Exposé d’Eva Azoulay


J’appartiens à une famille étrange, celle des “Bébés L’Oréal”, puisque j’ai commencé ma carrière dans cette entreprise par un stage, au sortir de mon école de commerce, et que je ne l’ai jamais quittée depuis. Aujourd’hui, je suis vice-présidente RH en charge du Talent Acquisition, c’est-à-dire du recrutement du groupe L’Oréal. J’ai réalisé l’essentiel de mon parcours dans les relations humaines en commençant par de la formation, puis du recrutement, avant de devenir manager RH, puis directrice RH au sein de différentes entités du Groupe, en France et à l’international. J’ai passé un peu plus de trois années au Canada, comme DRH de la filiale locale, avant de revenir au siège, en 2018, pour prendre le poste que j’occupe aujourd’hui. Notre directeur général RH, Jean-Claude Le Grand, figure notoire de la communauté RH, est très sensible à la question du recrutement externe, ce qui est une aide précieuse dans cette tâche.

Pourquoi une fonction mondiale du recrutement ?

Ma première mission est d’animer une communauté de 170 recruteurs, disséminés de par le monde au sein de toutes les divisions et fonctions du groupe L’Oréal. Cette communauté doit être alignée sur une même conception du recrutement, avoir des objectifs communs, être guidée par les mêmes indicateurs clés de performance (KPI), être inspirée par une même vision et être bien équipée pour cela. Mon rôle est donc aussi de m’assurer que, chez L’Oréal, les recruteurs aient tous les outils nécessaires – process, guidelines, etc. – pour accomplir leur mission.

La seconde partie de mon travail consiste à animer l’écosystème du recrutement, car, contrairement à des idées trop largement répandues, le recrutement n’est plus l’affaire des seuls recruteurs. C’est en effet la fonction première des RH et l’une des activités essentielles d’une entreprise. Il convient donc d’aligner sur notre philosophie du recrutement toutes les parties prenantes à cet écosystème, qu’il s’agisse de DRH, de managers, de collaborateurs ou de partenaires extérieurs : quels profils cherchons-nous à recruter ? comment aller les chercher ? comment promouvoir l’image de l’entreprise ? etc. C’est pour cela que nous nous sommes donnés pour devise We are all recruiters. Chez L’Oréal, nous sommes donc tous recruteurs.

En 2017, un incubateur d’idées RH a été créé, dénommé Disrupt HR. Le concept sous-jacent est que, dans un monde en rapide évolution, si une entreprise reste dans les mécanismes traditionnels, elle risque d’être ralentie, notamment par la difficulté de ses RH à suivre le rythme des changements. Il nous faut donc être capables de rompre avec les habitudes dans trois domaines, que nous avons baptisés Spot, Grow et Engage. Le premier, Spot, porte sur la façon dont nous identifions les talents, à l’extérieur de l’entreprise ou en interne. Grow concerne la manière dont nous faisons croître ces talents et Engage, celle qui suscite la motivation des collaborateurs en interne. Dans cet esprit, le Groupe a promu un certain nombre d’initiatives avec pour principe de protéger les idées RH innovantes des lourds processus de validation, afin qu’elles ne soient pas balayées d’un revers de la main par le management et sa litanie : « pas de moyens, pas de ressources, trop chères, trop à long terme… » Dans cet incubateur, seize projets ont été lancés à ce jour. Par exemple, dans la partie Grow, nous avons mis sur pied du flex learning et, dans la partie Engage, un programme de solutions contractuelles flexibles portant sur le travail avec les free lancers, la gig economy, etc.

RH et intelligence artificielle : un mariage de raison ?

Grâce à ce cadre protecteur, nous avons également pu aborder la question de l’intelligence artificielle (IA). Chez L’Oréal, le recrutement est très particulier. Chaque année, le Groupe traite un million d’actes de candidature dans le monde et notre site Carrières reçoit plus de 5 millions de visites. À la différence d’entreprises plus centralisées, nous avons la chance d’avoir un réseau de 170 recruteurs répartis dans le monde. Nous effectuons plus de 14 000 recrutements chaque année, dont un tiers de cadres.

