Exposé de Philippe Benquet

Après mes études à CentraleSupélec et à Sciences Po, j’ai travaillé durant sept ans chez Véolia, dans la gestion des déchets, et pendant sept ans également chez Elis, un service de location de linge. Dans les deux cas, j’assumais un rôle d’intrapreneur, que ce soit en tant que chef d’agence, patron de filiale, patron de région et, aussi, en participant à des acquisitions ou en les pilotant. Chez Elis, la dernière année, j’ai procédé à 10 opérations de ce type, dont une en Espagne et une en Allemagne.

La passion du service

Ces deux entreprises relèvent des activités de services, un domaine qui me passionne. À mes yeux, les activités de services se distinguent des activités industrielles par deux grandes particularités. Tout d’abord, leur management est obligatoirement très délégatif et responsabilisant, car le service est effectué par les collaborateurs situés tout au bout de la chaîne de l’entreprise et, si ces personnes ne disposent pas des moyens et du pouvoir nécessaires, le service délivré sera de mauvaise qualité.

La deuxième grande particularité est que le client fait partie du processus de production. Une nuit d’hôtel n’existe que lorsque le client a dormi dans la chambre. Or, s’il est de mauvaise humeur ce soir-là, il risque d’avoir un sommeil agité et le service sera perçu comme étant de moins bonne qualité. Il en va de même dans le bâtiment : si le client ne contribue pas de façon active à la préparation de l’opération et à la facilitation du chantier, le résultat sera de moindre qualité. Les activités de services impliquent donc une relation étroite avec le client.

À la recherche d’une entreprise à reprendre

Je me suis toujours également passionné pour l’art de développer une entreprise. Au départ, il s’agit d’un petit groupe de personnes qui se réunissent pour apporter un produit ou un service à leurs clients, si possible de façon plus satisfaisante que leurs concurrents. Or, plus l’entreprise se développe, plus cet objectif tend à s’effacer. Elle devient un organisme qu’il faut avant tout maintenir et contrôler, et elle risque d’y perdre son âme.

En quittant Elis, en 2009, je souhaitais m’engager dans une expérience entrepreneuriale plutôt qu’intrapreneuriale. J’ai rencontré le patron d’une entreprise de plomberie, dont le chiffre d’affaires était de 24 millions d’euros et qui employait 80 personnes. Cette entreprise travaillait exclusivement en B to B, pour des clients majoritairement bailleurs sociaux, et son dirigeant cherchait un repreneur.

En l’écoutant, j’ai compris que, même s’il n’employait pas ce mot, il gérait son entreprise un peu comme une société de services. J’ai noté aussi que, comme la plupart de ses confrères, il recourait énormément à la sous-traitance, ce qui me paraissait contradictoire : pour délivrer un service de qualité dans la durée, il me semblait nécessaire d’internaliser la ressource humaine. C’était, à mes yeux, un défi intéressant.

Saison 1 (2010-2013) : la transformation en société de services

En 2010, j’ai racheté la société en question. Les trois premières années, que j’appelle la saison 1, ont été consacrées à la transformation de cette entreprise du bâtiment en une véritable société de services et, dans ce but, à l’embauche de salariés afin de recourir de moins en moins à la sous-traitance.

Mon ambition était aussi d’élargir progressivement nos activités, au-delà de la plomberie, vers la rénovation du bâtiment. Pour cela, chaque fois qu’un client avait besoin d’un service complémentaire par rapport à la plomberie, nous mobilisions les compétences nécessaires. Peu à peu, nous avons ainsi embauché des peintres, des maçons ou des électriciens. L’idée était de devenir un one stop shop : « Vous avez aimé ce que vous êtes venu chercher chez nous. Vous pourrez y trouver également les autres prestations dont vous avez besoin, et vous en serez tout aussi satisfait. »

En trois ans, nous avons multiplié notre effectif par trois et notre chiffre d’affaires par deux. Les clients ont approuvé notre orientation vers le service et apprécié d’avoir affaire à des employés de l’entreprise plutôt qu’à des sous-traitants. Nous y avons perdu un peu de marge, l’EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization) passant de 8 % à 5 %, mais les résultats étaient bien supérieurs aux prévisions du modèle d’affaires que j’avais présenté aux banques.

Saison 2 (2013-2016) : la méthode Lean appliquée à la construction

Au bout de trois ans, je pouvais considérer que la reprise était une réussite. J’ai alors entrepris de transformer le mode de management pour le rendre plus cohérent avec la façon dont, à mes yeux, doit fonctionner une entreprise de services.

Qualité et délais

J’avais toujours été frappé par le fait que, dans le bâtiment, on est en permanence obsédé par les délais et la qualité alors que, paradoxalement, les entreprises du bâtiment sont généralement très peu performantes dans ces deux domaines. La construction est probablement la dernière industrie où l’on attend la fin de la production (la “levée des réserves”) pour détecter et corriger les défaillances intervenues tout au long du processus. Lors de la livraison d’un gros ouvrage, on peut dénombrer jusqu’à 10 000 ou même 15 000 réserves. Dans un hôtel, y compris en rénovation, cela peut aller jusqu’à 10 réserves par chambre !

Les autres industries ne procèdent plus comme cela depuis longtemps. Quand j’étais enfant et que mes parents achetaient une voiture neuve, il pouvait arriver qu’ils la ramènent aussitôt au garage parce qu’ils avaient découvert un point de rouille, mais cela ne se produit plus aujourd’hui. Cela tient principalement à la mise en œuvre de la méthode Lean dans la construction automobile. J’en ai déduit qu’il fallait que j’adopte également cette méthode dans mon entreprise.

Le Lean appliqué à la construction

Je suis alors tombé sur le livre Le Lean appliqué à la construction, publié par Patrick Dupin, un consultant qui avait été salarié chez Bouygues. Je lui ai demandé de m’aider à travailler sur ce projet et, conformément à la méthode Lean, nous avons commencé à identifier les différents gaspillages qui pouvaient exister dans le bâtiment et à réfléchir à la façon de les résorber. Au bout de quelques semaines, j’ai compris que le principal gaspillage était de type managérial. Il s’agissait de la posture command & control de la figure emblématique du monde du bâtiment, à savoir le conducteur de travaux.

Traditionnellement, alors que les membres de son équipe connaissent leur métier, le conducteur de travaux passe tous les jours sur les différents chantiers pour leur expliquer ce qu’ils doivent faire et comment ils doivent le faire, puis revient le lendemain pour contrôler le travail effectué. De façon assez prévisible, les choses ne se sont pas déroulées comme il le souhaitait. Il se fâche, donne de nouvelles consignes, et le cercle vicieux qui s’instaure ainsi finit souvent par devenir la cause principale des retards, des défauts, de l’inefficacité et des gaspillages du chantier.

Nous avons discuté de ce problème avec les conducteurs de travaux. Ils ont pris conscience qu’il existait sans doute d’autres façons de procéder et ont constaté que, lorsqu’ils acceptaient de quitter la posture command & control pour donner de l’autonomie à leurs équipes tout en les accompagnant, les résultats étaient incroyables. Eux-mêmes étaient beaucoup moins stressés et retrouvaient ce qu’ils aimaient dans leur métier, à savoir construire une relation avec le client et, au lieu de passer leur temps à éteindre des feux, lui apporter un résultat satisfaisant.

