Exposé d’Ahmed Iraqi


Chercheur associé à l’Africa Business School (Université Mohammed VI Polytechnique – UM6P) à Rabat, je vais vous présenter l’organisation que j’ai fondée en 2012.

Aux origines d’APSOPAD International

APSOPAD est l’acronyme d’Association pour le sourire des orphelins, des personnes abandonnées, des personnes âgées et des démunis. Quand cette aventure a commencé, j’étais encore étudiant à l’École nationale de commerce et de gestion (ENCG) de Tanger.

L’élément déclencheur a été la visite d’un orphelinat, que j’ai pris l’initiative de proposer à d’autres étudiants, mus comme moi par la volonté de s’investir dans une noble cause. Accompagné de camarades, j’ai décidé de créer une association seulement quelques jours après. J’étais alors âgé de 21 ans et c’était ma première expérience en management. La préparation d’un exposé sur le management participatif m’a beaucoup aidé dans l’appropriation des bases et des valeurs de ce fonctionnement managérial.

Outre de multiples réunions entre membres fondateurs, nos premières activités ont consisté en des visites à des associations locales, des orphelinats, des maisons de retraite et des structures d’éducation spécialisée, visites qui étaient aussi l’occasion d’apporter des dons. Lors de ces visites, nous avons fait le constat que les associations locales étaient peu structurées et que les travailleurs sociaux n’étaient pas ou peu formés aux métiers de l’action sociale. Aussi l’une de nos premières décisions a-t-elle consisté à créer un centre de formation dans ce domaine.

Ces visites ont également permis d’observer que les bénéficiaires n’avaient pas tous besoin de denrées alimentaires ou de dons, en nature ou en espèces : ils étaient pour la plupart déprimés et malheureux. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de réorienter notre approche et d’investir dans des voyages humanitaires, mais aussi de découverte, ainsi que dans des activités de divertissement.

La mise sur pied d’un institut de formation

La seule école du pays qui dispensait déjà des formations aux métiers de l’action sociale, l’Institut national de l’action sociale (INAS), se situait à Tanger. Nous avons donc pu aisément rencontrer sa directrice, notamment pour nous faire une idée des modalités et conditions d’inscription. En l’occurrence, il nous est tout de suite apparu que cette école était inaccessibles à la majorité des personnes qui travaillaient déjà sur le terrain, puisqu’il fallait être diplômé du baccalauréat, passer un concours avec une épreuve de français et être âgé de moins de 21 ans. J’ai donc décidé de lancer une formation executive pour la qualification professionnelle des travailleurs sociaux – une démarche semée d’écueils administratifs !

J’ai d’abord effectué un benchmark des programmes similaires proposés dans des pays francophones, avant d’élaborer une version accélérée de celui dispensé par l’INAS. L’objectif était de l’adapter aux contraintes professionnelles des travailleurs sociaux et des éducateurs spécialisés qui exercent leur activité à temps plein.

L’étape suivante a consisté à chercher des intervenants bénévoles et qualifiés. J’ai présenté mon concept à l’INAS, mais la plupart des intervenants potentiels souhaitaient être rémunérés. Je me suis alors tourné vers mon école de commerce, pour tenter de convaincre des professeurs de gestion, de comptabilité et de droit social. J’ai également cherché des professionnels des métiers de la santé – orthophonistes, psychomotriciens, psychologues… –, puisque le métier d’éducateur spécialisé mobilise toutes ces disciplines.

Enfin, j’ai développé un solide réseau de gérants et de managers de structures à vocation sociale, dans l’optique de proposer une formation fondée à la fois sur des connaissances théoriques, des retours d’expérience et des stages. J’ai également demandé à un professeur de l’ENCG, qui, par ailleurs, dirigeait une école de commerce privée, de développer un partenariat permettant aux élèves du programme de l’Institut APSOPAD d’étudier au sein de cet établissement et d’en être co-diplômés.

Plusieurs associations œuvrant dans le secteur caritatif et humanitaire se sont montrées enthousiastes devant ce programme qui permettait de mettre à niveau les connaissances de leurs employés. Elles ont également accepté d’accueillir des stagiaires. C’est ainsi que la première cohorte a démarré sa formation dès septembre 2013 !

La recherche de sponsors

Lors d’un stage chez Veolia Environnement, j’ai rencontré la responsable du volet social. C’est ainsi qu’APSOPAD a décroché son premier sponsor, qui a financé nombre de ses activités en 2013 et mis à notre disposition une flotte de bus, ainsi que des tee-shirts et des casquettes sur lesquels nous avons imprimé notre logo à côté de celui de Veolia.

Cette même année, dans le cadre d’un stage chez Renault Maroc, j’ai obtenu un bref rendez-vous avec le responsable des ressources humaines, à qui j’ai présenté notre parcours et nos besoins. Ce dernier m’a proposé de financer l’achat d’un minibus, sous réserve que nous identifiions un besoin particulier dans la région de Melloussa. Il faut savoir que pour faciliter l’installation de Renault dans cette région, l’État marocain avait exproprié de nombreux habitants. Pour pacifier la situation et atténuer les mécontentements, Renault avait recruté localement des opérateurs, des agents de sécurité et des femmes de ménage, et souhaitait désormais accentuer son empreinte sociale. J’ai cherché à contacter des associations locales depuis Tanger, démarche qui s’est avérée compliquée. J’ai donc décidé de me rendre sur place pour rencontrer le président de la commune de Melloussa. Ce dernier n’avait pas de besoin particulier à formuler, sinon celui d’un nombre plus élevé de bénévoles pour animer la médiathèque et le centre de santé qu’il venait d’ouvrir. Dans la mesure où la Fondation Renault avait déjà acheté des minibus scolaires pour les enfants de la région, j’ai décidé de ne pas la solliciter davantage. Force est de reconnaître que c’était une erreur stratégique.

Le développement de nouvelles activités

Fin 2013, mes cofondateurs et moi avons tous décroché notre diplôme à l’ENCG. Le travail social étant devenu une véritable passion, ceux qui étaient originaires d’autres régions ont souhaité y déployer nos premières actions. C’est ainsi que nous avons créé des filiales à Rabat, Casablanca et dans d’autres villes encore, où nous avons bénéficié de l’aide de divers donateurs et organisé des caravanes humanitaires.

En 2014, après tout juste deux ans et demi, nous avions déjà lancé 300 actions, ce qui est plutôt bien pour une jeune association ! Pourtant, APSOPAD restait inconnue des citoyens marocains. Pour y remédier, nous avons décidé de travailler notre image et de nous faire connaître au travers d’activités culturelles – d’abord à Tanger, en exposant des tableaux avec notre logo dans des associations locales à vocation sociale ou en demandant à des enfants hébergés dans des structures d’accueil d’illustrer un immense drapeau en tissu.

En parallèle, nous avons investi dans une autre activité génératrice de revenus, en partenariat avec une association locale : nous avons transformé un conteneur en buvette au sein d’une ferme pédagogique. Cette activité était intéressante, mais elle ne s’est pas avérée aussi lucrative que l’institut de formation. De fait, elle ne fonctionnait qu’à la belle saison. Nous y avons donc mis un terme après quelque temps.

Nous avons également été invités à encadrer les bénévoles du Marathon international de Tanger. Symboliquement, cela confirmait que nous étions devenus un acteur majeur dans la promotion du bénévolat.

En 2015, nous avons emménagé dans un nouveau siège à Tanger, ce qui nous a permis de lancer de nouvelles activités et de créer APSOPAD School, un centre d’appui scolaire au profit d’orphelins et d’enfants d’associations locales. Nous nous sommes autoformés aux pédagogies alternatives, grâce aux méthodes Montessori, Steiner-Waldorf et Freinet. Nous avons également investi dans un kiosque à friandises, mais, à l’instar de la buvette, l’aventure n’a été qu’éphémère, car les recettes permettaient uniquement de couvrir nos charges fixes.

Après quatre ans d’activité, nous avons constaté que les bénévoles restaient en moyenne six mois à un an chez APSOPAD. J’ai alors décidé de mettre en place une stratégie de rétention grâce à un système de classement : au fur et à mesure de leur participation et de leurs initiatives, les bénévoles gagnent des points et montent en grade. Ce système fonctionne et le taux de défection a diminué. De plus, alors que nous n’intervenions initialement qu’auprès de bénéficiaires d’associations locales enregistrés par celles-ci, nous nous sommes donné un nouveau challenge en 2015, en décidant de développer notre propre portefeuille de bénéficiaires avec les différentes catégories sociales dans le besoin : mères célibataires, femmes divorcées, personnes malades ou abandonnées, migrants subsahariens, familles avec un enfant atteint d’un handicap de quelque nature que ce soit, etc.

Le management d’une ONG

Le fonctionnement de notre association repose sur les grands principes du management, en articulant l’individuel et le collectif.

L’importance de l’écoute

J’ai rapidement compris qu’un manager devait davantage écouter que parler, car il n’a pas toujours la meilleure solution. J’ai aussi compris que le management d’une entreprise ne rime pas toujours avec celui d’une ONG. Il a donc fallu que je me forme à ces disciplines à part entière que sont le travail social, le bénévolat et l’humanitaire.

Je savais déjà que l’écoute est une vertu, mais l’aventure d’APSOPAD m’a permis de comprendre qu’elle constitue l’élément essentiel du travail social : c’est à travers elle que nous pouvons établir un diagnostic social et comprendre les besoins de nos bénéficiaires. Cela étant, il s’avère très difficile d’écouter une personne en souffrance. Face à ce constat, nous avons cessé, pendant un temps, d’enregistrer de nouveaux bénéficiaires, pour nous consacrer aux plus de 400 familles en situation difficile auprès desquelles nous nous étions déjà engagés à rechercher une solution.

Le bénéficiaire au cœur de l’action

Aujourd’hui, je puis affirmer que la solution est toujours portée par le bénéficiaire. C’est la raison pour laquelle nous leur posons systématiquement cette question clé : « D’après vous, quelle est la meilleure solution à votre problème ? » Je fais de même lors de mes rencontres avec de potentiels sponsors, en leur demandant : « Comment pourriez-vous nous aider ? » Cette méthode économise bien des efforts et du temps.

Nous demandons aussi systématiquement aux enfants bénéficiaires d’APSOPAD School quelles sont les matières qui les intéressent et ce qu’ils souhaitent apprendre.

L’évaluation avant l’action

Jusqu’alors, nous pensions que tous les cas étaient difficiles, et nous n’avions pas d’échelle objective pour mesurer la souffrance et la complexité de chaque situation. Or, plusieurs donateurs ayant fait savoir qu’ils souhaitaient parrainer les familles dont la situation était la plus difficile, nous avons commencé à développer une matrice d’évaluation du degré de précarité des bénéficiaires. Cette matrice est constituée d’un questionnaire quantitatif et qualitatif. Elle nous permet d’identifier les personnes les plus nécessiteuses et de garantir aux donateurs qui en expriment le désir que leurs dons vont vers ces dernières.

La construction d’un collectif

Notre association est multiculturelle et ne promeut aucune idéologie. Soucieux de faciliter l’intégration de tous les bénévoles, marocains et internationaux, nous avons lancé APSOPAD Voyages. Outre les voyages de découverte, cette structure génère des revenus et nous permet de transporter du matériel vers des villages isolés. Il arrive aussi que nous emmenions avec nous des enfants bénéficiaires, dont la plupart n’ont jamais quitté Tanger.

Un développement continu

J’ai dû mettre un terme au système d’expansion par l’ouverture de filiales dans de nouvelles villes. D’une part, le rythme des actions des premières filiales s’est significativement réduit après le mariage de leurs directrices, et d’autre part, nous avons choisi de ne pas donner suite aux demandes qui émanaient de personnes que nous ne connaissions pas. La notoriété, l’image et les réalisations d’APSOPAD étant en jeu, je ne pouvais pas prendre le risque que notre association soit représentée par des inconnus, d’autant qu’il nous est impossible de tout contrôler. En tout état de cause, APSOPAD reste une organisation nationale active aux quatre coins du Royaume et elle poursuit sa croissance.

Le partage d’expérience et l’ouverture continue

En 2017, nous avons fondé l’Académie du leadership social. Jusque-là, l’Institut APSOPAD formait principalement des travailleurs en contact direct avec les bénéficiaires. L’Académie, pour sa part, enseigne le management social aux jeunes désireux de créer des clubs humanitaires au sein de leurs écoles. C’est une façon de partager notre expérience en la matière.

En parallèle, nous avons organisé la première édition des Journées du bénévolat, un séminaire à destination des représentants d’associations à vocation sociale. Ce jour-là, nous avons compris qu’APSOPAD s’affirmait de plus en plus parmi les ONG humanitaires.

De son côté, APSOPAD School a continué à se structurer et à affirmer son image et son identité. Entre-temps, nous avons commencé à recevoir des parents venus inscrire leurs enfants handicapés mentaux. Pour autant, nous n’avons jamais proposé des programmes d’éducation spécialisée. Il existe déjà des structures accueillant ces enfants, mais elles sont trop onéreuses pour les parents en situation précaire, quand APSOPAD School propose des cours d’appui scolaire gratuits. Fut un temps, j’ai imaginé monter un programme dédié aux enfants à besoins spécifiques à la base d’un système de péréquation, en faisant payer les parents qui en avaient les moyens. Mais, pour ne pas braquer nos associations partenaires en créant une sorte de concurrence, je n’ai pas mené ce projet à son terme.

L’année 2018 a marqué un fort tournant dans notre développement, quand des ONG comme Caritas ont inscrit certains de leurs membres à notre formation executive. Pour répondre à leurs attentes, nous avons fait montre d’une grande agilité pour adapter notre formation d’un an en une formation accélérée de moins de deux mois à temps partiel. Nous avons également développé une formation à distance, à destination des pays subsahariens et de la France. Depuis, nous avons formé plus de 500 travailleurs sociaux, de 15 nationalités différentes !

À cette même époque, j’ai créé un laboratoire de recherche en innovation sociale. Lorsque j’étais doctorant, j’avais choisi comme sujet de thèse la dimension stratégique dans l’investissement marocain. Ce sujet est pour le moins éloigné du management des ONG, mais je suis curieux et j’aime me remettre sans cesse en question. Alors que nous avions six années d’existence et un portefeuille de 800 familles bénéficiaires, ce laboratoire m’a permis de conduire différentes enquêtes pour travailler toujours davantage l’engagement et la rétention des bénévoles.

En 2019, nous avons été sollicités par une association pour poursuivre un programme d’intégration socioéconomique des migrants subsahariens. Elle avait obtenu un financement du GIZ, l’agence de coopération internationale allemande pour le développement, mais n’avait pas réussi à atteindre le nombre de bénéficiaires minimum pour démarrer le programme. Dans la mesure où nous comptions une centaine de familles de migrants, j’ai accepté cette aventure en adaptant le programme initial. Tel qu’APSOPAD l’a revu, ce programme débouche sur un certificat d’aptitude en gestion de micro-activités génératrices de revenus. Nous avons porté la durée de formation de deux à six mois et décidé d’accompagner les bénéficiaires concernés dans la commercialisation de produits de leurs pays d’origine sur le marché marocain.

Jusqu’en 2020, nous avons intégralement fonctionné avec des bénévoles et selon un système de rotation. Je n’ai jamais recruté de salarié à temps plein.

Un farouche attachement à l’indépendance

Au fil de notre développement, d’aucuns s’étonnaient que je ne sollicite pas de bailleurs de fonds. Déjà, à la fin de mon stage chez Renault, certains de mes coadministrateurs m’avaient suggéré d’effectuer un stage à l’Union européenne. Néanmoins, mon objectif était de monter une structure indépendante et financièrement autonome. Or, pour bien connaître les associations à vocation sociale en Europe, je savais que la plupart d’entre elles reposent uniquement sur l’aide de bailleurs de fonds internationaux, ce qui engendre une sorte de redevabilité et de dépendance stratégique vis-à-vis de ces commanditaires.

Dans la mesure où je souhaitais développer un modèle de financement indépendant, je n’ai jamais répondu à un appel à projets. En revanche, nous avons sollicité l’aide de l’État et soumis des projets pour bénéficier de subventions publiques, qui n’ont abouti qu’une fois sur sept. Notre dernière demande date de 2017. Elle ciblait l’Initiative nationale pour le développement humain, l’INDH, ainsi que les collectivités territoriales qui disposent d’un budget dédié aux associations locales. Après l’échec de notre septième demande, j’ai décidé de ne plus jamais demander de subventions – ce d’autant que nous étions autonomes financièrement et que d’autres associations avaient davantage besoin de ces budgets.

L’incontournable transformation digitale

Fin 2019, nous avons décidé de mettre en place un mode de bénévolat digital, dans la mesure où nous étions de plus en plus sollicités par des personnes qui souhaitaient s’investir dans nos activités à distance. Quelques mois plus tard, la pandémie de Covid-19 arrivait...

Du fait de la pandémie, le nombre de nos bénéficiaires a doublé. Aujourd’hui, 2 600 familles bénéficient de nos services sociaux. Pour faire face à cette croissance, nous avons recruté des volontaires – ce statut particulier, qui se situe entre celui de bénévole et celui de salarié, permet de percevoir une petite rémunération –, digitalisé l’ensemble de nos processus et créé un intranet. Nous avons également instauré un nouveau système de visites à domicile, pour vérifier la situation sociale de nos bénéficiaires.

De nouvelles perspectives

Depuis que le programme d’intégration socioéconomique des migrants subsahariens est arrivé à son terme, nous avons décidé de commercialiser les produits de certains lauréats, principalement des vêtements traditionnels, dont la qualité était relativement bonne.

Cette année, nous avons décidé d’investir dans une chaîne de supermarchés solidaires, pour exposer les produits de coopératives notamment – sans avoir à les acquérir en amont –, dont la qualité est supérieure à celle des produits de l’industrie agroalimentaire. Ces supermarchés constitueront également une interface humanitaire pour promouvoir nos activités et le bénévolat humanitaire en général.

Nous avons aussi fait le choix d’investir dans des points de promotion au sein de centres commerciaux. Mais ce n’est pas tout ! Nous avons pensé à solliciter les chauffeurs de taxi afin qu’ils installent sur leur tableau de bord une affiche illustrant notre identité visuelle et un QR Code que les passagers pourront scanner pour noter leur satisfaction de la conduite du chauffeur après avoir renseigné leurs données personnelles. C’est une façon d’encourager les taxis à offrir une bonne qualité de conduite, tout en les engageant dans une stratégie de marketing social. Les chauffeurs pourront gagner des points qui leur donneront droit à des articles gratuits dans nos supermarchés solidaires. Leurs clients, quant à eux, bénéficieront de la carte de fidélité de nos supermarchés. Et nous, nous disposerons d’une base de données pour promouvoir nos actions, ainsi que le bénévolat humanitaire.


Débat

Le bénéficiaire, acteur de sa démarche

Un intervenant : Demander aux bénéficiaires de trouver eux-mêmes des solutions ne restreint-il pas votre champ d’action ?

Ahmed Iraqi : Nous avons compris, avec le temps, que la solution optimale vient nécessairement du bénéficiaire. En outre, chaque situation est particulière : une mère célibataire qui a besoin de déclarer son nouveau-né, une femme divorcée qui demande justice, une personne âgée qui a besoin d’être hébergée, une famille en situation précaire qui cherche une prise en charge gratuite dans un centre spécialisé pour son enfant souffrant d’un handicap mental... Quoi qu’il en soit, aucune solution ne requiert un investissement considérable. Hormis le financement d’interventions chirurgicales, nous offrons tous les services sociaux.

La formation, clé de voûte du travail social

Int. : Comment se fait-il que les grandes ONG aient besoin de former leurs personnels ?

A. I. : Les personnels déjà diplômés qui travaillent pour les filiales locales de grandes ONG, comme Caritas, Care ou Handicap international, ont besoin de formation continue pour mettre à niveau leurs connaissances de base. En l’occurrence, notre Institut propose des formations d’un à deux ans à temps partiel, à destination de quatre publics : assistants sociaux, éducateurs spécialisés, conseillers sociaux et ingénieurs sociaux. Dès sa création, les associations locales y ont inscrit tous leurs employés, car une telle offre n’existait pas ailleurs, mais aussi parce que les frais d’inscription étaient symboliques.

Int. : Avant la création d’APSOPAD, les associations locales ne pouvaient-elles pas faire appel aux diplômés de l’INAS ?

A. I. : L’INAS, qui forme tout de même environ 100 travailleurs sociaux chaque année, m’a expliqué que ses diplômés préféraient devenir fonctionnaires à l’Entraide nationale ou au ministère de la Justice, plutôt que travailler dans une association pour un salaire dérisoire. Désormais, à Tanger, toutes les associations accueillent au moins deux ou trois diplômés de l’Institut APSOPAD. Comme je l’ai dit, les étudiants sont incités à y effectuer des stages de fin de formation, et nombre d’entre eux sont ensuite recrutés dans ces structures.

Int. : Pourquoi avoir abandonné l’idée de facturer aux parents qui en ont les moyens des frais d’inscription à APSOPAD School ?

A. I. : La majorité des familles des bénéficiaires d’APSOPAD School n’ont pas les moyens d’acquitter des frais. Pour compenser la gratuité pour ces familles, il aurait fallu appliquer un prix élevé aux autres. Qui plus est, en instaurant une forme de concurrence, ce schéma aurait pu dégrader les relations avec nos associations partenaires, lesquelles accueillent nombre de nos bénéficiaires en stage dans leurs structures.

Des bénéficiaires aux profils multiples

Int. : Quelles catégories de bénéficiaires soutenez-vous, et pourquoi ?

A. I. : Nous ciblons toutes les catégories sociales dans le besoin, c’est un choix ! Et nous en distinguons deux principales. La première concerne les personnes en situation difficile : orphelins, mineurs non accompagnés, personnes abandonnées, mères célibataires, veuves, femmes divorcées, personnes sans revenu, personnes en situation d’addiction, personnes âgées, personnes malades, migrants, réfugiés, sinistrés, anciens détenus et personnes sans domicile fixe. La seconde regroupe les personnes avec un handicap mental, physique, sensoriel ou cognitif, dont les besoins sont spécifiques.

Int. : Pourquoi ne pas avoir focalisé l’action d’APSOPAD sur une seule catégorie de bénéficiaires ?

A. I. : C’est un choix stratégique. Notre domaine d’activité est l’éducation, en témoigne la création de l’Institut APSOPAD, de l’Académie de leadership social et d’APSOPAD School.

Int. : Les autorités publiques et le ministère de l’Éducation nationale ont-ils accompagné APSOPAD ?

A. I. : L’Institut forme à des métiers spécifiques et tous les bénéficiaires ne sont pas diplômés du baccalauréat. Par ailleurs, il reste attaché à l’association : nous n’avons pas voulu en faire une SARL afin de ne pas payer de taxes et de minimiser les frais d’inscription. En 2013, j’ai tenté de solliciter le ministère de la Formation professionnelle. Néanmoins, les formations reconnues par ce ministère ne couvrent pas l’action sociale. Pour que tel soit le cas, il aurait fallu que je contacte directement le ministre, ce qui n’était pas envisageable. Avec le temps, cependant, nous avons commencé à recevoir des fonctionnaires d’établissements publics comme l’Entraide nationale. Récemment, nous avons également accueilli le chef de la division des services sociaux de la commune urbaine de Tanger.

Int. : Pourquoi le nombre de familles bénéficiaires a-t-il doublé ?

A. I. : En mars 2020, une collectivité territoriale a fait appel à des associations indépendantes à Tanger, parmi lesquelles le Croissant rouge, et a mis un très grand stock de denrées alimentaires à notre disposition. Durant la pandémie, de nombreuses familles dans le besoin étaient inscrites sur notre liste d’attente. Les dons aussi se sont faits plus nombreux, ce qui nous a permis d’élargir notre base de bénéficiaires.

Int. : La chaîne de supermarchés ne vous éloigne-t-elle pas de votre cible principale ?

A. I. : Les supermarchés permettent d’exposer les produits de coopératives dans lesquelles certains de nos bénéficiaires travaillent. Ils restent dans la sphère de l’économie sociale et solidaire. Pour nous, il s’agit de faire d’une pierre deux coups. Ainsi, comme que je l’ai précisé, nous n’achetons pas ces produits en amont. Nous percevons simplement une marge sur les ventes.

Un mode de management adapté

Int. : Vous êtes à la fois chercheur en management et praticien de la gestion d’une ONG : peut-on, selon vous, transposer le mode de management d’une organisation traditionnelle à une ONG ?

A. I. : Il existe de nombreux points communs entre la gestion d’une organisation économique et celle d’une organisation à but non lucratif. Dans les deux cas, nous gérons des ressources, humaines, financières, documentaires et logistiques. En revanche, les attentes et la nature des acteurs diffèrent. Ainsi, les attentes d’un bénéficiaire ne sont pas celles d’un client. Les motivations sont également différentes. J’accorde la plus grande importance au partage de savoirs et à l’expérience. Dans ma vision, enseigner les bases ne suffit pas, il faut aussi faire vivre et développer une expérience. J’ai d’ailleurs tendance à davantage valoriser un entrepreneur praticien que le major d’une université prestigieuse. Le vécu forge la personnalité et la compétence.

Int. : Combien de temps les bénévoles doivent-ils être disponibles, en moyenne ? Quelle est leur moyenne d’âge ?

A. I. : La durée hebdomadaire moyenne est de huit heures, même si certains bénévoles sont actifs quarante heures par semaine. La moyenne d’âge se situe autour de 26 ans. En effet, nombre de nos bénévoles sont des étudiants fraîchement diplômés, en recherche d’emploi et qui, souvent, s’étaient déjà investis dans nos actions durant leurs études.

Int. : Vous nous avez présenté votre modèle de management visant à encourager la motivation et la fidélisation des bénévoles. Favorisez-vous également le management participatif ?

A. I. : Nous prenons effectivement en considération les idées de chacun. Notre intranet permet aux bénévoles de proposer des initiatives auxquelles nous sommes sensibles. Pour intégrer, motiver et fidéliser les bénévoles, il est également indispensable de leur confier des tâches à accomplir. Ce n’est pas difficile, car le travail ne s’arrête jamais, même si nous avons digitalisé bon nombre de processus.

Int. : Comment se traduit votre transformation digitale ?

A. I. : La transformation digitale n’est plus un choix, mais une réalité qui s’impose à tout type d’organisation. C’est un terme générique, mais en ce qui nous concerne, je parlerais plutôt de digitalisation des processus – donations, adhésions, classement, inscriptions dans nos formations.

La base de données des bénéficiaires est strictement confidentielle et sécurisée. En revanche, les bases de données des bénévoles et des étudiants sont exploitées pour encourager le bénévolat, chercher des donateurs et promouvoir nos actions, notamment celle des supermarchés.

Int. : Votre fonctionnement a-t-il déjà été copié ?

A. I. : Grâce à ma formation en intelligence stratégique, j’effectue une constante veille informationnelle ! En l’occurrence, je n’ai pas relevé de duplication de notre modèle de financement. Durant le confinement, nous avons reçu 73 candidatures de stagiaires en provenance du monde entier. L’une des missions confiées aux stagiaires que nous avons retenus a notamment consisté à créer une base de données des ONG et des fondations à travers le monde, afin de comparer l’écosystème associatif marocain aux autres.

Un modèle économique garant de l’indépendance

Int. : Vous avez insisté sur l’importance que vous accordez à votre indépendance. Quel est votre modèle économique ?

A. I. : Nous sommes une association à but non lucratif. Cela signifie que tous les administrateurs d’APSOPAD sont bénévoles, y compris moi-même. Mes activités principales sont la recherche et l’enseignement. J’ai ainsi été professeur à la Faculté des sciences économiques de Tanger, ainsi qu’à l’École de management de Casablanca, l’ESCA. Quant à APSOPAD, c’est ma passion !

Par ailleurs, nous investissons dans de nombreux projets générateurs de revenus. De fait, contrairement à l’idée souvent répandue, c’est le bénévolat des administrateurs qui caractérise une association à but non lucratif – pas l’absence d’activités génératrices de revenus.

Enfin, nous recevons de nombreuses donations, parfois très importantes, de la part de particuliers, vis-à-vis de qui nous n’avons aucune dépendance stratégique.

Int. : Comment les bénévoles et les salariés sont-ils répartis au sein d’APSOPAD ?

A. I. : Après avoir retenu un modèle reposant exclusivement sur le bénévolat pour l’Institut APSOPAD, nous rémunérons et défrayons désormais les intervenants. L’essentiel des revenus est généré par l’Institut. Ces revenus permettent de payer le loyer et les charges, et de rémunérer directement sept volontaires à temps plein – les autres l’étant par France Volontaires dépendamment des candidats qu’ils nous envoient.

Int. : Quel est le montant des frais d’inscription ?

A. I. : Ces frais s’élèvent à 6 800 dirhams par an, soit moins de 700 euros. Dès l’origine, nous avons retenu le principe d’allouer l’intégralité des dons à nos actions humanitaires. Ces dons ne devaient pas servir à financer nos dépenses récurrentes, notamment de fonctionnement. Cela nous laissait peu de marge pour investir librement dans de nouveaux projets. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de constituer une épargne en augmentant continuellement les frais d’inscription à l’Institut, tout en promouvant des projets comme celui des supermarchés, principalement financés par les donateurs.

Int. : Avez-vous mis en place un système particulier de gestion de vos donateurs ?

A. I. : Pas encore. C’est une idée que nous travaillerons pour 2023. J’ai toujours refusé qu’APSOPAD dépende de ses donateurs, à qui je n’ai jamais rien réclamé. Il est primordial qu’ils restent libres de nous aider quand ils le souhaitent. Initialement, la plupart de nos donateurs sont venus grâce à l’intermédiation des bénévoles. Aujourd’hui, nous sommes très bien référencés et les donateurs potentiels en quête d’associations crédibles sont aisément orientés vers nous.

Int. : Savez-vous ce qui motive les dons d’un montant conséquent ?

A. I. : La plupart de nos donateurs sont musulmans. Or, l’islam est une religion qui entretient une relation particulière avec l’aumône et avec les actes de bienfaisance. En outre, nombre de donateurs sont des hommes d’affaires. Cela étant, je ne connais pas véritablement les motivations profondes de nos donateurs.

Int. : Comment avez-vous convaincu des donateurs d’investir dans votre projet de chaîne de supermarchés ?

A. I. : Nous avons formé notre chargé d’accueil, qui a notamment réussi à convaincre un donateur et sa famille – aisée – de financer ce projet. Par ailleurs, j’entends qu’APSOPAD reste indépendante des bailleurs de fonds, c’est-à-dire des organisations internationales et des ONG, qui sont souvent dirigistes et s’ingèrent dans la stratégie. En revanche, les entreprises sont les bienvenues. Nous avons en effet constaté que celles qui sponsorisent des activités ne cherchent pas à orienter les décisions de l’association concernée.

Int. : Vous avez parlé d’erreur stratégique concernant votre démarche avec Renault. Quels enseignements en avez-vous tirés ?

A. I. : Les projets à vocation sociale ne manquent pas et peuvent être déployés partout. Mon erreur a été de ne pas aller rencontrer la population locale. Je me suis contenté de solliciter un élu, qui a défendu ses intérêts. J’étais jeune et je n’ai pas pensé à monter une activité sur place pour y exploiter le minibus, avant d’étendre le projet à d’autres régions. J’aurais pu capitaliser sur cette première expérience et obtenir de nouveaux financements.

Int. : N’envisagez-vous pas de développer les activités économiques, pour générer de la croissance ?

A. I. : L’aspect économique est omniprésent avec l’Institut, la commercialisation de tickets humanitaires et de produits humanitaires digitaux, et avec certains investissements commerciaux. Les revenus générés par l’Institut ont permis d’agrandir le siège de l’association. En 2016, nous avons permis à des bénévoles qualifiés d’offrir leurs services à des entreprises ou à des associations en percevant, en contrepartie, 50 % des revenus. J’ajoute que nous sommes également une ONG très bien outillée, au point que certains établissements publics nous empruntent du matériel. Dès lors que nous avons créé un institut de formation dans les métiers de l’action sociale, nous nous devons d’être un modèle à tous les niveaux.

Par ailleurs, notre décision d’investir dans une chaîne de supermarchés permet de creuser davantage notre vision économique.

Int. : J’ai compris que vous vous destiniez initialement aux affaires, mais que vous avez ressenti le besoin de développer une activité noble. L’investissement dans les supermarchés marque-t-il une certaine prise de distance avec la “noblesse” ?

A. I. : Il ne s’agit pas simplement de créer un commerce. Ces supermarchés nous permettront d’embaucher des bénéficiaires, dont la vie changera, mais aussi de promouvoir le sens de la solidarité. En outre, nous réinvestirons les revenus dans les services que nous offrons.

Int. : Vous jonglez entre activités profitables et actions humanitaires reposant sur le bénévolat. L’habileté est réelle, mais ce modèle est-il bien compris par tout le monde ?

A. I. : Nombre de bénévoles s’étonnent que nous soyons si indépendants. Ils imaginent que notre siège est implanté hors du Maroc ! Il est essentiel de comprendre que nous réinvestissons l’essentiel de nos revenus dans des actions humanitaires. Si je m’étais salarié, je crois que ce que nous aurions réalisé aurait été différent. La transparence est cruciale. Nous n’organisons jamais de réunions fermées : chacun y est le bienvenu. Nous observons d’ailleurs que les meilleures idées viennent parfois de personnes ne faisant pas partie du conseil d’administration.