelque 200 millions d’euros par an. Contrairement à ce que certains ont pu affirmer, il ne s’agit pas de brader le patrimoine municipal ni de vendre les “bijoux de famille”. C’est au contraire une gestion intelligente consistant à vendre des actifs non stratégiques pour acquérir des actifs stratégiques.

Lintérêt général plutôt que le montant du chèque

Si nous décidions de fonder ces opérations sur des critères autres que financiers, comment procéderions-nous ? Serait-ce juridiquement et techniquement possible ? Telle est la réflexion que nous avons menée tout au long de l’année 2014. En visant des critères qualitatifs et en accordant une large part à l’innovation, nous entrions en terrain miné : sur quelle base sélectionner les meilleurs projets ? Y avait-il un risque juridique à ne pas vendre au plus offrant ?

Nous avons identifié les bâtiments et les terrains pouvant faire l’objet d’une vente ou d’un bail à construction, et avons engagé une conversation – qui s’est avérée constructive – avec la direction de l’immobilier de l’État, à Bercy, sur les conséquences qu’aurait l’introduction de critères qualitatifs et d’intérêt général dans l’évaluation de ces biens. Nous sommes convenus que leur valeur vénale n’était pas strictement liée au prix du marché, mais qu’elle devait intégrer la nature de la programmation et de l’innovation proposée : en toute logique, la valeur diffère selon que l’on construit une auberge de jeunesse ou un hôtel de luxe, un immeuble de bureaux ou un incubateur.

Nous avons sélectionné 23 sites reflétant la diversité des problèmes urbains, depuis la rénovation d’un hôtel particulier du XVIIIe siècle jusqu’à l’aménagement d’une friche ferroviaire au bord du périphérique. Nous avons par ailleurs défini neuf critères d’innovation. C’est sur cette base qu’a été lancé l’appel à projets, comme une bouteille à la mer. Les plus optimistes d’entre nous anticipaient 250 réponses. Nous en avons reçu 823 ! Parmi elles, 372 ont franchi la première étape de sélection.

Certains ont taxé Réinventer Paris de vaste opération de communication. Pourtant, nous n’avons pas consacré le moindre euro à la publicité du programme. Nous étions d’ailleurs loin d’imaginer un tel succès.

De nouvelles règles du jeu

À l’époque, le concept d’innovation était étranger aux promoteurs immobiliers ; entre autres exemples, les bureaux partagés et le coworking leur paraissaient anecdotiques, à l’heure où WeWork dédiait 20 000 mètres carrés à ce type d’espace en plein New York... En faisant de l’innovation une clé de voûte, Réinventer Paris a obligé les promoteurs à se remettre en question. Nous avons organisé des rencontres entre start-up, entreprises, promoteurs et architectes autour des grands domaines d’innovation que nous avions identifiés : la végétalisation urbaine, l’emploi de matériaux inusités (bois, paille, fibres…), les nouvelles techniques de construction, les modalités de financement innovantes… Au-delà du traditionnel binôme architecte-promoteur, les candidats ont été incités à former des équipes pluridisciplinaires accueillant des artistes, des chercheurs, des paysagistes, des jeunes pousses spécialisées dans la lumière, la construction, etc. Dans un même esprit, les jurys ne se limitaient pas à des élus et à des fonctionnaires, mais comptaient des experts de divers domaines (numérique, agriculture urbaine…), voire des artistes.

Nous avons ainsi rebattu les cartes, afin que les répondants n’aient pas le sentiment de participer à un concours comme les autres. Les grands comptes restaient, malgré tout, convaincus qu’en définitive, le montant du chèque ferait la différence. Pour eux, le premier appel à projets fut une hécatombe ! Ils ont dû revoir profondément leur approche pour gagner les suivants, souvent en s’appuyant sur de jeunes collaborateurs.

Un bon nombre de sites étaient situés à la périphérie de Paris, où l’on trouve encore des terrains libres, des friches et des bâtiments à rénover. S’y ajoutaient toutefois des hôtels particuliers en plein centre, rue de la Bûcherie et rue des Francs-Bourgeois, et quelques lieux emblématiques de la capitale, comme la gare Masséna ou l’immeuble Morland, anciennement occupé par la préfecture de la Seine. Deux sites, près de la porte Maillot, enjambaient le périphérique. Les superficies étaient très variables – la plus grande, rue de l’Ourcq, atteignait 1 hectare –, et la nature des projets était elle-même diversifiée : rénovation, aménagement, requalification, démolition-reconstruction…

Petite promenade dans quatre sites

Près d’une vingtaine de permis de construire ont déjà été délivrés, sept projets ont été livrés et huit sont en cours – résultat très honorable, quand on sait combien il est difficile de construire à Paris. J’en évoquerai plus particulièrement quatre, dont deux sont finalisés et deux sont près de l’être.