Nous leur avons proposé de devenir, eux aussi, plus autonomes, et, entre autres, d’avoir le droit d’embaucher les personnes dont ils avaient besoin sans demander l’autorisation au siège. Ceci s’appliquait y compris pour des activités voisines de la leur : « Le client m’a dit que, si j’avais des maçons, il avait du boulot pour eux, donc j’en ai embauché et je gèrerai les deux équipes. » Nous les avons même encouragés à embaucher à l’avance, sans attendre que le besoin s’en fasse sentir. Dans les débuts, il arrivait en effet que les conducteurs de travaux me sollicitent en me disant : « Il me faut trois plombiers supplémentaires pour la semaine prochaine. Je n’en trouve pas, mais il me les faut absolument. » Je leur ai expliqué que, compte tenu de notre croissance, nous ne prenions pas un grand risque en anticipant les embauches et que c’était moins pénalisant d’avoir un peu trop de monde que pas assez.

L’autonomie dont les techniciens disposaient rendait également leur travail beaucoup plus intéressant et leurs savoir-faire progressaient rapidement. De temps en temps, bien sûr, l’un ou l’autre prenait des initiatives malheureuses, comme donner au client un conseil inapproprié ou établir un devis pour lequel il n’avait pas toutes les compétences, mais, dans l’ensemble, les chantiers se déroulaient beaucoup mieux.

Une croissance qui s’accélère

Au cours de cette deuxième saison, nous avons multiplié le chiffre d’affaires par trois, celui-ci s’élevant, en 2017, à 130 millions d’euros. L’effectif s’est également accru, atteignant 750 salariés, et nous avons acquis de très nombreux nouveaux métiers.

Saison 3 (2016-2019) : l’entreprise partagée

À côté du Lean Management, je me suis également intéressé au concept d’entreprise libérée, à travers notamment les ouvrages d’Isaac Getz, de Frédéric Laloux ou de David Marquet. J’ai cependant préféré substituer à cette expression celle d’entreprise partagée. Pour moi, en effet, il ne s’agit pas de libérer l’entreprise de ses managers : ils restent indispensables, même si leur rôle évolue. La notion d’entreprise partagée met surtout l’accent sur le fait que tous les acteurs de l’entreprise, salariés et dirigeants, se donnent un même objectif, la pérennisation de l’entreprise à travers sa croissance et son renforcement. Or, cet objectif est inatteignable sans l’autonomisation de chacun.

La création de “mini-entreprises”

Cette saison 3 a été marquée par une crise de croissance. Au milieu de l’année 2018, l’entreprise principale – nous avions déjà réalisé quelques acquisitions – commençait à perdre de l’argent. Ce phénomène pouvait s’expliquer en partie par des raisons conjoncturelles, mais, en y regardant de plus près, il était surtout lié à un problème de transmission de la culture interne. Nous avions beaucoup recruté et les nouveaux embauchés ne comprenaient pas toujours notre façon de travailler. Certains confondaient autonomie et anarchie. Des conducteurs de travaux nous expliquaient, par exemple : « J’ai compris qu’ici on ne pouvait pas critiquer les gens, donc les membres de mon équipe arrivent en retard et ne bossent pas assez, mais je ne dis rien. »

Plutôt que de céder à la tentation de retourner à un mode de management command & control, nous avons rappelé et expliqué nos règles de fonctionnement, et nous sommes même allés encore plus loin dans la démarche. Partant du constat que nos petites équipes de 10 à 20 personnes, réalisant un chiffre d’affaires de 1,5 à 5 millions d’euros, étaient plus grosses que la très grande majorité des entreprises du bâtiment et disposaient d’autant de pouvoir et de davantage de liberté que beaucoup de chefs d’entreprise, nous avons décidé que ces équipes seraient désormais considérées comme des “mini-entreprises” et fonctionneraient en réseau, avec encore plus d’autonomie.

Des outils numériques pour cimenter l’organisation

Notre crise de croissance s’expliquait aussi par le fait que nous n’avions pas suffisamment renforcé les services centraux pour faire face à la forte croissance du Groupe. La promesse initiale, selon laquelle les unités devenaient autonomes, mais pouvaient s’appuyer sur des services centraux efficaces, n’était pas tenue.

Pour pallier cette insuffisance, nous avons développé des outils numériques qui sont venus cimenter et encadrer notre organisation, et permettre à notre croissance de se poursuivre dans de bonnes conditions. Certains sont très classiques, comme celui qui nous permet de suivre une commande depuis le devis jusqu’à la facture, d’envoyer automatiquement le rapport d’intervention, le procès-verbal de réception, etc. D’autres sont plus originaux, comme Toucan Toco, une application de data visualisation développée par une start-up française, qui permet de rendre lisibles les données issues de l’entreprise et d’en extraire très facilement des informations clés, rendues ainsi accessibles à tous les chefs d’entreprise.

Dès la fin de l’année 2018, nous avons renoué avec la rentabilité et l’année 2019 a été excellente. En revanche, au cours de cette troisième saison, nous n’avons quasiment pas augmenté l’effectif, qui est seulement passé à 850 salariés, ni le chiffre d’affaires, qui a atteint 145 millions d’euros.

Saison 4 (2019-2022) : une plateforme de croissance

Au cours de la saison suivante, rendus confiants par le fait que nous avions réussi à surmonter cette crise, nous avons décidé de procéder à quatre nouvelles acquisitions. J’ai obtenu l’accord des banques deux jours avant le confinement lié à la Covid-19, et je l’ai perdu deux jours après… J’ai néanmoins réussi à mener à bien une première acquisition en 2020, puis trois en 2021 et quatre en 2022. À la fin de la saison 4, l’effectif était de 1 600 personnes et le chiffre d’affaires atteignait 265 millions d’euros.

Cette saison a également été marquée par le fait d’aller plus loin dans la relation client. Nos outils numériques nous servaient déjà à faire travailler les mini-entreprises ensemble et à les mettre en réseau. L’étape suivante a consisté à connecter nos clients ainsi que nos fournisseurs à notre réseau. Ce faisant, nous nous sommes rapprochés du modèle Haier (appelé Rendanheyi1), assez peu étudié en France, dans lequel l’entreprise est vue comme une plateforme à laquelle sont connectées des filiales, mais également des fournisseurs ou des centres de recherche.

Saison 5 : décarboner le bâtiment

En 2021, à la lecture du rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), j’ai pris conscience de la convergence entre l’entreprise telle que nous l’avions façonnée depuis dix ans et la nécessité, désormais impérieuse, de prendre en compte les limites planétaires. Le monde du bâtiment doit se réorienter vers la rénovation plutôt que vers la construction neuve et doit inventer une rénovation intelligente, sans gaspillage, ce qui rejoint les principes du Lean. Le groupe Acorus apparaît ainsi comme particulièrement bien équipé pour contribuer à décarboner le secteur du bâtiment. C’est l’ambition que nous nous donnons pour la saison 5, “en cours de tournage”.

Selon notre bilan carbone, 50 % de nos émissions proviennent des équipements que nous installons (chaudières, éclairages, etc.) ; 40 %, des matériaux utilisés pour rénover les bâtiments ; et enfin, 10 %, de notre fonctionnement, par exemple à travers le carburant consommé par nos véhicules.

Pour réduire notre empreinte carbone, nous avons commencé par électrifier notre flotte de véhicules et par former nos collaborateurs à l’écoconduite.

Puis, nous nous sommes engagés dans le réemploi des matériaux de construction. Nous avons pris une participation dans la start-up Cycle Up, spécialiste de ce domaine, et nous nous sommes dotés de nos propres ateliers pour reconditionner les matériels sanitaires en bon état trouvés sur nos chantiers. Nous disposons ainsi, en permanence, de produits d’occasion parfaitement fonctionnels que nous proposons à nos clients. Ces produits intéressent également CEDEO, la filière plomberie de Saint-Gobain, qui en vend dans toutes ses boutiques d’Île-de-France.

Enfin, pour réduire les émissions liées à la consommation des équipements que nous installons, nous avons décidé de renforcer nos activités dans l’isolation des toitures et des façades. Désormais, la plus grande partie de nos acquisitions d’entreprises se fait dans ce domaine, au point que ces métiers représentent aujourd’hui un tiers de notre chiffre d’affaires.

