L’avenir du travail à distance
S’il n’est pas question (pour l’instant) de travail à distance pour les dentistes, les peintres en bâtiment ou les mécaniciens auto, bref, pour tous ceux qui sont en contact avec la matière, en revanche, ceux qui communiquent par des sons, des chiffres, des textes et des images, bref, tout ce qui peut circuler sur le web, sont incités, voire obligés, par ces temps de gestes barrières, à travailler à distance.
Faisant moi-même un grand usage des rencontres sur Zoom, et y trouvant des avantages, je me suis demandé ce qui se passera quand la situation sanitaire sera redevenue normale. Mais je suis conscient de ce que mes intuitions de professeur sont un faible matériau. Aussi ai-je interviewé un témoin mieux informé, à savoir un cadre dirigeant d’une industrie multinationale, lui aussi grand praticien du travail à distance.
Il m’a demandé quelques jours pour préparer ses réponses, et voici le résumé de son témoignage. La question doit être examinée, m’a-t-il dit, à travers cinq points de vue différents : la maison, la famille, le temps, le travail et le mode de vie.
La maison : on peut communiquer de partout où l’on a accès à Internet, extrême commodité, mais la plupart des gens travaillent à leur domicile. Apparaît alors une fracture sociale qui se retrouvera sur les autres sujets : l’idéal est un grand appartement, une petite famille, d’abondants moyens informatiques. Dans les cas inverses, c’est l’enfer des conflits qui menace.
La famille : hors conflits, on retrouve la situation habituelle des siècles anciens, où les gens de métiers travaillaient chez eux. Mari et femme voisinaient à temps plein, et les enfants fréquentaient leurs aînés et les voyaient travailler. Mais ce n’est pas assuré ; il se pourrait que certains s’emmurent dans un espace professionnel interdit d’accès.
Le temps : le trajet domicile-travail disparaît. On peut prévoir un allégement du trafic aux heures de pointe. On admet qu’en moyenne, cela représente pour le travailleur moyen une journée par semaine. S’ouvre alors un choix : pourquoi, pour qui et comment sera occupé ce temps. Travail, repos, loisirs, arts, télé ? De toute façon, c’est un substantiel bénéfice, en ajoutant le stress souvent associé aux trajets en cause.
Le travail : les liens de subordination, de collaboration, de concertation sont fortement bouleversés, et si l’autonomie des acteurs y gagne, leur efficacité va certainement en souffrir, sauf à élaborer de nouveaux modes de communication. Mais la notion même de travail en équipe doit être radicalement révisée.
Le mode de vie : la distinction entre domaine professionnel et domaine intime se brouille, ainsi que la notion de temps de travail. Il est possible d’être très productif les pieds dans l’eau à la campagne ou à la mer, et même de participer à des réunions en conduisant sa voiture. Tout se passe alors comme si le travail d’un salarié ressemblait à celui d’un artiste indépendant.
Mais il convient de mentionner un aspect négatif important : les problèmes d’intégration de nouveaux venus. Un jeune diplômé qui entre dans la vie active souhaite intégrer un lieu, un décor, une lumière, des visages, pour pouvoir se dire : « C’est là que je travaille. » Son apprentissage et son intégration risquent d’être ralentis, voire atrophiés. De même pour tout nouveau venu, aussi expérimenté soit-il.
Ainsi, à côté des mérites indiscutables de ces merveilleuses techniques de communication, on voit s’élargir des fractures sociales inquiétantes, à commencer par les riches et les pauvres, puis les intellectuels et les manuels, les anciens et les débutants, les inclus et les exclus. On observe dès aujourd’hui des oppositions de ce type, avec les populations qui n’ont pas accès aux claviers et aux écrans (la fameuse fracture numérique) et qui se voient exclues de facilités devenues irremplaçables pour beaucoup.
Toutes les innovations du passé ont suscité des inquiétudes et il faut s’attendre, là aussi, à des cohabitations encore difficiles à prévoir. Il n’est cependant pas inutile d’y réfléchir dès maintenant.