La rage de vaincre
Pour caractériser la source de la réussite en affaires, on racontait jadis l’anecdote suivante : deux fabricants de chaussures ont envoyé chacun un cadre dans un petit pays africain pour explorer la possibilité d’y faire des affaires. Le premier télégraphie : « Inutile d’insister : tout le monde va pieds nus. » Le second télégraphie : « Fantastiques perspectives, des millions de pieds à chausser ! »
Les quatre premiers textes qu’on lira ci-après évoquent des affaires sans avenir, à l’évidence vouées à l’échec, et qui ont survécu et même prospéré grâce à la rage de vaincre d’individus d’exception.
Le premier relate l’étrange destin d’une cimenterie algérienne, filiale du groupe Lafarge, soudainement désertée par ses cadres. Il ne faisait pas de doute que, dans ce pays pauvre en cadres techniques, remplacer en peu de temps l’équipe égyptienne expérimentée qui venait d’être exfiltrée était impossible. Pourtant, cette cimenterie a été sauvée par un dirigeant passionné.
Exploiter les décharges de produits électroniques réformés comme des mines de métaux précieux et en extraire de l’or, du lithium, de l’indium, de l’antimoine, etc. est une aventure extrêmement compliquée, aussi bien du point de vue technique que commercial, aventure jalonnée de plusieurs faillites qui semblaient en annoncer la fin. Cependant, cette aventure a été sauvée par de spectaculaires efforts de recherches.
Le groupe L’Oréal, numéro un mondial des produits de beauté, absorbe chaque année des entreprises partout sur terre. C’est un domaine fortement ancré dans les cultures locales, et les dirigeants ont souvent des caractères pleins de relief. Au prix d’efforts considérables, L’Oréal réussit la tâche redoutable que représente le respect scrupuleux des singularités des marchés et des acteurs.
Commercialiser des vins bios, épithète aux accents écologiques dans un domaine où la singularité du terroir et la bouche du dégustateur jouent un rôle dominant, à l’aide, de surcroît, de moyens digitaux et de relations à distance dans un métier où beaucoup de producteurs ne sont pas férus d’informatique, et organiser des salons professionnels en périodes de confinement, tout cela semble condamner l’aventure. Incroyable ! elle a réussi.
Une dernière entreprise actuellement extrêmement problématique est la lutte contre le réchauffement climatique. Or, on ne voit pas quelles rages de vaincre pourraient opérer, car les acteurs essentiels ne sont pas des individus mais des États, prodigues en déclarations, mais peu capables d’initiatives à la bonne échelle.
Cette hypertrophie de la vigilance s’observe aussi bien dans l’univers de la production que dans celui du commerce. J’ai jadis observé que la production d’une chaîne de montage automobile nécessitait la réussite d’environ 400 tâches élémentaires, qui doivent toutes réussir, faute de quoi le véhicule produit serait “incomplet”, c’est-à-dire invendable. Cela nécessite une vigilance sans faille, que l’on peut schématiser mathématiquement : si j’appelle e la plus faible probabilité de défaillance de chacune des 400 tâches, la probabilité qu’une voiture sorte complète est inférieure à (1-e) à la puissance 400, c’est-à-dire zéro quel que soit e différent de zéro. En observant attentivement ce qui se passe sur les chaînes, on constate toutes sortes de comportements, dont certains franchement délinquants – par exemple, voler des pièces sur une chaîne voisine ou fracturer des emballages sous douane pour juguler le cauchemar du manque de pièces.
En fait, cette extraordinaire hypertrophie de la vigilance s’observe partout où il y a de grands enjeux, par exemple dans les sports de haute compétition. Cela évoque cet adage de Spinoza qui a écrit : « Nul ne sait ce que peut le corps » (Éthique III, Proposition II). Autrement dit, le succès en affaires aujourd’hui s’explique bien plus par la passion et le rêve que par la seule raison.