Ces efforts nous ont permis de mettre en valeur, auprès de nos clients, mais aussi en interne, le volume des émissions de CO₂ évitées grâce à nos interventions. Aujourd’hui, quand nous livrons un bâtiment, il consomme moins d’énergie qu’avant. C’est ce que l’on appelle le dividende climat, une notion beaucoup plus mobilisatrice que la réduction de nos propres émissions.

Acorus aujourd’hui

Acorus emploie désormais 1 750 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros. Nos clients se répartissent entre bailleurs sociaux (40 %), syndics de copropriété (30 %) et acteurs du tertiaire tels que les hôtels, les établissements de santé, les bureaux, ainsi qu’un peu d’entreprises industrielles (30 %).

Les agences

Nos mini-entreprises ont conservé leur autonomie, mais elles se regroupent en agence autour de ce qu’elles ont besoin de mutualiser : des locaux, un bureau d’étude, du chiffrage, etc. Le principe est un peu celui de la subsidiarité, comme dans l’Union européenne. Il ne s’agit ni de tout centraliser ni de laisser chaque entreprise tout gérer elle-même, mais de faire en sorte que chaque tâche soit effectuée au bon niveau, ni plus haut ni plus bas.

De même, le siège ne gère que ce qu’il est vraiment utile qu’il prenne en charge, comme la comptabilité, le droit, la formation, ou encore les outils numériques.

Un principe de “division cellulaire”

Un autre principe est que, dans un souci d’efficacité, chaque entreprise doit être “mono-activité”. Si, au fil du temps, il apparaît qu’une entreprise gère deux activités différentes, on la scinde en deux. Quand elle commence à mettre en place des réunions de planning le vendredi pour concilier l’activité de deux équipes différentes (par exemple une équipe de gros travaux et une équipe de travaux d’entretien), c’est du temps perdu. Il vaut mieux que chaque équipe se structure en mini-entreprise, ce qui rendra inutile la réunion du vendredi.

C’est une approche très différente de celle qui consisterait à se baser seulement sur la taille de la mini-entreprise. Tant que son activité reste homogène, cela ne pose aucun problème que sa taille augmente.

Cette démarche permet d’offrir des perspectives aux chefs d’entreprise, pour lesquels la seule promotion possible au sein du Groupe consisterait à devenir chef d’agence, ce qui n’est pas très palpitant pour un entrepreneur. Une fois qu’ils maîtrisent bien leur fonction, ils peuvent laisser le poste à leur adjoint et partir développer la deuxième activité de leur mini-entreprise.

Pas de concurrence

Chez Acorus, un principe très important est que les mini-entreprises ne peuvent, en aucun cas, être concurrentes, sauf dans une phase d’exploration. Actuellement, par exemple, deux d’entre elles se spécialisent dans l’installation des bornes de recharge pour les véhicules, mais il viendra un moment où la meilleure des deux absorbera la part que l’autre consacre à cette activité.

Encourager la coopération

Lorsqu’une rénovation nécessite de recourir à quatre métiers différents, les mini-entreprises sont encouragées à travailler ensemble, elles n’y sont pas contraintes : « Si tu estimes que la mini-entreprise d’Acorus qui offre cette prestation n’est pas assez performante, tu n’es pas obligé de la choisir. Ce n’est pas grave, elle a le temps de progresser. En revanche, si c’est l’une des meilleures de la place, ce serait dommage de ne pas t’adresser à elle. »

Des mini-entreprises de pilotage

Pour renforcer cette coopération, nous avons créé des mini-entreprises de pilotage, dont la mission est d’organiser les interventions de plusieurs mini-entreprises. Dans le bâtiment, il est habituel de faire appel à un assistant à maître d’ouvrage ou à un maître d’œuvre, mais, souvent, cela se passe assez mal : il y a du retard dans les interventions successives, et les entreprises perdent du temps et de l’argent à attendre que l’équipe précédente ait terminé sa partie pour pouvoir commencer. Nous avons formé nos mini-entreprises de pilotage au Lean et à la planification géo-temporelle, en sorte que le déroulé est très fluide et qu’elles prennent plaisir à travailler ensemble sur un même chantier. Pour le client, il est aussi très appréciable que les différentes étapes s’enchaînent de façon harmonieuse. C’est l’un de nos éléments différenciants par rapport à nos concurrents.

Le numérique

Chez Acorus, il n’existe pratiquement pas de règles ni de processus : c’est le numérique qui en tient lieu. Par exemple, notre outil d’achat, qui répertorie environ 150 000 références produit, est utilisé chaque mois par 700 ou 800 personnes différentes. À côté des acheteurs proprement dits, ces utilisateurs peuvent être des techniciens, des chefs d’entreprise, ou encore des directeurs. Cet outil est collaboratif, au sens où chaque opération facilite les opérations suivantes. Par exemple, si quelqu’un a négocié un prix, ce sera enregistré par l’outil et l’acheteur suivant sera en mesure de dire au fournisseur : « Vous nous avez déjà fait une réduction sur ce produit, je veux la même. »

Dans cette base de données, il existe quatre catégories de produits. Les produits Or sont ceux qui sont achetés en de telles quantités qu’ils ont pu être négociés à l’article et sont ainsi fortement recommandés. Les produits Argent sont ceux pour lesquels les fournisseurs ont accordé des remises de base par gamme, ce qui n’interdit pas aux acheteurs d’essayer de négocier encore. Les produits Bronze sont référencés, mais comme nous ne les achetons pas très souvent, ils ne font pas l’objet de remises. Enfin, les produits Rouges sont à éviter.

Cet outil encadre parfaitement le processus et alimente la comptabilité analytique et le reporting. De plus, il permet l’apprentissage, la participation et la responsabilisation de chacun. C’est une bonne illustration de la façon dont les outils numériques contribuent à la forme d’organisation que nous voulons promouvoir.

Vers la semaine de quatre jours ?

La majorité des salariés d’Acorus (1 200 personnes) expérimentent, depuis le 1er mars 2024, la semaine de quatre jours. Les techniciens passent de 39 heures en cinq jours à 35 heures en quatre jours, pour un salaire équivalent. Le personnel d’encadrement passe de 12 jours de RTT (réduction du temps de travail) à 47 jours. Nous sommes probablement l’une des plus grosses entreprises françaises à tester cette option.

1. https ://visionarymarketing.com/fr/2024/04/30/management-haier/

Débat

L’indépendance des mini-entreprises

Un intervenant : Les mini-entreprises sont-elles dotées d’un statut juridique ? Tiennent-elles leur propre comptabilité ?

Philippe Benquet : Il existe plusieurs cas de figure. La plupart des mini-entreprises correspondent à un découpage interne, mais n’ont pas d’existence juridique. Cela dit, leurs comptes et leurs indicateurs sont publiés au sein du Groupe et connus de tous.

Quelques-unes, en revanche, sont des sociétés réalisant 3 à 4 millions d’euros de chiffre d’affaires, que nous avons acquises et qui, en attendant d’être fusionnées, ont leur propre statut juridique et publient leurs comptes.

D’autres acquisitions, d’une taille plus importante (par exemple, 25 millions d’euros de chiffre d’affaires), sont “démembrées” en plusieurs mini-entreprises qui rejoignent le cas général.

Nous testons actuellement un modèle hybride avec la création, à partir de zéro, de deux activités, l’une à Reims et l’autre à Toulon. Dans les deux cas, elles sont dirigées par des chefs d’entreprises issus d’Acorus, à qui nous avons proposé de créer des sociétés dont ils détiendraient 30 %, Acorus conservant 70 % des parts. Cette option ne changera pas grand-chose à notre fonctionnement, mais elle pourrait permettre d’accélérer notre croissance.

L’intrapreneuriat

Int. : Quel est le profil des dirigeants de mini-entreprises ?

P. B. : Pour les mini-entreprises classiques, il peut s’agir d’artisans qui nous ont rejoints, d’anciens techniciens, d’ingénieurs qui démarrent leur carrière, d’anciens chefs d’entreprise. En revanche, les dirigeants des mini-entreprises de pilotage sont forcément issus d’Acorus.

Int. : Dans une entreprise classique, il est généralement difficile de pousser les salariés à l’intrapreneuriat. Qu’est-ce qui motive le dirigeant d’une mini-entreprise, qui maîtrise bien son métier et ses responsabilités, à se lancer dans la création ou le développement d’une nouvelle activité ?

P. B. : Pour certains, il s’agit d’un choix de vie. Le projet de Toulon est porté par un technicien qui a démarré de zéro sur une activité de ventilation et qui a monté une belle mini-entreprise de 25 personnes, très rentable. Il vivait en Île-de-France, mais souhaitait s’installer dans le Sud. Un jour, il nous a annoncé qu’il allait monter sa propre entreprise à Toulon, dans la ventilation également, et nous a demandé si nous étions partants ou non. C’est de cette façon que nous avons imaginé le modèle hybride dont je vous ai parlé.

Un autre cas de figure est celui du dirigeant d’une mini-entreprise d’ascenseurs, qui avait deux activités, les gros travaux et la maintenance. À l’occasion de son entretien de fin d’année, il nous a expliqué : « La maintenance, ça m’intéresse moins que les gros travaux. Du coup, je ne suis pas le meilleur et nous progressons peu, alors que mon adjointe adore ça. Mon idée, ce serait de créer une mini-entreprise dédiée aux gros travaux et de lui laisser la maintenance. »

L’absence de concurrence entre mini-entreprises

Int. : Comment vous assurez-vous que les mini-entreprises ne se fassent pas concurrence ?

P. B. : Nous veillons à ce que chacune se distingue des autres selon quatre critères principaux. La première distinction possible est celle du métier (plomberie, maçonnerie, électricité, menuiserie, etc.), même si elle n’est pas absolue. Par exemple, dans une équipe de plombiers, il y a toujours un maçon chargé de reposer du carrelage ou un tablier de baignoire après l’intervention. Par ailleurs, les mini-entreprises proposant ce qui est notre cœur de métier historique, la remise en état de logements entre deux locataires (20 000 logements rénovés à ce titre par an), incluent tous les corps de métiers.

Le deuxième critère de distinction est l’activité, au sens du modèle d’affaires de l’entreprise : prestation intellectuelle (conseil, pilotage, bureau d’études), gros travaux (avec appel d’offres classique), entretien (avec marchés à bons de commande sur quatre ou cinq ans et référencement exclusif ou non), maintenance d’ascenseur, de climatisation ou de chaufferie (avec facturation à l’équipement). Certaines de nos mini-entreprises de plomberie ne font que de la maintenance, par exemple, tandis que d’autres ne réalisent que des gros travaux.

Le troisième critère est celui de la clientèle : certaines équipes ne travaillent que pour des copropriétés, d’autres uniquement pour des bailleurs sociaux.

Au total, lorsqu’un bureau d’études, après avoir répondu à un appel d’offres, obtient, par exemple, un lot de peinture dans de l’hôtellerie ou un lot de maintenance de climatisation dans le tertiaire, on sait immédiatement à quelles mini-entreprises ces lots vont échoir.

Quand ces trois critères ne suffisent pas, il reste la géographie. À Paris, par exemple, nous avons une agence de remise en état de logements dans chaque arrondissement et les chantiers sont attribués en fonction de leur localisation.

Les mini-entreprises pilotes

Int. : Comment sont rémunérées les mini-entreprises pilotes ?

P. B. : Lorsque plusieurs mini-entreprises travaillent ensemble, celle qui a apporté l’affaire s’attribue 5 % du chiffre d’affaires. De même, les mini-entreprises de pilotages gardent 5 % de l’enveloppe, part à laquelle s’ajoutent les tâches mutualisées qu’elles prennent en charge, par exemple le lot d’installation de chantier, lorsqu’il y en a un.

Qui est “on ”?

Int. : Quand vous dites « Quand une mini-entreprise gère deux activités différentes, on la scinde en deux », qui est “on” ?

P. B. : Ce “on” correspond au fait que, conformément aux recommandations de Frédéric Laloux, le dirigeant d’une mini-entreprise est autonome, mais, pour les décisions importantes, il a l’obligation de prendre conseil auprès d’autres acteurs de l’entreprise, qui peuvent être moi-même ou d’autres personnes.

Int. : Au départ, c’est donc le chef de la mini-entreprise lui-même qui envisage de scinder son activité en deux ?

P. B. : Il peut arriver que la suggestion vienne du chef d’agence, par exemple : « Ta mini-entreprise a de moins bons résultats qu’avant, tu as l’air de galérer. Ce serait peut-être le bon moment pour la couper en deux ? »

Les indicateurs

Int. : Sur quels indicateurs les mini-entreprises sont-elles évaluées ? Certains comptent-ils plus que d’autres ?

P. B. : Une mini-entreprise a, naturellement, l’obligation de gagner de l’argent. Elle est néanmoins évaluée sur une série d’indicateurs : son développement, le climat interne, la formation des collaborateurs, la satisfaction des clients, le nombre d’accidents du travail. Nous ne sommes pas obligés de déterminer, par exemple, trois indicateurs principaux sur lesquels reposerait l’attribution de la prime de fin d’année, car il n’y a pas de prime. Nous préférons payer correctement nos collaborateurs et leur donner la possibilité de devenir actionnaires de la holding.

Le rôle du PDG

Int. : Comment définiriez-vous votre rôle au sein de l’entreprise ?

P. B. : Mon obsession est de veiller à ce que l’entreprise ne dérive pas vers le modèle standard. Je suis un peu psychorigide sur la question ! Pour l’éviter, il ne suffit pas d’en parler au comité de direction, il faut convaincre chacun des acteurs de l’entreprise. Je passe donc beaucoup de temps sur les chantiers et je tiens un live chat tous les mois, qui attire jusqu’à 400 personnes en ligne, auxquelles s’ajoutent celles qui le réécoutent en différé.

Mon deuxième grand rôle consiste à pousser l’entreprise vers les métiers qu’elle n’exerce pas encore. Lorsqu’un client demandait à un plombier s’il pouvait lui trouver un maçon, le “saut” était facile, mais lorsqu’on nous demande, aujourd’hui, si nous posons des panneaux solaires, c’est plus compliqué. J’ai embauché des chargés de mission pour nous aider à détecter ces signaux faibles de nouvelles activités qui, demain, peuvent devenir prépondérantes pour nous.

Le capital

Int. : Quelle est la répartition du capital ?

P. B. : Je détiens environ 70 % des parts et les collaborateurs 10 %. Les 20 % restants appartiennent à un fonds d’investissement, le même depuis le rachat de l’entreprise en 2010. Ce fonds est sorti deux fois du capital, pour revenir aussitôt. Chaque fois, je me suis demandé s’il valait mieux poursuivre sans investisseur ou en changer et, chaque fois, j’ai préféré faire appel à ces mêmes interlocuteurs, avec qui je m’entends très bien. Ils m’ont ouvert les yeux sur de nombreux sujets, par exemple sur l’importance du numérique ou du développement durable, et nous ont ainsi aidés à prendre de l’avance. Comme ils ne détiennent que 20 % du capital, je pourrais me dispenser de leur demander leur avis, mais ce sont des gens étonnants et leur avis m’intéresse.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT