- Le modèle économique de Pixar
- Construction de l’histoire
- La construction des décors : cohérence plutôt que réalisme
- Les personnages et accessoires
- La gestion de production chez Pixar : forces, faiblesses…
- … et une hantise
- Le modèle économique de Pixar
- La gestion de projet
- Le travail chez Pixar
- L’avenir de Pixar
Exposé de Galyn Susman
Je suis entrée chez Pixar il y a seize ans dans ce qui était à l’époque une entreprise de production de matériel électronique. Elle avait développé un appareil d’imagerie médicale dont le logiciel d’exploitation était la toute première version de Renderman. Ed Catmull, l’un des fondateurs de Pixar, actuellement président des studios d’animation Disney, voulait utiliser la technologie des images de synthèse pour faire du divertissement. Pour cela, il recruta John Lasseter, qui était convaincu du potentiel de la 3D (3 dimensions) pour le cinéma d’animation. La division animation de Pixar était née.
Je suis arrivée quand le groupe commençait juste à produire des spots publicitaires. J’étais généraliste : je travaillais dans la technique, dans l’animation ou même dans la production, sur des publicités de commande pour Listerine, Tropicana et d’autres marques. Mais notre but restait de faire un long métrage. Nous pensions qu’il nous faudrait débuter par un format plus court, comme un programme de télévision, mais nous avons eu la chance de travailler avec Disney, et cela a donné le départ au projet Toy Story. J’ai dû faire un choix de carrière et j’ai opté pour rester à la technique, renonçant ainsi à l’animation et au volet management du métier. J’ai passé les dix années suivantes à ne faire que du travail technique : à la modélisation, aux textures, à l’éclairage, aux effets spéciaux, et comme directrice technique. Puis j’ai décidé de retourner à la direction de production pour être productrice associée sur Ratatouille. J’ai pu alors mesurer combien avoir eu un parcours technique était précieux pour un producteur.
Le modèle économique de Pixar
La direction de production chez Pixar n’est pas une sinécure car le processus de réalisation est complexe et chaotique. La difficulté tient à l’ampleur du projet à gérer. Ratatouille, ce furent six années de travail entre l’idée de départ et le bouclage, 400 personnes mobilisées, 199 880 images créées pour 111 minutes de film. Nous avons tout conçu ex nihilo. Chaque objet de décor devait être imaginé et explicité : sa forme, son mouvement, la texture de sa surface et la façon dont il réagirait à la lumière. Les images sont conçues et dessinées à la main, dans toute leur complexité, et cela, dans un contexte de modifications permanentes de l’histoire qui font évoluer les exigences sur les personnages et les décors à construire. La seule chose qui ne change pas est l’échéance.
Pixar a des coûts fixes particulièrement élevés. Ils tiennent en grande partie au fait que les équipes sont permanentes, et non pas embauchées le temps d’un projet puis dissoutes, en fonction des besoins. Si l’on ajoute un personnel important pour faire tourner le studio, et des coûts de développement de logiciels très élevés, cela conduit grosso modo à un dollar de frais généraux pour un dollar dépensé en production. Nous avons donc l’obligation de faire des méga blockbusters : à moins de 200 millions de dollars de recettes aux États-Unis ou 600 millions dans le monde, nous ne sommes pas rentables. Nous ne faisons pas de bénéfices sur un film avant d’en commercialiser les DVD. Ce n’est pas le modèle le plus raisonnable pour assurer la réussite. Et pour le réalisateur, ce peut être glaçant.
Construction de l’histoire
Pixar est un studio au service du réalisateur, et non du producteur. Nous ne disons jamais “non” mais “comment”. Dans la plupart des studios, on dit : « Voici le script. Voilà le film que vous allez faire. Et voici l’argent pour le faire. » À l’équipe de travailler pour traduire à l’écran, avec cette enveloppe, l’idée que le réalisateur a du film.
Chez Pixar, ce sont en général les réalisateurs qui écrivent. Il nous arrive d’embaucher un scénariste pour travailler avec un réalisateur, mais sur l’histoire de celui-ci. Au départ, le réalisateur développe trois idées dont il présente les grandes lignes au brain-trust, un comité qui réunit John Lasseter, les autres réalisateurs et les responsables scénario des différents départements. Un processus sans pitié, dans lequel seuls sont à l’aise les artistes à la fois sûrs d’eux et ouverts. C’est seulement quand John Lasseter et le brain-trust considèrent qu’une histoire fonctionne que le feu vert est donné : la production commence alors.
Un processus itératif
Souvent, un réalisateur a des dessinateurs avec qui il partage des affinités stylistiques et esthétiques. C’est important, car au début, les dessinateurs ont peu d’éléments à partir desquels travailler : en général, tout au plus une ébauche de story-board et une description orale des personnages et de l’ambiance. Avec le temps, ils développent un langage visuel propre au film, mais cela nécessite un long processus de collaboration et d’itérations entre des artistes nombreux et variés. Ce sont de l’ordre de trente spécialités artistiques qui contribuent à la conception d’un film. Et il faut compter environ deux ans depuis le moment où l’histoire est présentée pour la première fois sous forme de story-board jusqu’au début de la production à proprement parler. Cela laisse beaucoup de temps pour les itérations, ce qui signifie également beaucoup de temps où le réalisateur peut tourner en rond s’il n’est pas bien managé. Il lui faut aussi, pendant toute cette période de pré-production, conserver sa fraîcheur à l’histoire.
Sur un film, nous pouvons avoir jusqu’à quinze scénaristes artistiques. Ils racontent l’histoire sous forme d’images qui traduisent à la fois les idées de narration et la mise en scène. Chacun d’eux a ses points forts, de sorte que le casting pour la création d’une séquence peut être crucial. Certains sont très doués pour faire passer les émotions, d’autres pour construire l’action ou pour exprimer des idées compliquées par l’action plutôt que par les mots. Tous doivent être capables de dessiner à partir d’un modèle, c’est-à-dire qu’ils doivent dessiner un personnage comme les dessinateurs le veulent. Pour une séquence donnée, un scénariste artistique peut réaliser plusieurs centaines de planches, c’est-à-dire de successions d’images épinglées sur un tableau. Il présente le pitch de la séquence au réalisateur, prend en compte les commentaires, fait des changements et recommence le pitch. Ensuite, il donne la séquence au montage, la plaque tournante du process : l’équipe de montage est sur le projet depuis le début et ce sont les derniers à en sortir. Ils mettent les images bout à bout, leur donnent leur timing et leur adjoignent des dialogues enregistrés grossièrement ainsi qu’une musique provisoire. Le réalisateur revoit la séquence, prend de nouveau des notes et la séquence repart aux scénaristes artistiques pour l’épinglage. Pour un film, l’histoire peut être dessinée à la main entièrement cinq fois avant la fin de cette phase.
La construction des décors : cohérence plutôt que réalisme
L’équipe de décorateurs est en charge non seulement de la conception des objets, mais aussi, et surtout, de la construction d’un univers. Pour chacun de nos films, nous allons faire des recherches dans les milieux qui l’ont inspiré, pour bien percevoir ce qu’ils ont de singulier. J’ai eu la chance que Paris soit le cadre de Ratatouille. J’ai dû venir à trois ou quatre reprises en voyages d’études… et manger chez Guy Savoy et à la Tour d’argent. J’ai hélas ! dû aussi faire des recherches dans les égouts…
Nous n’essayons pas de reproduire la réalité. Nous devons donc dessiner un univers cohérent qui n’éveille pas d’incrédulité chez les spectateurs. Si les personnages sont plus réalistes, alors le cadre doit l’être également. Car même si vous ne savez pas pourquoi quelque chose sonne faux, l’incohérence vous empêchera de vous immerger complètement dans le film. Trois dimensions pardonnent moins que deux. Un spectateur ressent la 3D comme étant plus réelle et s’attend à voir s’appliquer certaines des règles du monde physique. Si l’on ne les respecte pas en allant trop loin dans la stylisation, cela pourra susciter de l’incrédulité chez le spectateur.
Dans les plus petits détails
Au total, ce sont environ quinze dessinateurs qui conçoivent les personnages, les décors et les textures. Nous devons tout dessiner. Nous nous sommes appuyés sur des références réelles et avons tenu à venir à Paris pour photographier autant de cuisines françaises que possible. Les chefs ont tous été très accueillants ; nous avons pu nous mettre dans un coin et filmer le service dans son intégralité. Une cuisine est fondamentalement différente en France et aux États-Unis. Dans le modèle français, la cuisine est carrée avec des îlots de travail. Elle est plutôt de style galley, en I ou double I, dans le modèle américain. Nous avons appris comment fonctionnaient les postes et avons essayé de reproduire cela le plus fidèlement possible. Même si nous ne voulions pas reproduire la réalité, il était important d’arriver à quelque chose d’authentique.
Les concepteurs de décors sont comme des architectes qui essayent, à partir de l’histoire, de déterminer quel type d’espace elle exige, quels accessoires il faut, tant pour raconter que pour composer une ambiance captivante. Il nous faut des espaces suffisants à la fois pour les mouvements exigés par l’action et pour pouvoir loger une caméra. Même dans des films de synthèse, il y a une caméra. C’est une caméra 3D, avec ses objectifs, ses focales, qui peut être mise dans un décor. Bien sûr, si nous avons besoin d’un objectif à plus grand angle, nous pouvons faire un mur invisible, mais nous avons quand même besoin d’un angle de prise de vue. Tous les éléments du décor doivent être dessinés à la main : les moulures, la charpente, les boiseries. Pour chaque accessoire, nous partons de la réalité puis décidons comment nous voulons qu’il apparaisse dans notre décor.
Tous les dessins sont transmis aux équipes chargées de construire le décor par ordinateur avec des logiciels comme Maya ou Softimage. Pour les textures des surfaces, nous utilisons notre propre système, car c’est cette étape qui fera que le bois ressemblera au bois et le plastique au plastique. Nous avons aussi des artistes graphiques qui créent tous les éléments apparaissant sur les objets : couvertures des magazines, livres de cuisine, logos sur chacune des bouteilles de l’étagère à épices. Chacun de ces graphiques doit être dessiné à la main puis validé par nos juristes.
Pour les décors qui ont beaucoup de profondeur, nous utilisons de la peinture mate. À une certaine distance de la caméra, il n’y a pas de différence visible, quand le peintre a du talent, entre une peinture mate et le rendu d’un décor 3D.
Nous avons des personnes qui ne s’occupent que de l’habillage des décors, et se consacrent à la continuité tant de l’esthétique que des accessoires. C’est important parce que, si une tasse se trouve à tel endroit dans un plan et à tel autre endroit dans un autre, on le remarquera. Tout doit être suivi de près. Nous enregistrons le moindre élément dans une base de données avec une information sur son statut : est-il dessiné, modelé, en phase de finition, soulève-t-il des problèmes non résolus ? Un décor ne pourra être finalisé que lorsque le statut de chacun des objets qui le composent sera complet.
Les personnages et accessoires
Chaque personnage est d’abord dessiné sous forme de croquis jusqu’à ce qu’il nous plaise et que nous pensions qu’il fonctionnera. Imaginer des personnages en 3D à partir de dessins en 2D n’est pas évident. Un architecte a l’habitude de le faire, mais pas la plupart des concepteurs de personnages. Aussi prenons-nous des sculpteurs pour transposer les dessins en des personnages en 3D. Dessins et sculptures sont transmis aux personnes qui travaillent sur les ordinateurs pour construire et articuler. Ils élaborent tous les mouvements des muscles. Pour chaque personnage humain, nous essayons d’utiliser la même base pour le visage et l’ensemble du corps. Cela donne une cohérence de comportement qui permet aux animateurs de travailler plus vite. Car ils doivent manipuler plus de mille commandes différentes sur un personnage. Elles sont hiérarchisées de façon à ce qu’ils puissent commencer avec les plus basiques et descendre ensuite dans les plus fines pour raffiner le mouvement, parfois en utilisant la plupart de celles-ci. Savoir utiliser cette multitude de commandes pour donner l’impression de vie est un art qui se transmet d’un animateur à un autre, et qui est caractérisé par une courbe d’apprentissage très lente. Quelqu’un qui vient du monde de l’animation traditionnelle ne pourra pas être mis sur l’animation d’un de nos films avant six à douze mois. S’il a une expérience 3D, c’est plutôt trois mois.
Le responsable des textures réalise une peinture étalon pour ce que doit être le rendu des personnages. La peau est quelque chose d’extrêmement compliqué, translucide, mais sans comparaison avec quoi que ce soit. Pour un rat, l’essentiel du travail porte sur l’apparence du pelage. On place des poils clés qui donnent le sens de poussée et la longueur du pelage. Il y a environ trois cents poils clés sur chaque rat. Le simulateur de poils crée le reste du pelage et ses mouvements à partir de ceux-là. Le processus est identique pour les vêtements. Dans l’équipe, nous avons des tailleurs qui prennent les mesures des personnages pour dessiner des tenues qui non seulement leur aillent, mais dont le rendu final soit proche de celui de vêtements réels.
Le directeur de la photographie peint des tableaux de référence, pour chaque séquence du film. C’est le meilleur outil pour expliquer aux éclairagistes artistiques ce à quoi doit ressembler une scène. D’abord, un chef-éclairagiste définit un éclairage principal pour la scène : il détermine ainsi le moment de la journée et introduit les sources principales de lumière. Ensuite, les éclairagistes de plans appliquent cet éclairage principal aux personnages, de manière à ce qu’ils aient un bon rendu et qu’ils se détachent de l’arrière-plan. Au final, le plan éclairé ressemblera à s’y méprendre au tableau de référence.
Après la pré-production…
L’ensemble des opérations précédentes constitue la pré-production. À ce stade, nous avons initié le processus depuis plus de deux ans, et sommes prêts à agencer les scènes ensemble pour en faire un animatic1 et l’envoyer à l’animation. L’équipe du montage travaille dès lors sur cette bande. Elle prend le film sous forme d’animatic et l’emmène jusqu’à la fin de l’éclairage, en lui incorporant les plans au fur et à mesure qu’ils sont passés par l’animation, la simulation, les effets spéciaux et l’éclairage.
La gestion de production chez Pixar : forces, faiblesses…
Nos forces
Pixar sait prendre soin des talents, qui ont conscience de disposer de tout ce dont ils ont besoin pour parvenir au meilleur résultat.
Nous sommes aussi très bons dans la détection des meilleurs talents, ainsi que dans leur formation. Tant qu’ils font de bons films, ils savent qu’ils peuvent compter sur un emploi à vie. Et nous savons soutenir un réalisateur.
Les chefs de services ont à leur disposition tous les outils nécessaires pour contrôler le timing de leur projet et vérifier qu’ils sont dans les temps pour finaliser leur contribution.
Nous sommes bons pour trouver des solutions aux problèmes les plus ardus. Même ceux qui paraissent quasi insurmontables au premier abord, nous les résolvons, et le faisons bien ! Par exemple, créer des images fabuleuses, d’une richesse visuelle à couper le souffle, qui ont tout d’une oeuvre d’art.
Nos faiblesses
Quasiment personne n’a d’expérience de management de projet. Aussi bons soient les managers sur l’étape du processus dont ils ont la charge, ils n’ont aucune conscience de l’impact que peut avoir un retard de leur part sur tous les autres. Si le créateur de personnages est en retard de trois semaines, nul ne sait comment cela se répercutera à la fin dans l’insertion du personnage dans un plan six mois plus tard.
Nous sommes mauvais pour trouver des solutions simples à des problèmes simples. Un jour, nous avons calculé qu’il nous faudrait douze semaines pour produire une image vide, simplement pour lui faire passer les différents jalons de l’ensemble du processus d’animation.
Nous ne sommes pas bons non plus pour retirer d’un projet un talent qui ne convient pas, parce que nous sommes trop focalisés sur les artistes. Cela ne veut pas dire que l’artiste en question ne soit pas doué, mais il peut ne pas être la personne adéquate pour le projet. À partir du moment où il est apparu évident que le réalisateur qui avait apporté le projet de Ratatouille n’arriverait pas à mener le film à terme dans de bonnes conditions, il nous a fallu encore 18 mois pour le retirer du projet, alors qu’il y avait déjà 200 personnes sur le film. Il avait un concept et une vision formidables en termes d’esthétique. Mais il n’était pas capable d’être clair et de prendre des décisions de façon à faire converger le scénario autant que nécessaire.
Entre Toy Story et Ratatouille, les coûts de nos films ont triplé. Cela va finir par être intenable si l’on veut gagner de l’argent, ce que Disney attend de nous. Nous créons des choses extraordinaires qui ne se voient jamais à l’écran, car l’histoire peut être modifiée jusqu’à la dernière minute. Sur Ratatouille, nous pensions que la moitié du film se déroulerait dans le camp des rats, dans les égouts, et nous avons travaillé un an et demi pour faire ce qui n’apparaît aujourd’hui que deux minutes à l’écran. Nous avons créé entièrement six personnages principaux qui ont finalement été supprimés du film. Nous avons créé des modèles dans un niveau de détail très poussé, et ils n’apparaissent pas à moins de 100 mètres.
… et une hantise
Chacun de nos films a été un succès considérable. Ce parcours sans faute, qu’aucun autre studio ne partage, consacre notre processus et nos talentueux artistes. Mais aucun réalisateur ne veut être le premier à échouer. Et cela fait peur à tout le monde. Quand les gens du studio ont vu Ratatouille pour la première fois, l’équipe qui travaille sur le film qui suivra le nôtre est venue nous dire : « Bande de salauds ! Qu’allons-nous faire maintenant ? » Comment peut-on maintenir un environnement créatif quand il y a la peur de l’échec ? et comment peut-on contrôler les coûts quand tout le monde a une pression pour faire toujours plus ? Le succès de Pixar dans les dix prochaines années dépendra des réponses que nous réussirons à apporter pour gérer cette peur.
Débat
Le modèle économique de Pixar
Un intervenant : Quand vous démarrez un film, vous pensez le faire pour des enfants ou pour des adultes ?
Galyn Susman : Nous faisons des films résolument familiaux. Quel que soit votre âge, il y aura quelque chose dans nos films qui résonnera en vous et vous procurera de la joie. Nous ne ciblons pas une classe d’âge particulière, mais nous racontons l’histoire selon différentes perspectives. Dans Ratatouille, quelle serait la perspective d’un rat ? À quoi ressemble le monde quand vous êtes une toute petite caméra de la taille d’un trou d’épingle, assise sur le sol à regarder une cuisine ? Vu d’une petite créature, c’est tellement impressionnant.
Int. : C’est sur les DVD que vous gagnez de l’argent ? Comment les produisez-vous ?
G. S. : Quand vous sortez un film, vous devez aussi recouvrer vos coûts de lancement. Disney dépense beaucoup d’argent sur le marketing, en affichages, sur le web, en spots télévisés. Quand le film termine sa carrière en salles, si on a de la chance, on a atteint l’équilibre. Ce sont donc les DVD et les jouets qui nous font gagner de l’argent.
Nous soignons particulièrement la production des DVD parce que le film aura beaucoup plus de spectateurs en DVD qu’en salles, et que c’est sur les DVD que nous aurons des spectateurs récurrents. La qualité est donc essentielle.
Le réalisateur indique ce qu’il veut sur le DVD. Nous mettons des scènes supplémentaires. Nous avons aussi des prises faites par une équipe de documentaristes internes qui filme les réunions et le processus, et interviewe les principaux artistes. Les réalisateurs apprécient la dimension créative qu’ils trouvent à travailler avec les réalisateurs du documentaire et avec les créateurs de jouets qui présentent leurs projets. C’est plus douloureux pour eux de devoir se prononcer sur du matériel publicitaire.
Int. : Savez-vous anticiper le coût d’un film ? et quelles marges de manœuvre avez-vous pour le réduire ?
G. S. : Au départ, nous savons estimer le budget à 10 millions de dollars près… mais il semble que nous ayons toujours des circonstances atténuantes. Quand on doit licencier un réalisateur et repartir à zéro, comme cela s’est produit pour Ratatouille, ce ne sont pas des coûts que l’on peut anticiper.
Le facteur qui a le plus d’impact sur le budget est la longueur du film. Le coût de la minute est très élevé pour le layout2, la simulation, les effets spéciaux, l’éclairage et le rendu. On parle là d’équipes de 150 à 200 personnes, et pour chaque minute du film, il faut compter 3 à 4 semaines. Nous faisons des films familiaux, or la durée d’attention d’un enfant est d’environ 90 minutes. Si le film fait 90 minutes, on peut en outre bénéficier d’une séance supplémentaire quotidienne dans les salles de cinéma. Le box-office du premier week-end est corrélé au nombre de séances. Si vous avez un bon premier week-end, il y aura un effet d’entraînement et les gens iront voir le film.
Nous travaillons en permanence sur le développement logiciel pour augmenter la vitesse ou l’interactivité et améliorer nos outils. Cela nous aide à faire des films plus créatifs. Nous pouvons ainsi avoir plus d’itérations. Mais nous n’utilisons pas ces gains de temps pour réduire la durée du projet, et donc son budget. Nous pourrions diminuer nos coûts fixes en ne faisant pas de développement de logiciel, mais ce n’est probablement pas un bon calcul.
Aussi la meilleure façon de réduire le budget “jours de travail” est-elle de faire un film de 90 minutes et de verrouiller le scénario suffisamment tôt dans le temps pour ne faire le film qu’une fois au lieu de deux. Si on pouvait avoir le bon scénario du premier coup, ce serait idéal. Si ce n’est pas possible, l’essentiel est d’avoir une superbe histoire.
La gestion de projet
Int. : Quel est votre rôle en tant que producteur ?
G. S. : Je travaille avec le réalisateur pour déterminer ce dont il a besoin pour mettre sa vision à l’écran : combien de personnes, quels profils, quels types de logiciels, quelles équipes doit-on réunir, quel processus et quelle infrastructure. Au quotidien, je suis à la fois une ressource et un aiguillon pour le réalisateur. D’un côté, je lui demande : « Qu’est-ce qui te pose problème aujourd’hui ? » ; de l’autre, j’ai des réunions quotidiennes avec lui, au cours desquelles je lui demande : « Ce changement est-il vraiment nécessaire ? Cela va demander une semaine supplémentaire. » Les artistes et les animateurs ne disent jamais non. Le producteur doit donc être la voix de la raison.
Int. : Si l’histoire est constamment en train de changer, comment vous assurez-vous qu’elle fonctionne encore ?
G. S. : Elle repasse à chaque fois chez les monteurs qui la mettent sur une bande, de façon à ce qu’on puisse voir son développement. Nous faisons aussi des projections pour des publics de différents âges et effectuons des changements en fonction de leurs réactions. Nous faisons ces projections jusqu’à huit mois avant la sortie du film. Après chacune d’elle, le brain-trust se réunit et le réalisateur écoute l’ensemble des commentaires. Au final, c’est lui qui décide des suites à leur donner.
Int. : Comment gérez-vous les décisions difficiles sur le plan de la création, et les artistes mécontents ? Par exemple, est-ce que la durée de 111 minutes, au lieu de 90, traduit un management insuffisant ?
G. S. : Faire une coupe quand elle améliore l’histoire ne pose aucun problème. C’est vrai que certains ont besoin qu’on soit un peu plus prévenant avec eux pour leur faire accepter cela. Nous n’avons qu’un cas récent d’artiste mécontent qui ait quitté Pixar. Les animateurs sont certainement un peu “allumés” mais ce sont finalement les plus disciplinés parce qu’un animateur doit produire 3 secondes de film par semaine. Cette capacité à être créatif à la demande pendant 11 à 13 mois sans interruption traduit une discipline exceptionnelle. Cela les aide à accepter que leur travail puisse être coupé pour des raisons d’efficacité de l’histoire.
Il peut arriver que nous ayons des minutes en plus parce que le réalisateur veut avoir le temps de raconter l’histoire. Il prend la décision de prolonger l’intrigue, embrasser sa complexité et la raconter au mieux. Il peut arriver aussi que ce soit la conséquence d’un mauvais management. Je pense que nous pourrions faire mieux si nous étions capables de dire très tôt qu’une histoire est trop compliquée. Mais entre 90 et 95 minutes, c’est très bien.
Wall-E (on prononce Wally), notre prochain film, doit faire à peu près 92 minutes. Ratatouille en fait 111. C’est beaucoup trop long.
Le travail chez Pixar
Int. : Que fait-on chez Pixar quand on n’est pas sur un projet ?
G. S. : Les artistes travaillent en général sur un film et, pour des raisons esthétiques, sur un seul à la fois. Sur Ratatouille, les développeurs ont conçu un logiciel d’éclairage spécifique pour obtenir l’effet pictural. Le film suivant a une image beaucoup plus réaliste, et donc un aspect complètement différent. Une éclairagiste ne peut décemment pas travailler sur ces deux films à la fois. Entre deux films, les gens prennent des vacances, donnent un coup de main sur différentes choses à faire, et passent parfois plusieurs semaines à pointer dans les coûts fixes du studio.
Int. : Il a fallu six ans pour faire Ratatouille. Si vous avez de nombreux projets en cours, comment pouvez-vous être flexibles ?
G. S. : Nous sortons un film par an. On connaît celui qui vient après Ratatouille, c’est Wall-E. Il est en pré-production. Toy Story 3 est actuellement en développement. Il y a une forme de concurrence interne entre les réalisateurs pour le tour suivant. Nous avons trois ou quatre réalisateurs en développement ; celui qui a l’histoire la plus aboutie aura gagné son tour. Aucun réalisateur ne veut sortir un film qu’une fois tous les sept ans, il y a donc un peu de concurrence pour les créneaux.
Int. : À quoi ressemble votre lieu de travail ? Les employés sont-ils bien payés ?
G. S. : L’ambiance de notre studio n’est pas excessivement sérieuse, et elle facilite la créativité. Il y a un gymnase, un terrain de foot, un baby-foot, un billard, et six bars dans le seul bâtiment principal.
Nous avons une quantité de talents extraordinaire, mais nous devons faire en sorte qu’ils soient concentrés et fassent leur travail sans devenir des stakhanovistes. Car ce n’est pas bon pour leur santé à long terme, ni celle de leurs familles.
Nos salaires sont dans la moyenne. Mais tous nos employés sont actionnaires, et cela a été conservé quand Disney nous a rachetés. Les stock-options constituent une grande part de notre rémunération, mais il n’y a pas d’incitation à la productivité.
Tout ce système remonte à Steve Jobs, le PDG d’Apple et ancien PDG de Pixar. C’est l’égalitariste par excellence. Tout le monde participe à faire le film, donc tout le monde doit en partager les bénéfices. Au bout de quelques mois, ils savent estimer ce que rapportera le film au cours de sa carrière et ils déterminent l’enveloppe pour les bonus. Cette enveloppe est partagée entre tous, chacun touchant au prorata de son temps passé sur le film.
L’avenir de Pixar
Int. : La hantise que vous avez décrite résulte-t-elle d’une menace d’ordre économique ou artistique ? Est-ce que Pixar n’aurait pas à gagner à avoir des concurrents plus forts ?
G. S. : Réussir chez Pixar, c’est faire un méga blockbuster. Ce n’est pas le meilleur contexte pour être créatif. Si cette peur m’inquiète, c’est parce qu’elle peut brider la créativité. Elle peut nous rendre stéréotypés, et cela aurait des conséquences sur le plan économique.
D’autres entreprises savent faire des images de grande qualité avec des budgets beaucoup moins élevés. Mais c’est dans le domaine du scénario que nous manquons de concurrence. Les films d’animation par ordinateur commencent à avoir mauvaise réputation parce qu’il se fait beaucoup de “navets” dans ce secteur : nos spectateurs ne vont pas voir beaucoup de ces films, car le risque qu’ils soient mauvais est élevé. Si Pixar faisait un film médiocre, nous pourrions être mis dans le même sac. On ne sait pas jusqu’à quel point nos spectateurs seraient indulgents.
Le secteur aurait à gagner à ce qu’il y ait plus de bons films d’animation. Est-ce que cela serait bon pour nous ? Maintenant que nous faisons partie de Disney, je ne sais pas si nous aurions suffisamment de souplesse pour réagir. Nous sommes désormais très très gros. Nous avons certainement perdu un peu de la flexibilité que nous avions en tant que studio indépendant.
Int. : Pour expliquer votre capacité à faire des films audacieux, avez-vous un senior manager qui aime prendre des risques ?
G. S. : Oui, John Lasseter, le directeur artistique de Disney Animation. Il n’est absolument pas adverse au risque. Il est très créatif et donne des avis très pointus sur les aspects créatifs. Il a beaucoup d’influence.
Le problème est que John Lasseter ou Ed Catmull, le président de Pixar et des studios d’animation Disney, ne représentent plus uniquement Pixar. Pixar va bien, ils se concentrent donc sur les problèmes de Disney. Ils se sont séparés de leurs animateurs 2D et ont décidé de ne plus faire que de la 3D. Mais il ne suffit pas de claquer des doigts pour avoir un studio 3D. Ils n’ont donc aujourd’hui ni l’un ni l’autre. Ils n’ont pas non plus réglé leurs problèmes de scénarios. Aussi John Lasseter et Ed Catmull mettent-ils tous leurs efforts pour aider à retrouver un Disney authentique. Je ne sais pas comment ils peuvent encore avoir le temps et l’énergie pour Pixar.
Int. : Comment était-ce avec Steve Jobs comme leader ?
G. S. : Une chose est sûre : il ne craignait pas de prendre des risques. Il a acheté Pixar avec ses fonds personnels et a payé les salaires de 100 personnes pendant deux ans. C’est grâce à sa conviction que nous avons pu nous donner les moyens de démarrer notre premier film. Sa conviction et son génie du marketing.
Que vous regardiez nos courts ou nos longs métrages, il y a une sensibilité reconnaissable. Je pense que depuis le début, quand il avait en tête de faire de Pixar un studio à part entière et pas seulement une maison de production, Steve Jobs voulait doter Pixar d’une image forte et caractéristique. Je ne pense pas que nous y soyons complètement parvenus, mais nous espérons toujours incarner le divertissement familial de qualité. Si l’un de nos réalisateurs veut faire un film de qualité, qui ne soit pas du divertissement familial, je ne crois pas qu’il ait vocation à être produit chez nous.
En réalité, Steve a laissé John et Ed s’occuper des films. Il jouait plutôt le rôle du grand-père bienveillant. Il venait en sauveur, disait : « C’est une bonne idée et je pense que ça marchera, je vais donc vous donner plus d’argent. » De temps en temps, il disait : « Que faites-vous ? C’est nul ! »
Il y a environ quatre ans, Pixar était sur le point de s’affranchir complètement de son contrat de distribution et de marketing avec Disney. Nous nous posions la question de prendre un autre studio pour la distribution, mais nous devions prendre en charge tout le reste, y compris le marketing. Steve Jobs a appris à ce moment-là qu’il avait un cancer et réalisa pendant sa convalescence, je crois, qu’il devait ne se consacrer qu’à une entreprise et passer plus de temps avec sa famille. Pixar fut vendu à Disney. Il est aujourd’hui l’actionnaire individuel principal de Disney. Il siège au conseil d’administration et est à la tête d’un énorme empire. Mais il n’a plus d’activité opérationnelle chez Pixar.
Int. : Quelles relations avez-vous avec les gens de Disney ?
G. S. : Nous avons des cultures très différentes. Disney est une entreprise très hiérarchique, et avec une dimension politique importante, qu’il nous faut essayer de déchiffrer. Pixar n’est une entreprise ni hiérarchique ni politique. En tant que productrice, il y a trois niveaux entre mes animateurs et moi, et un seul niveau entre le président de l’entreprise et moi.
Mais quand on travaille avec des individus spécifiques, on trouve des manières de combler le fossé entre nos différentes manières de travailler. Comme individus, nous voulons tous la même chose, faire notre travail au mieux.
1. L’animatic est un montage réalisé avec les images du story-board, accompagné d’une version brute des dialogues.
2. Étape d’insertion des objets dans le décor.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Noshua WATSON