La Ferme du Rail, dans le 19e arrondissement, et Morland Mixité Capitale, dans le 4e arrondissement, sont pratiquement achevés. La première a été portée par deux jeunes architectes, Clara Simay et Julia Turpin, accompagnées par des associations, généralement locales. Ce projet présente la particularité d’être entièrement associatif, de n’utiliser que des matériaux biosourcés et de combiner insertion sociale et exploitation agricole : des personnes en réinsertion y pratiquent le maraîchage et leurs récoltes alimentent le restaurant du site.

Quant au bâtiment Morland, il offre l’une des plus belles vues sur Paris, mais seuls les hauts fonctionnaires de la préfecture de la Seine y avaient accès jusqu’à présent. Le jury a fait de l’accessibilité à la terrasse l’un de ses critères de sélection. C’est donc depuis que le bâtiment est devenu privé, à l’occasion de Réinventer Paris, que le public peut en profiter ! Le projet retenu, conçu par un architecte anglais de grande réputation, David Chipperfield, valorise la mixité sociale et fonctionnelle : agriculture urbaine, logement social, appartements privés haut de gamme, hôtel de luxe, auberge de jeunesse, marché, équipements sportifs, incubateur… Un passage est aménagé entre le boulevard Morland et le quai de la Seine. Cette sorte de petite ville verticale, sur 40 000 mètres carrés, est quasiment achevée.

La station Pershing, qui investit un ancien parking de la gare routière dans le 17e arrondissement, franchit quant à elle le périphérique – enjeu de taille à Paris. Le grand architecte japonais Sou Fujimoto y a inventé le projet Mille arbres, qui déploie sa végétation au sommet, dans une partie privée, ainsi qu’au sol, dans une partie publique. Le permis de construire a été octroyé, mais fait l’objet de recours d’associations opposées à la construction au-dessus du périphérique.

Le dernier exemple est le projet Ré-Alimenter Masséna. Il investit une friche ferroviaire qui était dans un état de décrépitude avancé, mais qui était protégée et devait être rénovée. Le RER passe sous le site, ce qui pose moult difficultés. La proposition de l’architecte franco-libanaise Lina Ghotmeh donne la part belle à l’agriculture urbaine et permettra de loger des jeunes chefs en résidence. Le permis de construire est obtenu, mais des problèmes de structure liés à la présence du RER persistent.

Réinventer Paris aura permis de créer 1 341 logements (dont 675 logements sociaux) et 22 000 mètres carrés de surfaces arborées. Il générera près de 500 millions d’euros pour la ville de Paris. À titre de comparaison, la somme des offres les plus élevées aurait frôlé le milliard : dans près de deux tiers des cas, les jurys n’ont pas choisi les projets les plus chers.

Des engagements dans la durée

Une fois les projets réalisés, comment s’assurer que les engagements des lauréats sont respectés ? Nous y avons travaillé avec les notaires de la ville de Paris, en tirant parti de la flexibilité des contrats de cession. Les engagements sont ainsi traduits en clauses – sur dix ans en matière d’innovation et sur quinze ans en matière de programmation – faisant l’objet de contrôles annuels et de pénalités en cas de manquement. L’innovation n’est toutefois pas une science exacte ; elle peut échouer ou s’avérer sans intérêt. Si un porteur de projet constate qu’une innovation n’a pas l’efficacité attendue, une discussion peut s’engager sur une nouvelle expérimentation, sans que les pénalités soient appliquées.

Jusqu’alors, la ville se désintéressait de l’emploi des terrains et des bâtiments qu’elle vendait. Avec Réinventer Paris, c’est tout le contraire : la municipalité considère que les actifs qu’elle cède conservent une valeur au regard du bien commun et qu’elle doit exercer un droit de regard sur leur utilisation durant au moins quinze ans.

Réinventer en sous-sol et hors les murs

Forts du succès de la première opération, nous avons proposé aux maires du Havre et de Rouen, Édouard Philippe et Yvon Robert, ainsi qu’au président de la métropole Rouen Normandie, Frédéric Sanchez, d’organiser un concours Réinventer la Seine. Ainsi, 35 lieux ont été identifiés le long du fleuve, donnant lieu à 174 projets. Ils contribueront à la reconquête des quais et des berges de la Seine par les piétons et les cyclistes. Un jour, les Parisiens pourront se rendre au Havre en vélo ! C’est l’un des objectifs de la mission interministérielle consacrée au développement de la vallée de la Seine, pilotée par le préfet François Philizot. Il importe aussi de rendre les activités industrielles et logistiques qui utilisent la Seine plus respectueuses de l’environnement.

En 2017, la deuxième édition de Réinventer Paris a été consacrée à la ville invisible du sous-sol, longtemps cantonnée à des services : transports publics, réseaux d’eau et de communication, routes, parkings… Ce fut l’occasion d’identifier des emplacements souterrains dont l’emploi ne présentait pas un intérêt fondamental, comme ce dépôt municipal de matériaux sous la gare des Invalides. Une fois encore, l’opération a donné lieu à des propositions magnifiques.

D’autres collectivités se sont emparées de la méthode Réinventer pour gérer leurs projets urbains, que ce soit en France (Angers, Bordeaux, Lille, métropole du Grand Paris…) ou à l’étranger. Le C40, collectif de métropoles mondiales engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique, s’en est inspiré pour organiser une compétition dans 15 villes et 49 sites. Souvent, cela a permis de travailler sur des sites qui s’avéraient difficiles à gérer dans le cadre traditionnel. Le modèle a confirmé sa robustesse : il a fonctionné dans tous les pays, malgré les différences de réglementation et de législation.

Premiers enseignements

La démarche Réinventer repose sur un concept essentiel, le projet privé d’intérêt général, qui tend à abolir la frontière stricte entre le secteur privé, censé viser les seuls intérêts particuliers, et le secteur public, qui vise l’intérêt général. Elle prouve que le privé, lorsqu’il est mobilisé selon des modalités particulières, peut produire des biens communs qui profitent à l’ensemble des habitants.

Par ailleurs, il est absolument indispensable que les villes continuent à s’intéresser aux sites qu’elles ont vendus. La compétition que nous avons expérimentée leur permet de garder un certain contrôle sur les actifs dont elles se séparent.

Nos appels à projets ont profondément modifié la façon dont les promoteurs et les architectes appréhendaient la rénovation et la construction urbaines. En ne récompensant pas nécessairement le plus offrant, nous avons incité les acteurs privés à innover. Ainsi, Réinventer Paris a joué un rôle déterminant dans la promotion des matériaux biosourcés – le bois en particulier –, et les jurys ont privilégié la réhabilitation à la démolition-reconstruction, moins respectueuse de l’environnement, qui prévalait pourtant jusqu’alors. Nous avons démontré qu’il n’était pas contradictoire de défendre le patrimoine et l’environnement. L’opération a donné un coup d’accélérateur à la végétalisation et à l’agriculture urbaines, et a permis de tester des innovations dans le financement de la promotion immobilière.

La mixité fonctionnelle promue par Réinventer Paris a constitué une petite révolution. En France, les codes de l’urbanisme et de la construction freinent la cohabitation de bureaux et de logements. En faisant de la mixité un critère d’attribution du foncier, nous avons obligé les opérateurs à trouver des solutions, malgré le surcoût engendré par la coexistence de plusieurs programmes dans un édifice.

Enfin, le concours a permis à une jeune génération d’architectes français de se faire connaître. Au-delà des projets retenus, toutes les propositions ayant atteint la deuxième phase ont été exposées au Pavillon de l’Arsenal et été compilées dans un ouvrage qui a connu un immense succès. L’opération a également redonné un certain pouvoir à l’architecte dans sa relation avec les promoteurs : il n’est plus là pour fournir une belle image, mais devient le chef d’orchestre d’une équipe pluridisciplinaire dont le rôle est déterminant.

En définitive, Paris a retrouvé une place dans l’innovation architecturale. Tous les grands architectes de la planète veulent y construire. Nous devons à présent poursuivre la réflexion sur la gestion urbaine, en approfondissant les principes de communs urbains et d’urbanisme temporaire et expérimental que nous avons esquissés.

Commentaire d’Alain Trincal

Le point de vue dun architecte

Dans le cadre de la société Talents & Co, que j’ai fondée lors de la première édition de Réinventer Paris, j’ai accompagné des architectes qui participaient au concours. Avec le recul, il me semble que l’une des premières qualités de l’opération est d’être intervenue au bon moment, à une époque particulièrement morose pour la promotion immobilière. La démarche a profondément transformé l’état d’esprit des promoteurs : ceux qui n’en ont pas mesuré la portée s’y sont cassé les dents, tandis que des structures moins connues, défendant des méthodes innovantes, sont arrivées sur le devant de la scène. La relation entre les architectes et les promoteurs a évolué, au bénéfice des premiers. Une fois qu’ils se sont approprié le processus, les promoteurs ont compris combien la contribution des architectes avait de la valeur et ont engagé avec eux un véritable dialogue.

Conformément au mot d’ordre d’Anne Hidalgo (« Lâchez-vous ! »), les architectes se sont prêtés à l’exercice avec grand plaisir, d’autant qu’ils étaient invités à mener une réflexion large, incluant la programmation et l’exploitation. Réinventer Paris a mis en lumière de jeunes professionnels et les a aidés à démarrer leur carrière.

La médaille a toutefois son revers, à commencer par la lourdeur du processus : le concours s’étend sur un temps très long et demande de pousser très loin les études – et, par conséquent, de mobiliser des équipes et des budgets importants. À la demande de la ville, les promoteurs ont, certes, rémunéré les architectes prenant part aux consultations, mais sans couvrir tous leurs frais. Pour les candidats dont les projets n’ont pas été retenus, cela a pu représenter un investissement non négligeable.

L’architecte était par ailleurs tributaire d’une équipe pluridisciplinaire, menée par le promoteur. Même si le premier avait imaginé un très beau projet, le second pouvait faillir à satisfaire certains critères et entraîner un échec – d’où une certaine frustration pour les architectes. Les promoteurs m’ont souvent avoué qu’ils peinaient à déchiffrer les souhaits de la ville. Les règles étaient moins claires que dans un concours traditionnel.

Quoi qu’il en soit, Réinventer Paris a transformé la promotion immobilière. L’opération a même conduit certains promoteurs à se lancer dans l’urbanisme ; mais, ce faisant, ils prennent une place que, de mon point de vue, ils ne maîtrisent pas vraiment : les promoteurs ne peuvent pas faire la ville. Au-delà des promoteurs, Réinventer Paris a eu une influence sur tous les grands propriétaires de foncier, la grande distribution en particulier : ils ne se cantonnent plus aux aspects financiers lorsqu’ils valorisent leurs biens.

Débat

Une ambition… et des aléas

Alain Trincal : Lorsque vous avez lancé Réinventer Paris, qu’en attendiez-vous vraiment ? Vouliez-vous faire émerger des innovations ou plutôt tirer la promotion immobilière de sa torpeur ?

Jean-Louis Missika : Ma première préoccupation était de faire entrer l’écosystème de l’innovation dans l’immobilier. Au-delà, nous espérions tracer une autre façon de faire la ville, qui accorderait notamment une plus grande place au végétal et au respect de l’environnement. Je m’intéressais également à l’idée du commun urbain – conceptualisée plus tard avec Marion Waller –, qui permet de dépasser le clivage entre public et privé.

Comme vous l’avez souligné, la première édition de Réinventer Paris était assez lourde. Sachant que nous étions en terrain inconnu, la direction de l’urbanisme a souhaité, à juste titre, décliner le processus en trois étapes. Les éditions suivantes ont été allégées. Il n’en reste pas moins qu’à Paris, toutes les constructions prennent du temps. Quand les critères de sélection sont la qualité du projet et la réponse aux usages, plutôt que l’image et le montant du chèque, le processus est nécessairement encore plus long ! Les architectes devaient évaluer leur capacité à soutenir une candidature dans le long terme. D’emblée, nous avons instauré des règles obligeant les promoteurs à payer les architectes. Ces derniers ont souvent été heureux de trouver du travail à cette occasion, alors que leur métier souffrait d’une inactivité presque complète.

Un intervenant : Le retard de certains projets ne tient-il pas à une impréparation face aux difficultés foncières, comme pour le site Masséna, ou techniques, comme pour le projet Mille arbres ?

J.-L. M. : Les mauvaises surprises techniques, qui surviennent généralement en sous-sol, ne sont pas l’apanage de Réinventer Paris ! La SEMAPA a ainsi découvert, porte d’Ivry, une conduite d’évacuation d’eaux usées non répertoriée, qui a occasionné un surcoût considérable et retardé de plus d’un an les travaux d’un de ses projets. Cela arrive très souvent, y compris dans les processus classiques. À Masséna, le problème tient à la structure de la voûte qui protège le RER. Par ailleurs, aux Invalides, se pose un problème de propriété, mais nous l’avions identifié dès le départ : nous savions qu’une partie du terrain appartenait à la SNCF. C’est la raison pour laquelle cette dernière a participé au jury et est partie prenante du projet.

Par son approche atypique, ce type de concours permet de faire surgir les problèmes et de comprendre pourquoi certains sites n’avaient jamais été traités jusque-là. Il révèle aussi la beauté de certains édifices. C’est ainsi à l’occasion de Réinventer Paris que les architectes des bâtiments de France ont découvert l’institut dentaire Georges-Eastman, dans le parc de Choisy, et qu’ils l’ont classé monument historique.

Ouvrir le dialogue sur la ville

Int. : Les cahiers des charges de Réinventer Paris sont délibérément larges ; pour autant, la ville porte une certaine vision de l’urbanisme. À quel point les critères de sélection des projets étaient-ils formalisés ? N’y avait-il pas un risque que les candidats essaient d’inférer les critères sur lesquels la ville les jugerait ?

J.-L. M. : La richesse de la démarche est d’ouvrir une conversation, sans imposer un programme déjà ficelé qui susciterait des productions standardisées. Tout juste la direction du logement ou certains maires d’arrondissement avaient-ils des préférences : des habitations pour l’un, un cinéma pour l’autre… L’une des grandes forces de Réinventer Paris est d’instaurer un dialogue entre les professionnels et les décideurs publics, d’y injecter des expertises diverses et de nourrir l’intelligence collective.

Quand un cahier des charges est bétonné, on ne peut pas corriger les erreurs d’appréciation qui se révèlent en chemin. Dans le cas de Réinventer Paris, ni le programme ni le zonage n’étaient figés. Il me paraît aberrant de définir la programmation d’une ZAC quinze ou vingt ans à l’avance ! D’ailleurs, aucun des bâtiments du programme de l’université Paris-Est n’est occupé comme prévu. Les usages changent à grande vitesse – plus encore sous l’effet de la Covid-19 –, mais le code de l’urbanisme et le principe de l’aménagement concerté obligent à figer les projets une à deux décennies à l’avance. Il faut casser cette logique au profit d’un urbanisme tactique, provisoire et agile, qui accompagne la transformation des usages. Les bâtiments doivent être des “couteaux suisses” flexibles et réversibles, pouvant avoir diverses utilisations.

Je partage entièrement l’avis d’Alain Trincal selon lequel les promoteurs ne peuvent pas faire la ville. J’ajouterais que les directions de l’urbanisme des municipalités ne le peuvent pas non plus. La conception de la ville du futur doit résulter d’un dialogue entre toutes les parties, y compris les riverains et les citoyens. Il faut imaginer des procédures propices à une telle conversation et au développement de l’intelligence collective. Le code de l’urbanisme ne le permet malheureusement pas. Quant à la loi MOP, elle interdit aux collectivités de discuter du projet avec les architectes ! En définitive, les maîtres d’ouvrage contournent la loi dans les concours : ils classent les projets ex æquo pour pouvoir échanger avec les candidats. La réglementation devrait être plus souple et autoriser à impliquer les acteurs privés beaucoup plus en amont, sans leur déléguer une fois pour toutes le soin d’aménager une parcelle.

Le zonage constitue également un immense handicap. À cet égard, la ZAC Paris Rive Gauche est à la fois une réussite et un échec. C’est une réussite, parce qu’elle accueille 120 000 mètres carrés d’université et un incubateur, le tout dans un urbanisme et une architecture de bonne qualité ; en revanche, ses immenses avenues et sa séparation nette entre les zones de bureaux et d’habitation témoignent, à mes yeux, d’un échec. Le responsable n’en est pas la SEMAPA, mais un code de l’urbanisme qui oblige l’aménageur à figer l’emploi des zones (commerces, bureaux, logements, équipements publics) très en amont. Je me suis efforcé de transposer la méthode Réinventer Paris dans la gestion des ZAC. L’aménagement du quartier Bruneseau, orchestré par la SEMAPA, a été entièrement conçu de cette façon. L’un de ses volets était très coûteux (le passage piétonnier allant de Paris à Ivry, sous le périphérique), tandis qu’un autre devait rapporter de l’argent. Dans un modèle classique, ils auraient fait l’objet d’appels d’offres distincts. Nous avons préféré lancer un concours global, permettant au promoteur de soumettre des propositions assez audacieuses – et assez coûteuses – pour la liaison Paris-Ivry, en les compensant par les recettes issues des bureaux et des logements.

En dehors de Paris, malheureusement, c’est la promotion immobilière qui continue largement de faire la ville. Les maires ne disposent pas toujours d’équipes suffisamment aguerries pour établir un rapport de force avec les promoteurs.

Int. : Les enseignements de votre démarche ne pourraient-ils pas nourrir une simplification de la législation, à l’heure où nous sommes prisonniers de réglementations tatillonnes ?

J.-L. M. : La réglementation est particulièrement complexe en France, mais chaque simplification fait apparaître de nouveaux règlements qui rendent la situation tout aussi compliquée. Le problème est que la codification s’effectue en silos ; elle finit par être foisonnante, voire contradictoire. À titre d’exemple, les multiples études d’impact – dont je ne conteste pas l’utilité – devant accompagner tout projet d’aménagement ne tiennent pas compte les unes des autres, quand elles ne visent pas des objectifs contraires. Je regrette aussi que la réglementation française empêche de construire des immeubles en bois de grande hauteur, alors qu’on en trouve dans les pays scandinaves ou aux États-Unis. Le droit à l’expérimentation est essentiel pour avancer : il permet de démontrer que certaines règles peuvent être modifiées sans nuire à la sécurité.

Int. : L’usager semble être le grand absent de votre discours.

J.-L. M. : Bien au contraire. Nous sommes passés d’une maîtrise d’ouvrage à une maîtrise d’usage : très souvent, les projets ont été lancés par des usagers, qui avaient eux-mêmes sollicité un architecte et un promoteur. Réinventer Paris a permis à l’usager final de faire irruption dans les propositions. Les projets les plus réussis lui ont donné un rôle dans la conception même. C’est notamment le cas de La Fabrique de la danse, dans le 20e arrondissement, ou de La Grande Coco, portée par une coopérative d’usagers, en partenariat avec Les Restos du cœur et d’autres opérateurs. Je me dois toutefois de reconnaître que la première édition de Réinventer Paris n’a pas suffisamment mobilisé les riverains. Les éditions suivantes y ont remédié.

A. T. : Le succès de Réinventer Paris a tenté d’autres villes. On peut toutefois douter que toutes aient les moyens de contrôler le respect des engagements des promoteurs dans la durée. Ce modèle est-il plutôt conçu pour les grandes métropoles ou peut-il être répliqué dans des petites villes ?

J.-L. M. : Tout dépend d’où l’on part. Souvent, les villes sont sous la coupe d’un ou deux promoteurs. J’ai participé à plusieurs jurys d’Inventons la métropole du Grand Paris et les maires concernés ont apprécié que cette opération leur permette de rencontrer de nouveaux acteurs et d’attribuer des marchés autrement. Cela étant, si une municipalité ne dispose pas d’une équipe solide de professionnels, il lui est difficile de vérifier que le promoteur tient ses promesses. Les associations des maires de France et d’Île-de-France auraient intérêt à créer des équipes qui assurent ce suivi à long terme, dans une logique de mutualisation. La mutualisation est la clé, qu’elle s’applique à l’échelle d’un établissement public territorial ou d’un groupement de collectivités. Sachez qu’une opération Réinventer a même été lancée dans des zones rurales1 !

La ville, objet politique

Int. : En n’accordant pas la primauté au plus offrant, votre démarche a-t-elle suscité des controverses au sein du Conseil de Paris ? Une alternance politique aurait-elle menacé l’opération ?

J.-L. M. : Nous avons eu une importante controverse avec les élus d’Europe Écologie Les Verts sur le principe de la cession d’actifs. En effet, ils considéraient que la ville devait, idéalement, être propriétaire de la totalité des terrains qui la constituaient et s’opposaient à la cession du moindre bien. Ils n’ont voté qu’en faveur de certains projets reposant sur des baux à construction ou emphytéotiques. En revanche, la droite a plutôt été favorable ; c’est d’ailleurs une majorité de droite qui, plus tard, a lancé l’opération Inventons la métropole du Grand Paris.

Avec les défenseurs du patrimoine, les débats ont été relativement apaisés. Les jurys comptaient de nombreux architectes des bâtiments de France et les critères de sélection intégraient la préservation patrimoniale. Souvent, les projets ont permis de protéger des édifices que la ville n’avait pas les moyens de rénover.

Les principales controverses ont porté sur des sujets qui me semblent parfaitement légitimes : par exemple, faut-il construire au-dessus du périphérique ? Trois conceptions s’opposent à ce sujet.

La première, qui tend à s’éteindre, préconise la couverture du périphérique. Or, sur 40 % de son tracé, ce dernier n’est pas en sous-sol, mais en surplomb ou à hauteur de la ville. Plus encore, une telle couverture consacrerait le statut d’autoroute urbaine du périphérique. Si nous voulons au contraire le transformer en boulevard urbain, il faut l’insérer davantage dans la ville. Une couverture empêcherait aussi de profiter du potentiel de végétalisation qui existe le long du périphérique : près de 80 000 arbres pourraient y être plantés.

La deuxième conception, défendue par Europe Écologie Les Verts, est de ne pas construire sur le périphérique, de sorte que cet espace, s’il cessait d’être dédié à l’automobile, devienne une coulée verte.

La troisième conception, que je défends, est de maintenir cet espace vide pour l’essentiel, mais pas partout : une continuité urbaine doit être assurée entre le “petit Paris” et le Grand Paris, ce qui implique de franchir du périphérique. Là où il existe déjà des franchissements, nous aménageons des passages piétonniers. À la porte de Montreuil, par exemple, nous transformons le croisement de deux autoroutes urbaines en une grande place, qui aura la superficie de la place de la République. Si nous ne construisions pas a minima dans un espace aussi vaste, surplombant le périphérique, il deviendrait un no man’s land dangereux à traverser. La même logique vaut pour la porte des Ternes et la porte Maillot.

Je milite donc pour des constructions au compte-goutte sur le périphérique, très ciblées, assurant une continuité urbaine tout en préservant sa capacité à devenir une trame verte, lorsqu’il aura été transformé en boulevard urbain.

Int. : L’intérêt d’une dynamique comme Réinventer Paris est de libérer les énergies. Comment empêcher qu’elle ne s’essouffle ? Comment éviter que les acteurs qui en maîtrisent les codes ne s’installent dans une situation de rente ? La démarche rebat-elle les cartes ponctuellement, ou peut-elle s’inscrire dans la durée ?

J.-L. M. : Réinventer Paris n’est probablement pas une solution idéale et pérenne, car aucune solution ne l’est ! La construction de la ville est un processus continu. Notre démarche a eu le mérite de casser des rentes, mais nous savons pertinemment que la rente foncière reste le modèle économique dominant, surtout dans les villes où le foncier est rare. Nous avons toutefois réussi à faire pression sur les grands comptes et à faire émerger des sociétés plus petites.

Je ne conteste pas le risque d’essoufflement. Avec Réinventer Paris, nous avons apporté une réponse politique à une question de politique urbaine. Elle s’est avérée efficace, mais cette efficacité doit être renouvelée. Chaque génération réinvente Paris ; ceux qui nous succéderont trouveront des solutions inédites.

Trois grands principes ont émergé au fil du processus : réhabiliter plutôt que démolir, réemployer les matériaux et utiliser des matériaux biosourcés. Ils ont paru suffisamment importants pour que la maire de Paris envisage de les introduire dans le plan local d’urbanisme. Voilà une conséquence pérenne de l’opération. La nouvelle forme de dialogue que nous avons instaurée avec les architectes et les promoteurs semble également entrer dans les mœurs.

Surtout, Réinventer Paris est le premier jalon d’une gouvernance partagée des communs urbains. Il faut en finir avec une logique où l’État contrôle tout – et dont le projet de la gare du Nord, motivé par la seule spéculation immobilière, est une triste illustration. Dans le cadre de Réinventer la Seine, par exemple, il est apparu que le projet initial méritait d’importants réajustements. Cela m’a conduit à créer l’Atelier Seine, qui réunit l’ensemble des parties prenantes publiques et privées actrices du fleuve. Cette entité sera pérennisée par l’actuelle mandature. C’est un bon exemple de gouvernance d’un commun.

1. Voir : www.cc-nozay.fr/le-projet-reinventer-rural/

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN