Explorer une singularité managériale

Pourquoi avoir ouvert les portes de L’Oréal à l’École de Paris du management et inciter de nombreux managers de haut niveau à venir présenter leurs pratiques managériales et en débattre ?

Jean-Claude Le Grand : Je pense qu’une des plus grandes singularités de L’Oréal, ou, si vous préférez, l’un des secrets de sa réussite, réside dans sa manière d’animer les relations humaines. Ce propos peut sembler terriblement banal. Toutes les entreprises disent la même chose. Toutes les présentations se terminent par la même slide : « Il n’y a pas de plus grande richesse que l’Homme. » Cela n’empêche pas beaucoup d’entreprises d’enchaîner les plans sociaux et les délocalisations. Il y a une contradiction flagrante entre les propos et les actes. Or, sur ces sujets touchant à l’humain, il n’y a qu’une chose à faire : agir beaucoup, communiquer peu. C’est notre ligne de conduite. Alors, quand nous voulons communiquer, nous préférons le faire devant un public averti, enclin à l’écoute et à la controverse et qui ne prend pas pour argent comptant ce que dit l’entreprise. Ce type de public est rare et nous le trouvons à l’École de Paris du management. Dans la culture de notre maison, nous glorifions l’esprit critique, qui n’a rien à voir avec une opposition bête et méchante, mais avec la confrontation des idées, des points de vue. C’est en frottant un silex contre un autre que l’on fait jaillir une étincelle. Pour nous, la confrontation, c’est un art. Les témoignages et débats qui sont rassemblés dans ce numéro spécial du Journal de l’École de Paris donnent à voir nos pratiques managériales, vues de l’intérieur, mais aussi confrontées à des regards extérieurs. Et pour nous, c’est précieux. Le dernier point qui explique notre démarche, c’est que nous ne voulons surtout pas donner de leçons à qui que ce soit. En revanche, nous sommes extrêmement favorables à l’idée de partager des exemples qui peuvent éventuellement inspirer d’autres entreprises. Quand Elon Musk, qui ne connaît rien aux fusées, annonce qu’il va construire une fusée qui va revenir sur terre, on le prend pour un fou. Quand il réussit, plus personne ne pense exactement comme avant. C’est une image bien sûr, car nous ne sommes pas Elon Musk. Nous n’avons pas inventé le marché de la beauté et les aspirations à la beauté existent depuis plus de 100 000 ans, mais nous sommes leader mondial de ce marché depuis plusieurs décennies et cela induit des responsabilités.


Ce management singulier des relations humaines est aussi un héritage historique d’un patron emblématique du Groupe, François Dalle, que vous n’avez pas peur d’appeler le visionnaire, et qui s’est souvent exprimé sur sa vision du management1. Le cycle Inside L’Oréal de l’École de Paris n’est-il pas une manière de renouer avec cette histoire et la volonté de laisser une trace ?

J.-C. L. G. : Si, bien sûr ! Quand on a la chance d’avoir des valeurs bien pensées et ancrées depuis longtemps dans une culture, il serait vraiment dommage de tomber dans ce syndrome, qui semble saisir tant de monde aujourd’hui, consistant à vouloir tout réinventer par principe. La mode managériale est comme toutes les modes : elle se démode. Notre université est et restera intemporelle. Je trouve formidable de se dire qu’on s’inscrit dans une tradition tout en la faisant vivre de façon contemporaine, car, bien sûr, on ne gère pas les relations humaines en 2024 comme on le faisait en 2000. Les débats organisés par l’École de Paris autour des pratiques managériales de L’Oréal, dans des domaines aussi différents que l’intelligence artificielle dans le recrutement, la Beauty Tech ou la RSE, participent de cette volonté de rendre contemporaine notre tradition managériale.


Une autre caractéristique de la culture L’Oréal est d’être arrivée, jusqu’ici, à conserver une âme et des réflexes entrepreneuriaux, ce qui est très difficile pour une grande entreprise. Comment arrivez-vous à stimuler cet esprit de conquête ?

J.-C. L. G. : C’est vrai, et pour garder cet esprit d’entrepreneur, il ne faut pas lâcher ce cap, malgré les difficultés ou les contraintes. Il faut tenir jour après jour, année après année. La première chose à faire est de ne pas nous reposer sur nos lauriers. J’estime que c’est mon travail, avec d’autres, de partager des feedbacks difficiles qui nous rappellent que rien n’est jamais acquis. Nous luttons depuis toujours contre la complaisance, la suffisance et l’arrogance, qui sont des attitudes si faciles à adopter, surtout quand on a la chance d’être leader, mais qui tuent les entreprises. Nous avons dans notre culture une corde de rappel qui est ce goût pour la remise en question permanente, cette « saine inquiétude », comme disait François Dalle, qui nous maintient sur la brèche. Une fois encore, la confrontation est un bon ressort pour lutter contre la complaisance. L’autre ingrédient est peut-être aussi la curiosité, qui entretient la surprise, pousse à « saisir ce qui commence », toujours selon François Dalle, à ne jamais accepter le statu quo, le confort. J’espère que la variété des sujets abordés dans ce numéro spécial consacré à L’Oréal éveillera d’ailleurs la curiosité des lecteurs.


1. François Dalle, L’Aventure L’Oréal, Odile Jacob, 2001.


Propos recueillis par Christophe Deshayes