À mon arrivée, j’ai trouvé une communauté de recruteurs se plaignant de leur trop faible effectif face à une telle tâche et du poids d’un turnover en croissance dû, selon eux, à l’incapacité des managers à retenir les talents. Je leur ai alors expliqué qu’il ne s’agissait pas d’une crise passagère, mais d’une tendance de fond qui n’était pas prête de s’inverser. Au niveau mondial, le taux de turnover chez L’Oréal est de 15,5 %, ce qui est assez classique pour ce type d’entreprise. En revanche, les différences de taux selon, entre autres, les fonctions, les zones géographiques, les niveaux de séniorité des collaborateurs sont frappantes. Or, sur ces dernières années, on constate qu’elles évoluent globalement dans le sens d’un accroissement. Ce sont là des challenges majeurs qui se posent à toutes les entreprises, en matière de rétention des talents, d’attractivité et de réponses aux attentes des collaborateurs, en général, et des nouvelles générations, en particulier. En premier lieu, nous avons rendu ces données plus explicites afin que tous les recruteurs intègrent le fait qu’ils seraient de plus en plus sollicités, car confrontés à un plus grand nombre de demandes, et qu’il était exclu d’augmenter leurs effectifs. En conséquence, il nous fallait trouver des solutions innovantes afin de faire face à cette réalité.

Nous avons commencé à nous intéresser à l’IA en nous imposant de partir d’un cahier des charges précis. L’idée n’était pas d’en élaborer un pour le plaisir ou le prestige, mais pour nous en servir dans un but bien identifié. Nous avons donc précisément défini les challenges de L’Oréal en matière de recrutement afin que le choix de solutions IA corresponde à nos problématiques spécifiques. Beaucoup d’entreprises tombent, en effet,dans des approches extrêmes du sujet. Certaines se précipitent sur des solutions de marché préexistantes, parce qu’elles n’ont pas la capacité de développer leurs propres algorithmes et qu’elles veulent aller vite pour des questions d’image. C’est alors particulièrement dangereux, car, à ce jour, les solutions sur le marché, bien que pléthoriques, ne sont ni au point ni plug and play et proposent tout et son contraire. Une telle précipitation soulève des questions éthiques, particulièrement lorsqu’il s’agit de recrutement.

Pour d’autres entreprises, la tentation est de se tenir à distance et d’hésiter à se lancer, soit parce que l’IA est jugée trop dangereuse, soit parce qu’elle crée des risques de réputation. Elles préfèrent alors attendre quelques années, le temps de voir émerger des résultats concluants.

Pour nous, adopter cette dernière attitude aurait également été une grave erreur. En effet, lorsque vous vous lancez dans de telles aventures, vous apprenez énormément. En peu d’années, nos recruteurs et nous-mêmes avons appris comment fonctionnent ces solutions et comment travailler avec un écosystème de start-up et de tech companies. Nous avons également appris à nous interroger sur nos objectifs, à mesurer les performances de ces outils, à évaluer notre besoin d’être accompagnés, etc. Si nous ne l’avions pas fait, nous serions aujourd’hui en retard de trois ans et j’en éprouverais un grand regret. Nos solutions sont-elles les meilleures ? Je ne le sais pas encore. Est-ce que nous allons dans la bonne direction ? Au moins, nous faisons tout pour ! Nous allons donc continuer à nous adapter, à faire évoluer notre road map et à piloter au mieux notre aventure.

Nos objectifs

La philosophie qui a présidé à la définition de nos objectifs était qu’en aucun cas, nous ne souhaitions remplacer les recruteurs. Nous voulions faire en sorte qu’ils deviennent, selon une terminologie à la mode, des recruteurs “augmentés”, afin de leur permettre d’effectuer leur travail dans de meilleures conditions.

Sur cette base, nous avons défini quatre objectifs précis. Le premier est l’efficacité, c’est-à-dire la recherche d’un gain de temps pour le recruteur. Le deuxième est la qualité, en nous dotant d’outils nous permettant de mieux cibler les profils que l’on recherche. Le troisième objectif est d’accroître la diversité, valeur fondamentale du groupe L’Oréal, ancrée dans son ADN depuis très longtemps. La quantité énorme de candidatures que nous devons traiter quotidiennement est cependant un ennemi majeur de cette diversité, un recruteur pouvant être tenté, face à l’ampleur de la tâche, de parer au plus pressé en ne sélectionnant que des gens se ressemblant tous. Il nous était donc essentiel de trouver des outils nous permettant de faire vivre cette diversité. Enfin, notre dernier objectif concerne l’expérience candidat, le but étant de lui faire vivre une expérience positive et agréable qui, en outre, puisse constituer pour nous un véritable avantage concurrentiel.

À partir de ces quatre objectifs, nous avons ensuite sélectionné quelques solutions proposées par le marché. Cela a été compliqué et nous avons fait des erreurs, la première étant de ne pas avoir fourni suffisamment d’explications, surtout à nos équipes RH à l’étranger, sur ce que nous voulions faire, alors que pour nous, au siège, tout semblait limpide. Cela a provoqué des malentendus, notamment avec quelques filiales d’autres pays qui se sont lancées dans des initiatives IA quelque peu hasardeuses, que nous avons dû stopper net. Chez L’Oréal, nous encourageons pourtant énormément l’entrepreneuriat, l’empowerment et les prises d’initiatives, mais nous oublions parfois de rappeler le cadre et ce qui est non négociable. Nous avons donc dû reprendre la main en précisant nos objectifs et en nous engageant à guider chaque équipe afin d’éviter de nous disperser sur un sujet aussi sensible en matière d’image, d’éthique et de réputation.

Mya le chatbot

Aujourd’hui, nous travaillons avec deux outils IA. Nous avons un robot conversationnel, un chatbot baptisé Mya, et nous travaillons avec une solution, dénommée Seedlink, permettant d’évaluer la compatibilité culturelle des candidats avec L’Oréal.

Le chatbot est désormais une solution bien connue, présente dans tous les domaines de la vie quotidienne et professionnelle. Quand vous allez sur le site Carrières de L’Oréal et que vous postulez pour un stage ou pour un poste de conseillère beauté, par exemple, vous êtes immédiatement mis en relation avec ce chatbot qui, d’emblée, se présente à vous comme tel et non comme un interlocuteur humain. Nous sommes donc très transparents sur cette approche. Dans cette interaction immédiate, le chatbot va vous poser des questions fermées, factuelles, ne portant que sur les prérequis du poste envisagé, sa localisation, votre disponibilité, vos conventions de stage, les éventuelles autorisations de travail, etc. Le chatbot va également vous donner toutes les informations publiques du poste, comme le salaire, ainsi que celles qu’il est utile de connaître sur le groupe L’Oréal et sa culture du travail. Le chatbot communique donc dans les deux sens, en posant des questions et en donnant des informations correspondant aux interrogations les plus fréquentes des candidats. Bien évidemment, cela se fait dans la langue du pays concerné.

Au début, nous avons beaucoup été questionnés sur la façon dont les candidats vivaient cette mise en relation avec un robot. Il faut savoir que tout ce travail de présélection (pre-screening) à travers des questions fermées était auparavant fait par les recruteurs lors d’un rendez-vous téléphonique. Ce travail préalable, basique et fort peu valorisant, leur prenait beaucoup de temps, temps qui ne pouvait donc être libéré pour des tâches à plus forte valeur ajoutée. En assurant, désormais, cette présélection, le chatbot n’intervient donc que sur une fonction qui, à la base, ne sollicitait guère les talents des recruteurs.

De leur côté, les candidats prennent très bien cette expérience. Il existe en effet un syndrome bien connu des recruteurs, celui du “trou noir postcandidature” (post application black hole), vécu par les postulants pour qui rien ne se passe après qu’ils ont candidaté, et ce pendant un temps parfois fort long. Cela les met dans une position extrêmement désagréable, durant laquelle ils subissent passivement le processus de recrutement, et cela l’est davantage encore pour les jeunes générations, peu habituées à ce genre d’attente. Le fait d’avoir un interlocuteur qui, dès que vous avez appuyé sur la commande Apply, vous dit que L’Oréal est heureux de recevoir votre candidature, vous pose ses questions et vous permet de savoir immédiatement si votre candidature est recevable est donc très apprécié. Une fois cette conversation terminée, si votre candidature correspond aux prérequis, vous serez mis en relation avec un recruteur qui vous recevra alors en entretien en face à face.

Bien évidemment, le chatbot n’est pas utilisé pour tous les recrutements. Il ne l’est que dans deux phases bien précises du processus, le pre-screening et le screening, et ne concerne que certains postes, tels les stages ou les “jobs d’entrée”. Ces postes étant ceux qui génèrent le plus grand nombre de candidatures, c’est là que nous avons le plus besoin d’outils capables de les filtrer et de soulager les recruteurs en leur permettant de se recentrer sur les seules candidatures correspondant aux prérequis du poste. Ayant gagné du temps sur les phases préalables, le recruteur est alors disponible pour en consacrer davantage au candidat lors de l’entretien, en passant directement aux questions sur sa personnalité et les motivations qui le poussent à postuler chez L’Oréal.

Seedlink, l’algorithme qui mesure la compatibilité culturelle

La deuxième solution, Seedlink, relève davantage de l’intelligence artificielle et du machine learning. C’est un algorithme développé par une jeune société et qui a été personnalisé pour L’Oréal. Une fois cette solution paramétrée selon nos propres critères, elle nous permet, sur la base de questions ouvertes, d’évaluer les candidatsafin de nous rendre compte à quel point ils sont en adéquation avec la culture de L’Oréal.

Chez L’Oréal, nous identifions cinq grandes compétences que nous recherchons lors de nos recrutements, celles d’entrepreneur, d’innovateur, de stratégiste, de développeur de talent et d’intégrateur, c’est-à-dire, pour cette dernière, la capacité à connecter les collaborateurs entre eux. C’est sur la base de ces cinq compétences que nous avons personnalisé l’algorithme en nous assurant que les questions posées aux candidats puissent nous renseigner sur leurs habiletés dans ces domaines précis.

Comme cet outil a été implanté dans de nombreux pays, nous avons dû le personnaliser en fonction des cultures locales. Pour cela, nous avons construit des référentiels fondés sur les réponses de collaborateurs expérimentés déjà en place, qui servent à étalonner notre questionnaire. Aujourd’hui, cet outil comporte de trois à cinq questions ouvertes et les réponses des candidats, rapportées au référentiel, déterminent un score qui nous permet d’apprécier les concordances avec les habiletés recherchées. En aucun cas cependant, et c’est essentiel, la machine ne sélectionne seule. Sur la base de ce score, seul le recruteur peut ensuite choisir de rencontrer, ou non, le candidat.

Les questions, très ouvertes, sont posées en ligne et le candidat y répond par un texte d’une taille minimale imposée. Nous pouvons, par exemple, demander au candidat de décrire une situation d’inconfort professionnel dont il a pu se sortir par des solutions créatives. Imaginons un étudiant postulant pour un stage au Royaume-Uni qui voit, sur le site Carrières de L’Oréal UK, une offre de stage qui l’intéresse. Une fois sa candidature envoyée via le site, il est immédiatement mis en relation avec Mya, qui lui pose ses questions. Si le chatbot aboutit à la conclusion que cet étudiant est éligible pour ce stage, un lien l’oriente aussitôt vers le questionnaire Seedlink. Il sera ensuite contacté par un recruteur qui, aidé par le score obtenu, lui fixera, ou non, un rendez-vous pour un entretien.

Aujourd’hui, une quinzaine de filiales-pays de L’Oréal utilisent ce système. Certains n’utilisent que le chatbot, d’autres uniquement Seedlink, et d’autres encore, les deux outils. Nous leur laissons cette liberté de choix, car tout dépend de leur contexte local. En effet, ces solutions ne sont pertinentes que lorsque l’on a une grande quantité de candidatures à traiter. Si tel n’est pas le cas, l’investissement est disproportionné par rapport au besoin et largement injustifié. En revanche, pour des filiales comme celles du Royaume-Uni, du Brésil, des États-Unis, de la Chine ou de l’Inde, ce sont des outils formidables.

Enrichir la diversité

La diversité est donc l’un des quatre objectifs pour lesquels nous envisageons des applications IA. Il peut sembler audacieux d’affirmer que ces solutions nous aident à recruter un public plus diversifié. L’exemple du Royaume-Uni va cependant l’illustrer de façon indiscutable. Ce pays étant très attractif, de même que L’Oréal, l’effet produit sur le nombre de candidatures est ainsi redoublé. En conséquence, pendant des années, l’équipe RH, constituée d’environ 10 recruteurs, a reçu plus de 20 000 candidatures par an pour des stages. Durant toute cette période, elle s’est battue pour en réduire la quantité, car elle ne parvenait plus à les gérer de façon satisfaisante. Les recruteurs ont ainsi mobilisé leur créativité afin de réaliser des campagnes spécifiques, dans certaines écoles et universités, pour se concentrer sur des gens de même profil ou qui avaient fait des stages similaires afin de réduire les risques.

Le problème est que, si vous faites cela, vous tuez rapidement votre diversité. Lors de mes premières rencontres avec cette équipe, alors qu’ils étaient très fiers de m’annoncer qu’ils étaient parvenus, au fil des années, à réduire de moitié le nombre de candidatures, je leur ai dit qu’il n’y avait pas lieu de s’en réjouir et que, concernant la diversité, c’était véritablement un échec au regard des valeurs du Groupe. Nous avons donc mis en place les deux solutions, chatbot et Seedlink. Nous avons ensuite construit une matrice d’évaluation des performances de chacune de ces solutions. Elle nous a permis de mesurer chaque année l’évolution du nombre d’universités et d’écoles d’où sont issus nos stagiaires et constater que nous avions progressé sur ce critère de plusieurs points grâce à l’utilisation de ces solutions. Nous avons fait de même pour l’équilibre entre genres.

La Chine a été le premier pays où nous avons testé Seedlink, la quantité de candidatures qui y est traitée, par une équipe relativement réduite, étant impressionnante. Quand les recruteurs ont commencé à tester Seedlink pour tous les diplômés, ils sont très vite devenus capables de traiter les dossiers de candidats qui n’avaient pas la formation académique ou l’expérience attendues. Avec Seedlink, ils ont pu être beaucoup plus détendus et diversifier effectivement les candidatures examinées, non plus en les éliminant par l’examen du seul CV, mais en s’assurant qu’elles correspondaient aux prérequis du poste et qu’elles étaient en adéquation avec la culture du groupe L’Oréal.

Éthique et vigilance

Dans cette aventure, nous avons été confrontés à beaucoup de challenges, dont le premier a été de savoir quoi faire en cas de succès ! Très honnêtement, le chatbot n’est pas compliqué à mettre en œuvre. C’est quelque chose de très factuel, avec des questions fermées et, hormis les aspects techniques qui sont affaire de spécialistes, il n’est pas très compliqué d’atteindre notre objectif avec lui.

Les choses sont plus complexes avec Seedlink, qui nous amène à véritablement aborder l’intelligence artificielle et le machine learning. Nous nous sommes rapidement aperçus que, seuls, nous ne serions pas capables d’apprécier les difficultés techniques d’une solution IA, d’évaluer sa pertinence et de justifier son choix. Nous avons donc choisi de nous faire aider et l’une de mes premières décisions, en prenant mes nouvelles fonctions, a été de faire appel à un cabinet extérieur réputé pour ses compétences en IA, afin de nous aider à construire notre matrice d’évaluation des performances. Désormais, ce sont eux qui nous aident à piloter ces outils avec des méthodes rationnelles et objectives qui vont nous permettre de mesurer, de manière standardisée et coordonnée, leurs résultats dans les différents pays où ils sont implantés.

C’est là un gros travail qui a été réalisé afin d’identifier ce qui marche bien ou moins bien. C’est également ainsi que nous avons compris que l’appropriation d’outils IA est une véritable aventure, très loin du plug and play où il suffit d’appuyer sur un bouton pour que tout fonctionne. Il nous faut constamment être sur nos gardes, contrôler, mesurer, revenir vers nos partenaires pour modifier telle ou telle chose, tester et faire des contre-tests, etc. Cela représente énormément de travail.

L’Oréal a des principes éthiques très affirmés et, sur la base de critères externes et objectifs, nous sommes considérés comme l’une des entreprises les plus éthiques au monde. Les quatre principes éthiques de L’Oréal sont le courage, l’intégrité, le respect et la transparence. Alors, quand L’Oréal se lance dans des solutions technologiques et, plus particulièrement, quand celles-ci touchent à l’humain, nous nous devons d’être très vigilants. Cependant, en tant que responsable du service du recrutement international, suis-je capable d’affirmer aujourd’hui que nos solutions respectent les critères de respect et de transparence qu’affiche L’Oréal ? En vérité, je ne peux le dire seule et c’est pour cela que nous avons décidé de la mise en place d’audits éthiques des solutions IA dédiées au recrutement et, là aussi, de nous faire accompagner dans cette démarche. Ces audits en sont aujourd’hui à leurs balbutiements et nous nous lançons dans cette autre aventure, tout aussi nécessaire, avec beaucoup d’humilité.

Débat

Les enjeux internes de l’IA

Un intervenant : Comment se passe l’adhésion de vos recruteurs à ce système ?

Eva Azoulay : Lorsque nous avons défini une orientation stratégique sur ce sujet, et après quelques maladresses initiales, nous avons très vite clarifié nos intentions. Le premier point a été d’être bien clair quant à l’apport de ces outils, en insistant sur le fait qu’ils n’étaient pas destinés à remplacer le recruteur, mais à l’aider à faire son travail dans de meilleures conditions. Cela allait sans dire, mais, face à tous les fantasmes véhiculés ici ou là sur l’IA, il était nécessaire de le préciser. Une fois ces bases posées, les gens ont été rassurés et l’adhésion s’est concrétisée dès lors que nous avons dit qu’il ne suffirait pas de pousser un bouton pour que le travail se fasse et que cela prendrait énormément de temps pour paramétrer la machine, élaborer les process, adapter le système. Ne pas leur mentir sur ce à quoi ils devaient s’attendre a considérablement contribué à susciter leur adhésion.

Int. : Leur crainte n’était-elle pas que vous en profitiez pour diminuer leur nombre ?

E. A. : L’Oréal a une image assez sociale et l’on nous prête rarement de telles intentions. Nous n’étions pas sur un sujet de réorganisation, mais plutôt sur celui d’un empowerment des équipes par le biais de la technologie. Le nombre de recruteurs, au demeurant relativement modeste, n’était pas en cause. Les volumes de recrutements, par contre, étaient tels qu’il était aisé de convaincre toutes les parties prenantes qu’il nous fallait une aide pour y répondre.

Int. : La mobilité des personnes d’un pays à l’autre, au sein de L’Oréal, est-elle un objectif et en quoi la technologie IA peut-elle vous y aider ?

E. A. : Aujourd’hui, ce n’est pas ce que nous recherchons avec nos solutions IA et nous utilisons d’autres outils à cette fin. L’incubateur Disrupt HR y contribue, ainsi que la plateforme de mobilité interne que nous avons développée. Ce ne sont pas là des solutions très innovantes, mais il faut parfois savoir commencer par le commencement ! L’Oréal est réputé pour son offre très importante de mobilités internes, rendues possibles grâce à un terrain de jeu énorme. Cependant, on nous reproche aussi de ne réserver ces possibilités d’évolution de carrière qu’à un groupe de happy few. Notre plateforme est destinée à favoriser ce brassage à tous les niveaux de l’organisation dans le cadre de procédures beaucoup plus transparentes, mais, à ce jour, l’IA n’entre pas en jeu, car nous ne sommes pas encore prêts.

Int. : Ces méthodes peuvent-elles vous aider à faire baisser un turnover important ?

E. A. : Il me semble très important de considérer ce turnover comme un fait et non comme un sujet de préoccupation. C’est ce que je dis à mes recruteurs en les enjoignant de composer avec cette réalité. En effet, pour eux, devoir à nouveau trouver un candidat pour remplacer sur le même poste celui qu’ils ont sélectionné deux ans plus tôt est loin d’être enthousiasmant et ils peuvent se sentir un peu découragés. Certes, il faut faire en sorte que nos collaborateurs aient envie de rester, mais il faut aussi composer avec cette réalité.

En mettant en place des outils qui évaluent l’adéquation d’un candidat avec la culture de l’entreprise, vous envoyez aux candidats un signal fort leur disant que, pour L’Oréal, il est important qu’ils soient en phase avec les valeurs du Groupe. Nous sommes une entreprise assez “segmentante”, que l’on aime ou pas et qui ne prétend pas être aimée de tous. Il s’agit donc de leur demander si, avec les valeurs personnelles et professionnelles qui sont les leurs, ils pensent pouvoir y être heureux. Le simple fait de leur poser cette question leur montre qu’il nous importe que les gens se sentent bien dans notre entreprise.

Mesurer cette adéquation culturelle a également pour effet d’accroître la loyauté chez les collaborateurs. Nous encourageons les logiques de cooptation, à l’image de beaucoup d’autres entreprises. Nous avons réalisé quantité d’études sur ce point, qui toutes tendent à montrer qu’un collaborateur coopté l’a souvent été sur ce critère de proximité culturelle, qu’il sera plus loyal et restera plus longtemps dans l’entreprise.

Int. : Finalement, l’important travail de réflexion que vous avez mené autour de l’introduction de tels outils ne vous a-t-il pas obligé à prendre du recul sur vos pratiques et à la formaliser ?

E. A. : Oui, tout à fait. Je dis souvent que, pour nous, l’IA est un voyage et non une destination. Nous nous enrichissons de tous ces questionnements, de tous ces tâtonnements. C’est la contrepartie du temps important que nous y passons. Si on veut faire l’économie du temps à y passer et des doutes qu’elle suscite, l’expérience peut vite dérailler.

Critères académiques ou profils atypiques ?

Int. : Quelle est la proportion de candidats écartés sur la base de ces outils IA ?

E. A. : Tout d’abord, nous recevons 1 million de candidatures par an et nous ne recrutons que 14 000 personnes ! Ensuite, lorsque ces solutions sont utilisées, beaucoup de candidatures sont écartées au niveau du chatbot, sur de simples critères factuels, parce qu’elles ne correspondent pas aux prérequis du poste. Pour l’adéquation culturelle, l’algorithme donne un score, mais, quel qu’il soit, n’élimine pas automatiquement des candidats. Ce score est une information, non contraignante, sur leurs compétences face aux cinq grands critères que nous avons définis, dont va disposer, parmi d’autres informations, le recruteur pour établir sa décision. À ce stade, je n’autorise pas les recruteurs à laisser la machine sélectionner seule, car elle n’y est pas prête. Toutefois, grâce à Seedlink, nous avons aussi été capables de recruter pour le commerce des gens qui n’avaient pas, a priori, le profil académique classique et qui venaient de la finance, du digital ou du marketing. Cela n’aurait sans doute pas été possible avec le seul examen d’un CV.

Int. : Que pensez-vous de l’usage actuel des CV ?

E. A. : Avec des sites comme LinkedIn, les CV sont devenus très normalisés, rédiger un bon CV étant désormais à la portée de tout un chacun. Cet outil a donc largement perdu de sa capacité discriminante. Par ailleurs, il est aujourd’hui très compliqué de comprendre la valeur d’un diplôme, les écoles et les universités, confrontées à la concurrence internationale, devenant de plus en plus des marques vendant des produits – Grande école, Masters, MBA, Executive MBA ou autres –, dont il est de plus en plus difficile d’apprécier la spécificité. Certaines formations naguère en bas de tableau ont fait un travail extraordinaire pour se différencier avec des offres originales et attractives. Dès lors que l’on envisage l’usage de l’IA, il faut donc se demander précisément comment ces outils peuvent nous aider à aller au-delà de ces CV standardisés et au-delà de la formation académique, d’autant que nous sommes face à une génération beaucoup plus libre dans ses choix et ses parcours.

Int. : Comment traitez-vous les candidatures spontanées de personnes qui veulent travailler chez L’Oréal, mais ne répondent pas à une offre précise ?

E. A. : C’est un problème délicat à traiter. Nous sommes d’autant moins efficaces que le RGPD1 nous impose des conditions de traitement des données personnelles très strictes. Nous avons donc décidé que, désormais, toutes les candidatures envoyées par mail ou adressées à nos collaborateurs par des personnes qu’ils ne connaissent pas ne sont plus recevables. Cela implique d’expliquer à chaque candidat potentiel qu’il lui faut passer par le site Carrières s’il veut que sa candidature puisse être prise en compte. Pour éviter de passer à côté de belles candidatures, nous veillons à créer en permanence des profils de postes suffisamment génériques pour permettre les candidatures spontanées. C’est la manière que nous avons trouvée pour contourner la difficulté.

Int. : Faites-vous appel à des chasseurs de têtes pour le recrutement de vos grands dirigeants ?

E. A. : Nous avons de grands partenaires pour nos recrutements de personnels exécutif, car nous ne prétendons pas savoir mieux faire que les autres. C’est un métier à part entière et nous ne sommes pas toujours capables, seuls, de “sourcer” un certain nombre de profils seniors, dont certains ne se laissent pas approcher directement par les entreprises. Nous avons pour stratégie de garder comme partenaires quelques chasseurs de têtes qui nous connaissent bien et avec qui nous travaillons de manière fidèle et en toute confiance. Nous avons aussi des DRH qui sont dédiés à l’évolution de carrière des grands dirigeants.

Des questions ?

Int. : L’étape supplémentaire que constitue Seedlink n’alourdit-elle pas le processus de recrutement et ne risque-t-elle pas de décourager des candidats ?

E. A. : Au début, cela a été une crainte des recruteurs. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles nous n’utilisons cette solution que pour certains types de recrutements. Nous avons également réalisé beaucoup de tests. En France, par exemple, nous avons commencé avec trois questions, ce qui allégeait le processus et garantissait un taux de réponses plus élevé, mais donnait des scores moins affinés. Nous sommes donc revenus aux cinq questions. Nous testons, nous apprenons et nous retestons en permanence, et ce à l’échelle de tous les pays où nous avons lancé cette expérience.

Int. : Quatre ou cinq questions, c’est peu pour établir un profil. Par qui sont-elles élaborées et comment ?

E. A. : Ces questions sont sélectionnées avec notre partenaire, sur la base d’un socle, l’algorithme éprouvé de la solution Seedlink, qui est capable d’établir un score fiable à partir des réponses obtenues. Pour nous accompagner, cette société a elle-même un réservoir de questions possibles dans lequel il nous est possible de puiser.

Int. : Le fait que ces questions aient été étalonnées sur les réponses de collaborateurs parfaitement intégrés à la culture de L’Oréal n’est-il pas une limite à la diversité ?

E. A. : Ce benchmark interne pouvait effectivement ne faire émerger que des clones. Cependant, ce n’est qu’un calibrage dont la pondération est limitée et qui permet à L’Oréal de comprendre comment se situent dans l’entreprise les personnes successful au regard de ces cinq critères. On voit ainsi se dessiner des schémas, des patterns, reliant tel ou tel profil à tel ou tel poste.

Par ailleurs, pour un métier donné, notre échantillon est construit de façon à être particulièrement diversifié, du point de vue de la nationalité, de l’expérience dans la fonction, du parcours à l’international, du genre, etc. Et la diversité ne fait pas défaut chez L’Oréal ! Il faut juste sensibiliser les recruteurs sur l’importance de bien composer leur benchmark.

Enfin, comme il s’agit de machine learning, il nous faut refaire ces benchmark régulièrement. En effet, plus vous en faites, plus vous élargissez votre base de données, ce qui est essentiel pour que le système s’améliore.

Int. : Envisagez-vous d’autres outils IA ?

E. A. : J’ai auprès de moi, au niveau central, une équipe qui, entre autres, étudie toutes les solutions que l’on voit poindre sur le marché afin d’en estimer l’intérêt. Aujourd’hui, je ne vous ai parlé que de ces deux solutions, mais nous travaillons sur d’autres outils. Nous en avons scruté des dizaines auparavant. Il en va de même pour la centaine de start-up de la HR Tech qui nous proposent des solutions de recrutement. À chaque fois, nous évaluons le sérieux de ces offres, mais, étant donné le faible niveau de sophistication de la plupart de ces solutions, L’Oréal préfère rester très prudent et ne pas s’aventurer dans des expériences hasardeuses.

1. Le RGPD est le règlement européen sur la protection des données individuelles entré en vigueur le 25 mai 2018.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE