Exposé d’Ismail Akalay
Une jeunesse militante
En 1973, à l’âge de 15 ans, j’ai adhéré au PPS (Parti du progrès et du socialisme), parti politique marocain de gauche alors interdit. Militer dans ces conditions n’était pas simple, mais cela a été une école extraordinaire qui m’a beaucoup servi dans ma vie. J’ai ensuite vécu, en 1978, alors que j’étais étudiant à la faculté des sciences de Rabat, la légalisation du syndicat des étudiants marocains. Outre l’apprentissage du syndicalisme et la défense de nos intérêts, cela a été l’opportunité, pour les étudiants que nous étions, de nous impliquer dans la vie de notre pays. Le Maroc était alors un pays pauvre, sous-développé, confronté à beaucoup de problèmes et les jeunes ont milité pour que cela change. Cet engagement syndical m’a fait prendre conscience de l’importance du compromis. Savoir céder sur certaines revendications pour pouvoir en exiger d’autres est une stratégie extrêmement importante dans l’art du management et qui impose de se mettre à la place des autres pour trouver la meilleure façon de travailler avec eux.
Après avoir obtenu ma licence de chimie, je suis venu en France pour préparer mon doctorat, tout en continuant à militer auprès des immigrés marocains. En 1983, d’importantes grèves ont touché l’industrie automobile, tant chez Citroën à Aulnay-sous-Bois que chez Renault à Boulogne-Billancourt, usines dans lesquelles les ouvriers marocains étaient massivement présents depuis les années 1960. À l’époque, ayant surtout été choisis par les recruteurs, tant pour leur robustesse que pour leur faible niveau d’éducation garantissant leur docilité, ces ouvriers venus des provinces les plus pauvres du pays avaient besoin d’être encadrés pour soutenir efficacement leurs revendications. Les étudiants, dont je faisais partie, ont donc organisé, avec l’aide de la CGT, des cours d’alphabétisation tout en faisant prendre conscience aux ouvriers de leur contribution à la création de valeur au profit de leurs employeurs. Ils ont fini par obtenir gain de cause et l’un de ces ouvriers que nous avions formés s’est même présenté aux élections au Maroc où il est devenu député. Pour ma part, j’étais chargé de suivre ce mouvement, d’écrire des articles et de réaliser des interviews qui étaient publiées dans un journal marocain.
En quête de solutions
Tout cela m’a servi quand, en 1986, j’ai été recruté au Maroc par le pôle mines de l’Omnium nord-africain (ONA), devenu aujourd’hui le groupe Managem, afin de promouvoir la R&D dans le secteur minier. À cette époque, Managem réalisait un modeste chiffre d’affaires de 200 millions de dirhams, d’une part avec la mine de cuivre de Bleida, dans la province de Zagora, et, de l’autre, avec une mine de fluorine à El Hammam dans la province de Khemisset.
Dès mon arrivée à Bleida, on m’a annoncé que trois problèmes restaient sans solution alors qu’ils conditionnaient la valorisation du site. Il y avait d’abord les déchets de cobalt dans la mine proche de Bou-Azzer, ouverte en 1928 – date à laquelle un Français avait découvert une poudre rouge vendue comme raticide sur la place Jemaa el-Fna à Marrakech, l’avait identifiée comme un arséniate de cobalt et était remonté à son lieu d’extraction afin de l’exploiter. Le deuxième problème était celui d’un gisement d’oxydes de cuivre dans la mine de Bleida, pour lesquels aucun procédé rentable de récupération n’existait, alors que les sulfures de cuivre du même site étaient, quant à eux, facilement exploitables. Enfin, il y avait aussi un petit gisement d’argent à Bou-Azzer qu’on ne savait comment valoriser.
En 1988, nous avons trouvé une solution pour le gisement d’argent, qui nous a permis de rouvrir cette mine et de relancer la recherche géologique dans la région, décision dont l’impact se mesure jusqu’à ce jour.
Nous nous sommes ensuite penchés sur le problème du cuivre oxydé. J’avais peu de moyens à ma disposition et nous avons développé notre procédé à l’aide d’une bouteille en plastique d’eau minérale remplie d’acide sulfurique dans lequel trempaient, de façon statique, des grains de minerai de 10 millimètres. Tous ceux qui avaient abordé ce problème avec plus de moyens utilisaient du minerai finement broyé agité dans l’acide. Ce faisant, ils augmentaient la surface spécifique traitée et entraînaient une grande consommation d’acide, d’autres éléments présents dans le minerai se combinant alors à ce dernier. Ce procédé en utilisait des quantités incompatibles avec une quelconque rentabilité. En revanche, le nôtre utilisait 20 fois moins d’acide et rentabilisait donc l’extraction de ce cuivre. Il fallait alors concevoir l’usine capable d’industrialiser ce procédé. Avec un consultant français, nous avons imaginé des réacteurs industriels d’une capacité de 100 tonnes chacun, de la même forme que notre fameuse bouteille d’eau renversée ! Nous en avons installé six et la production a pu démarrer en étant économiquement viable.
Restaient à traiter le stock d’1 million de tonnes de déchets contenant 0,4 % de cobalt qui s’étaient accumulées depuis trente ans et dont personne ne savait quoi faire. Comme le cuivre, il nous fallait parvenir à mettre le cobalt en solution, réaction que l’on maîtrisait en laboratoire, mais qu’aucun des grands industriels mondiaux n’avait réussi à rentabiliser. Nous nous sommes donc penchés sur ce problème, en avons trouvé la solution et, en 1994, avons lancé notre première usine à Bou-Azzer. Le cobalt de ces déchets était alors concentré à 7 % et transféré ensuite vers notre site de Guemassa, près de Marrakech, afin de poursuivre son raffinage jusqu’à obtenir des cathodes de cobalt pur à 99,8 %.
De la suspicion à la reconnaissance
Avec cette réussite, la R&D a gagné sa reconnaissance au sein de l’entreprise et la suspicion dont nous faisions quelque peu l’objet s’est évanouie face à ces résultats très concrets. Je suis alors devenu membre du comité de direction de Managem, puis cadre dirigeant du Groupe ONA. J’ai ainsi pu obtenir les moyens de développer un vrai centre de recherche, qui réunit aujourd’hui plus de 140 personnes à Marrakech et où nous avons développé une vingtaine de procédés innovants, tous industrialisés au Maroc et ailleurs en Afrique.
Puisque nous étions uniques détenteurs de ce procédé, nous avons décidé non seulement de traiter le cobalt marocain, mais également de proposer du tolling à d’autres producteurs, c’est-à-dire de traiter à façon leur minerai contre rétribution. Cette activité est toujours d’actualité au sein du groupe Managem.
Étant donné ma maîtrise de l’activité hydrométallurgique, on m’a annoncé qu’il était temps pour moi de diriger la mine de Bou-Azzer. D’autres mines s’avérant également problématiques, on m’a ensuite demandé de m’en occuper. Parmi elles, la mine d’or d’Akka, située au sud-est d’Agadir, était en cours d’épuisement et la valeur de l’or extrait ne couvrait plus les frais de son extraction. L’enjeu d’une éventuelle fermeture était considérable. Plus de 700 personnes y travaillaient alors. Nous avons eu la chance de trouver, autour de cette mine, de petits gisements de cuivre oxydé, désormais exploitables, et avons reconverti l’usine afin qu’elle puisse traiter le cuivre. Cette activité est encore en cours.
Ce faisant, nous nous sommes aperçus que l’Office national des hydrocarbures et des mines (ONHYM) détenait un gisement de cuivre à Guelmim, dans le Grand Sud marocain, fermé depuis vingt ans. J’ai alors pris la décision de rouvrir cette mine et d’y investir 70 millions de dirhams, en me passant de l’accord officiel du Groupe ! Avec le directeur du site et son équipe, nous avons monté une petite usine de flottation et démarré l’activité avec des équipements récupérés ici et là. Depuis, notre initiative a été régularisée. Cette mine produit aujourd’hui un concentré de cuivre de qualité exceptionnelle et contribue en moyenne à 15 % du chiffre d’affaires du site principal d’Akka.
Cette manière de procéder nous a également servi en république démocratique du Congo (RDC), pays où nous avions obtenu des permis d’exploration qui restaient infructueux. En dépit de la crise financière internationale de 2008 affectant gravement Managem, qui souhaitait alors suspendre l’exploration, j’ai décidé de passer une semaine par mois dans la région de Lubumbashi et de permettre aux géologues de continuer à sonder. En 2011, nous avons finalement découvert un gisement d’1 million de tonnes de cuivre et de plus de 130 000 tonnes de cobalt, soit 10 fois les réserves de Bou-Azzer ! Ce gisement a, par la suite, été vendu à la société chinoise qui l’exploite aujourd’hui. Cette création de valeur n’aurait jamais eu lieu si nous n’avions pas eu le courage de passer outre les autorisations du centre en dépit de la peur, qu’il nous a fallu maîtriser, de devoir agir quasi clandestinement.
J’ai ensuite décidé de m’occuper des déchets produits par toutes les mines de Managem. Aujourd’hui, tous sont retraités dans une usine dédiée. Grâce à cette valorisation technique et économique, la durée de vie de certaines mines a pu être prolongée et une douzaine d’autres ont été réouvertes après avoir été abandonnées par Managem ou par d’autres opérateurs. Le maintien de l’activité de ces mines est la seule solution pour améliorer l’existence de plus de 8 millions de Marocains qui vivent dans une grande précarité dans les régions très pauvres du Grand Sud marocain, où personne d’autre ne veut investir.
Autre exemple du rôle de la R&D : la mine d’El Hamman, ouverte dans les années 1970, était en voie d’épuisement quand j’en ai pris la direction en 2016. La quantité de déchets stockés était, là aussi, très importante. J’ai alors rencontré les cimentiers de LafargeHolcim afin de tester chez eux l’utilisation de la fluorine visant à réduire la consommation d’énergie de leur process. Désormais, toutes les cimenteries du Maroc sont alimentées par ces déchets de fluorine.
Éthique et environnement
Au cours de ma carrière, dans la douzaine de mines que j’ai gérées, j’ai été confronté à beaucoup de tensions syndicales et politiques, en particulier en 2011, au cours de la période dite du printemps arabe. C’est dans ces circonstances que mon passé de syndicaliste m’a aidé à faire face à ces problèmes et à trouver des compromis au fil de batailles néanmoins très rudes.
Rien de ce qui s’est passé durant toutes ces années n’aurait pu se réaliser sans le concours de femmes et d’hommes passionnés et exceptionnels, qui ont relevé à mes côtes ces défis permanents. La R&D, une gestion des ressources humaines éthique et le sentiment fort de servir notre pays nous ont permis de nous développer, individuellement et collectivement. Nous avons appliqué ces principes chez nous, mais aussi en RDC, au Soudan, au Gabon et en Guinée, en étant convaincus qu’il n’existait pas de différence entre nous tous.
Concernant la diversité des genres, à mon arrivée, en 1986, le monde des mines était à 100 % masculin. Les seuls postes qu’occupaient les femmes étaient dans le secrétariat ou le nettoyage au sein du siège du Groupe à Casablanca. Dès les années 1990, j’ai pris la décision, révolutionnaire dans cet univers masculin, de recruter des femmes cadres ou techniciennes. Cela a transformé profondément et positivement l’état d’esprit de toutes les équipes et a été extrêmement valorisant pour l’entreprise. En intégrant le groupe Sonasid en qualité de directeur général, j’ai naturellement fait en sorte d’instaurer une stricte parité au sein du comité de direction de l’entreprise et les femmes représentent désormais 30 % des membres de notre conseil d’administration. Nous sommes aujourd’hui l’une des rares entreprises marocaines cotées en Bourse à pouvoir se prévaloir d’une telle mixité. Cela nous procure une réelle fierté.
Sur les questions environnementales, le monde minier étant réputé créer beaucoup de nuisances, nous nous sommes imposé des contraintes plus strictes que celles prévues par la réglementation marocaine. En 2003, nous avons obtenu la certification ISO 14001 pour tout le site de Guemassa, où sont implantées quatre de nos filiales. À l’époque, très peu d’entreprises dans le monde l’avaient obtenue en menant une telle démarche. Depuis, toutes les mines de Managem ont été certifiées ISO 14001. Nous sommes allés encore plus loin en travaillant avec des épidémiologistes canadiens sur les questions d’hygiène et de santé de nos salariés. Désormais, tous bénéficient d’analyses toxicologiques régulières afin de s’assurer de l’absence de survenue, à terme, de maladies professionnelles. Par ailleurs, des mesures de prévention sont mises en place pour réduire leur exposition aux toxiques.
Débat
Il faut savoir (re)commencer !
Un intervenant : Pourquoi avez-vous décidé de prendre votre retraite ?
Ismail Akalay : En 2018, j’ai considéré que je n’avais plus envie de prolonger une situation dans le cadre de laquelle je n’avais plus rien à apprendre et, bien que Managem ait souhaité me garder, j’ai décidé de faire valoir mes droits à la retraite. J’ai néanmoins choisi de continuer à enseigner à l’Emines, car, à chaque fois que je sors d’un cours de négociation, j’ai l’impression d’avoir plus appris de mes étudiants qu’eux de moi !
Quelques mois après mon départ, on m’a proposé de revenir pour diriger le groupe Sonasid, alors en situation délicate. Depuis trois ans, je mène cette nouvelle activité aux côtés de personnes remarquables afin de diminuer le poids, dans notre chiffre d’affaires, des produits à faible valeur ajoutée. Lors de mon arrivée, il n’y avait en effet pas de R&D propre au groupe Sonasid et tout dépendait de celle d’ArcelorMittal au Luxembourg, pour laquelle savoir quoi faire avec l’acier au Maroc ou en Afrique n’était pas stratégique. Nous avons donc décidé de construire un centre de recherche, qui sera opérationnel à la fin de cette année, afin de voir si vivre une aventure comme celle que j’ai vécu avec le cobalt est possible. Nous envisageons de lancer des produits à haute valeur ajoutée, tels que l’acier pour l’automobile ou la fibre d’acier destinée à remplacer les fers à béton classiques dans les travaux de génie civil. En produisant cet acier, nous pourrons, pour la première fois, exporter un produit Sonasid à haute valeur ajoutée vers les États-Unis.
De plus, comme j’adore les déchets, j’en ai trouvé là aussi ! Aujourd’hui, leur valorisation pèse 10 % des bénéfices de l’entreprise et nous avons établi un plan stratégique à cinq ans afin de valoriser la totalité des scories et des résidus métalliques issus de notre activité, et de tripler les revenus de cette ressource négligée, alors qu’auparavant, il nous fallait payer pour pouvoir l’enfouir.
Int. : Comment avez-vous rendu le monde des mines plus attractif pour les femmes ?
I. A. : Ça n’a pas été simple ! Dans le cadre d’un mémoire soutenu à l’Institut des mines de Marrakech, une étudiante avait travaillé sur un sujet concernant l’une de nos mines. J’avais été impressionné par la façon dont elle avait analysé le problème et préconisé des solutions. Je lui ai proposé de venir travailler dans notre laboratoire, domaine de techniciens en blouse blanche, un peu en marge du monde des mineurs. Dans ce milieu protégé, elle a joué un rôle de modèle pour les étudiantes venues visiter l’entreprise. Dès lors, le chemin était tout tracé.
Int. : Quelles ont été les réactions des hommes face à l’arrivée des femmes dans le monde très masculin de la mine ?
I. A. : Tout d’abord, la misogynie n’est pas le fait des seuls hommes et j’ai vu des femmes s’opposer à la venue d’autres femmes dans leur pré carré. Évidemment, le recrutement d’une femme dans un monde masculin suscite de la méfiance et de la résistance, mais il faut bien commencer, même s’il est difficile pour les pionnières de s’y frayer un chemin. Ensuite, au fil des recrutements, les équipes finissent par s’y habituer, jusqu’à accepter qu’aujourd’hui, ce soit une femme qui dirige le centre de recherche de Managem.
Quand j’étais dans les instances dirigeantes de Managem, c’était une jeune femme ingénieure qui assumait la direction de l’exploitation de la mine d’or d’Akka, et ce, bien que le statut marocain des mineurs interdise toujours aux femmes de descendre au fond, ce qu’elle faisait pourtant. Elle a ensuite embauché d’autres femmes, initiant ainsi une dynamique. Le processus prend certes du temps, les mentalités ne changeant pas du jour au lendemain, mais elles évoluent progressivement et par l’exemple. C’est donc au dirigeant de l’entreprise qu’il revient de faire le premier pas et de donner aux femmes l’occasion de démontrer leurs capacités, ce dont nul ne devrait plus douter aujourd’hui.
Devenir manager
Int. : Votre formation initiale étant celle d’un chercheur, comment avez-vous acquis les compétences nécessaires au rôle de manager ?
I. A. : En tant que chercheur, je n’avais développé des procédés qu’en laboratoire. Lorsque la première usine de raffinage de cobalt a démarré, sans parvenir, en trois ans, à produire tant la qualité que les quantités de cathodes de cobalt prévues, le management a songé à abandonner cette activité. Le directeur des mines m’a alors appelé en me disant que, puisque c’était moi qui l’avais mis dans cette situation avec mon procédé, c’était à moi de l’en sortir. Il m’a donc nommé directeur de l’exploitation de cette petite usine qui produisait 200 tonnes de cobalt par an et c’est ainsi que je me suis retrouvé manager en titre sans aucune expérience.
En faisant le tour de l’usine, j’ai constaté que de multiples problèmes surgissaient de toutes parts. J’ai donc décidé de réunir tous les ingénieurs et agents de maîtrise du site en salle de formation, de 8h00 à 18h00, pendant trois mois, durant lesquels je leur ai d’abord fait des cours sur la chimie du cobalt et sur celle des solvants, sur la technologie d’extraction, etc. Ensuite, nous sommes passés à la façon de faire travailler les ouvriers, à la définition du rôle de chacun, à l’utilisation de méthodes d’organisation rigoureuses, etc.
Pendant que les cadres étaient en cours, l’usine était menée par les techniciens et les ouvriers. Je passais donc pour un fou qui n’allait que précipiter la chute de l’entreprise ! Pourtant, un mois plus tard, l’usine avait déjà complètement changé : nous produisions toujours 200 tonnes de cobalt, mais à un prix intéressant et d’une qualité irréprochable. Le Groupe a alors pris la décision d’augmenter nos capacités de production et de construire une nouvelle usine qui nous a permis de passer à une production de 2 000 tonnes de cobalt par an. Voyant ce résultat, le management a décidé de me confier la responsabilité d’une première mine, puis d’une deuxième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que j’en dirige une vingtaine et que je passe ma vie à vendre du cobalt aux États-Unis ou en Asie.
Deux formations ont vraiment pesé dans ma carrière. La première a été un Executive MBA, que HEC dispensait au Maroc pour des cadres dirigeants. La seconde a été un MBA au sein de l’IESE Business School (Instituto de Estudios Superiores de la Empresa) à Madrid, essentiellement centré sur des études de cas. J’y ai appris non pas des comportements managériaux, mais des méthodes qui m’ont été très utiles.
Int. : Comment a-t-il été possible que vous vous lanciez dans une opération aussi importante que la relance de la mine de cuivre sans que la direction l’ait formellement décidé ?
I. A. : Cette mine avait fait l’objet d’une étude du département ingénierie, qui avait surestimé l’investissement nécessaire à son maintien en activité et qui, de ce fait, concluait logiquement à son abandon. En tant que directeur général des exploitations, j’avais besoin de ce minerai. J’ai donc procédé par étapes, en utilisant les moyens du bord pour monter une petite usine de flottation. Jusque-là, nous étions invisibles et ne dérangions personne. Quand nous avons vendu le premier chargement de concentré de cuivre, mon président en était si satisfait qu’il s’est approprié le projet ! Cette opération nous a coûté trois fois moins qu’estimé initialement et dès lors que le dirigeant en a assumé le bénéfice, l’irrégularité de notre initiative n’a plus posé aucun problème.
Int. : Selon vous, quelle a été celle de vos qualités qui a eu le plus d’impact sur les entreprises que vous avez dirigées ?
I. A. : Pour moi, savoir écouter est essentiel. Je ne crois pas que l’on puisse arriver à la tête d’une entreprise et lui imposer d’emblée sa vision. Il faut savoir prendre le temps d’apprendre, quelles que soient ses expériences passées. Quand j’ai pris la direction de Sonasid, après trente-trois ans d’expérience industrielle, mais sans rien connaître à l’acier, il m’a fallu prendre le temps d’écouter tous les intervenants. L’un de mes principes est d’ailleurs de ne jamais recruter quelqu’un qui me ressemble, de peur qu’il ne me rende paresseux en me dispensant de l’écouter. Il faut travailler avec des gens qui ne pensent pas comme vous, ce qui est enrichissant et permet d’éviter les erreurs qui naissent de l’autosatisfaction.
C’est ainsi que l’on apprend et c’est seulement après que l’on peut commencer à élaborer une vision, en dialoguant avec tous les intéressés. Ensuite, une vision qui n’intégrerait pas la mission de l’entreprise serait inopérante. La vision que nous avons pour Sonasid est de développer l’entreprise pour pouvoir créer de la valeur ajoutée sur des produits autres que les commodités sur lesquelles nous sommes déjà. La mission de Sonasid, quant à elle, est de construire le Maroc. Pour atteindre un tel but, les équipes se mobilisent fortement : l’acier qui est produit est présent dans la grande mosquée Hassan II, dans le TGV Tanger Casa, dans tous les ports, etc.
Int. : Comment jugez-vous l’évolution des revendications syndicales ?
I. A. : Depuis la naissance du mouvement syndical, l’idée a toujours été de défendre les droits acquis par les salariés et d’en promouvoir de nouveaux. Aujourd’hui, certains syndicats sont devenus des courroies de transmission des partis politiques. Or, un syndicat se doit d’être réformiste en militant pour améliorer l’existant de ses adhérents et non pour vouloir changer la société, rôle qui incombe aux partis politiques, porteurs d’idéologies diverses et éventuellement révolutionnaires. Cette différence est essentielle et je me suis toujours efforcé de distinguer mon action de syndicaliste de mon engagement politique.
Int. : Un manager doit-il composer avec les syndicats ?
I. A. : J’ai appris, en partie grâce à mes échecs, que si au laboratoire on maîtrise tous les paramètres, dès lors que l’on se confronte au terrain, il faut progresser avec mesure et par étapes. Ces effets d’échelle dans le domaine technique peuvent trouver leur équivalent en matière de management des individus. Prenons l’exemple d’une revendication syndicale qui oppose le directeur des ressources humaines, à qui vous avez délégué cette responsabilité, aux représentants élus du personnel. Cette situation est souvent très conflictuelle, chacun cherchant à en tirer le meilleur profit. En revanche, si vous avez préalablement pris le temps d’aller discuter sur le terrain avec le personnel afin de comprendre ses enjeux, quand vous viendrez à la table des négociations avec des faits établis et des amorces de solution, vous serez un interlocuteur crédible et non plus un adversaire. Le compromis devient alors possible.
De l’audace, toujours de l’audace !
Int. : À quoi attribuez-vous votre réussite, là où tant d’autres ont échoué ?
I. A. : Je me dis que j’ai eu beaucoup de chance. Cela étant, il faut savoir lui sourire et, quand elle est là, en tirer profit. De nature, je ne baisse jamais les bras, ce qui s’est vérifié lors des nombreux revers et conflits que j’ai pu connaître, qu’ils soient d’ordre technique ou humain. Avec l’expérience, je suis convaincu que ce sont les difficultés qui créent de la valeur.
Int. : Celui qui, comme vous, fait preuve d’autant d’audace ne risque-t-il pas, succès après succès, de s’exonérer de la modestie indispensable pour trouver d’autres voies ? Et comment enseigner l’audace ?
I. A. : J’ai surtout été un grand travailleur. Je travaille très tôt le matin chez moi, de façon à ce qu’en arrivant au bureau, je puisse me consacrer librement au contact avec les gens. Les risques que j’ai pris ne l’ont certes pas été en restant dans un fauteuil. À chaque fois que j’ai pris une décision risquée, je l’avais toujours scrupuleusement préparée afin d’en garantir le succès.
Par ailleurs, on ne peut pas réussir seul dans ce genre de situation, et c’est là où mon passé politique et syndical m’a aidé à amener des femmes et des hommes à faire avec moi ce que je n’aurais pu faire seul. Pour moi qui suis chimiste, décider de maintenir l’exploitation d’une mine en difficulté ne pouvait se concevoir sans que les mineurs, les géologues et tout le personnel concerné ne soient convaincus du bien-fondé de cette décision. Ma seule réussite a donc été de m’entourer de personnes qui ont cru à mon projet et se sont passionnées pour sa réussite.
Il me semble qu’enseigner l’audace implique de faire passer les étudiants par des situations concrètes qui les confrontent à l’échec. Il est important de voir comment ils se comportent face à des situations difficiles, s’ils sont capables de garder leur sang-froid, d’analyser le problème et, surtout, d’agir rationnellement. Je m’efforce donc de mettre mes équipes dans des situations instables, de leur faire atteindre leurs limites. Certains finissent par me détester, tandis que d’autres se prennent au jeu. C’est la vie…
Int. : Compte tenu des initiatives que vous avez prises, qu’est-il advenu de vos relations avec vos administrateurs et votre tutelle gouvernementale ?
I. A. : J’ai toujours été une “grande gueule”, mais j’ai aussi appris à faire profil bas quand il le fallait, quand il est nécessaire de convaincre. J’ai appris, en fréquentant des gens brillants, mais à fort ego, qu’il faut savoir les amener à penser que ce que vous leur proposez n’est que le reflet de leurs propres idées. Dès lors que votre interlocuteur se sera approprié l’idée que vous vouliez lui vendre, il sera très fier de proclamer que le succès est venu de lui, et c’est alors gagné pour vous ! La politique forme à ce genre de talent. En entreprise, je n’ai jamais revendiqué devant quiconque les succès auxquels j’ai pu contribuer, préférant toujours le travail de terrain et la proximité des ouvriers, des techniciens et des cadres. Si j’en parle aujourd’hui, c’est que, vu mon âge, cette page est désormais tournée.
Int. : Comment envisager un développement économique pour une région impactée par une fermeture de mine ?
I. A. : Quand on sent qu’une mine est en voie d’épuisement, il ne faut pas attendre sa fermeture pour se préoccuper de l’avenir. Valoriser les déchets peut alors être un moyen de gagner un peu de temps afin de développer de la recherche géologique et trouver de nouvelles ressources. Ainsi, la mine de Bou-Azzer, ouverte en 1928, est toujours en activité et a permis de développer le raffinage du cobalt, ce qui a donné la possibilité à Managem de contracter avec Renault ou BMW afin de leur fournir le cobalt destiné à leurs véhicules électriques.
Avec le développement de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), une entreprise citoyenne comme Managem a joué un rôle important pour les populations locales en créant de nouveaux emplois autour de la mine. Ainsi, la mine d’argent d’Imiter a réhabilité une ancienne kasbah en y installant divers ateliers d’apprentissage. Une coopérative permet désormais à des femmes d’y réaliser des bijoux en argent, tant traditionnels berbères que modernes ; une société est spécialisée dans la recherche d’aquifères ; des PME et des PMI font de la mécanique ou de l’électricité… Toutes ces activités perdureront indépendamment de l’activité minière.
Innovation et alliances
Int. : Comment gériez-vous les relations de la R&D avec les directions générales ?
I. A. : Le dirigeant doit toujours être le protecteur de la R&D. Souvent, c’est l’opérationnel qui croit détenir toute la valeur ajoutée de l’entreprise et, pour lui, la R&D n’est que secondaire, tout comme le marketing, la communication ou le système d’information. Or, ces fonctions doivent être protégées par le management pour démontrer ce dont elles sont capables. Ce n’est pas toujours chose facile, mais, au sein de Managem, le centre de recherche que nous avons créé a largement démontré sa capacité à aider l’entreprise et la question de la légitimité de la R&D ne se pose plus.
Int. : Dans les entreprises, il est parfois difficile de faire valoir les solutions innovantes. Est-ce le cas au Maroc ?
I. A. : Au cours de ma carrière, j’ai beaucoup travaillé avec les universitaires. Fréquemment, quand ils viennent en entreprise, c’est pour nous proposer leurs solutions à nos problèmes. Ce type d’intervention est souvent très mal accepté par les dirigeants marocains qui, pour beaucoup, sont des autodidactes qu’il faut savoir convaincre. Afin qu’une telle coopération puisse être fructueuse, il faut que des personnes jouent le rôle de relais. Pour ce faire, les cellules R&D des entreprises sont idéalement placées.
Int. : Votre méthode de purification du cobalt a-t-elle été reprise par vos grands concurrents tels que Rio Tinto ?
I. A. : Lorsque nous avons commencé à travailler sur le cobalt, seuls les industriels de l’uranium maîtrisaient la méthode de l’extraction liquide d’un métal par solvant. Mon manager de l’époque a considéré que c’était donc hors de portée pour notre petite équipe et a mandaté un consultant qui a rencontré à Londres le docteur Flet, référent mondial en la matière. Ce dernier lui a promis de nous envoyer des échantillons pour que « les chercheurs marocains puissent voir et toucher » ! Cette condescendance m’a mis hors de moi et, avec les trois collaborateurs de ma petite équipe, nous avons décidé de relever le défi de la séparation du cobalt et d’autres métaux. Nous nous sommes procuré un solvant, avons fait des essais et finalement démontré que nous pouvions le faire, le tout en mettant en lumière les nombreuses faiblesses de ce solvant produit au Canada par une société dont ce fameux docteur Flet était le conseiller. Quelque temps plus tard, c’est lui qui venait à Marrakech pour comprendre comment nous avions résolu le problème du calcium qui précipitait, faisait perdre du solvant et compliquait l’extraction du cobalt. Désormais, ce solvant amélioré est utilisé par tous les producteurs de cobalt.
Int. : Les investisseurs exigent des résultats toujours plus rapides et plus rémunérateurs. Comment concilier votre progression discrète et cette pression croissante ? Avez-vous des alliés, et si oui, de quelle nature ?
I. A. : Il faut en permanence se ménager des alliances, que ce soit au sein de l’entreprise ou de l’actionnariat. Nombreux sont ceux qui cherchent surtout à se faire valoir auprès des instances décisionnaires. Pour moi, dépenser autant d’énergie pour attirer sur soi l’attention de quelqu’un dont le seul souci est le profit est une erreur. Ce qui est important, c’est de convaincre la personne qui doit prendre la décision qu’il en va de son seul intérêt d’accepter ce que vous lui proposez. Nos vrais alliés sont plus souvent les conseillers du décideur que le décideur lui-même, et il faut savoir leur consacrer beaucoup d’attention et de temps pour éviter qu’ils ne vous desservent.
Vers une stratégie verte
Int. : Comment la stratégie énergétique de Sonasid a-t-elle été élaborée ?
I. A. : Désormais, 85 % de l’électricité consommée sur nos sites de Jorf et de Nador est d’origine éolienne, le Maroc ayant la chance d’avoir, jour et nuit, un régime de vent très favorable, et donc de ne pas avoir de problème de stockage de cette énergie. Nous y avons ensuite créé un champ photovoltaïque qui va nous permettre de dépasser les 90 % d’électricité renouvelable. Nous nous efforçons également de remplacer le fuel que nous utilisons en appoint par des huiles usagées, ce qui abaisse notre coût énergétique et réduit nos émissions de soufre.
Outre cela, nous avons mis en place un programme de réduction de notre consommation énergétique, qui a baissé de 8 % entre 2019 et 2021, notamment grâce à la chasse aux fuites et à la récupération de la chaleur des fours. Ce travail est permanent. Nous comptons également sur la digitalisation de l’usine pour réduire encore plus nos besoins énergétiques en maîtrisant mieux nos paramètres techniques.
Int. : Votre montée en gamme vers l’“acier vert” marocain vous permettra-t-il de faire face aux barrières érigées, en particulier par l’Europe ?
I. A. : Pour son implantation à Tanger, Renault a annoncé une usine zéro carbone, avec l’obligation de se fournir à 85 % avec des produits fabriqués au Maroc. Aujourd’hui, alors que ses fournisseurs sont à 60 % locaux, seule la question de l’acier subsiste. Le fait que le groupe Sonasid puisse fournir de l’acier vert va permettre d’améliorer le bilan carbone des véhicules Renault fabriqués au Maroc. Ce débouché local est donc extrêmement intéressant.
Nous nous efforçons d’identifier toutes les opportunités pouvant nous permettre de mieux marketer nos productions. Notre production de fibres d’acier à 100 % décarbonées nous permet désormais de nous positionner sur les marchés non seulement nord-américains, mais également européens, où les importations d’acier devraient prochainement être soumises à une taxe carbone. L’acier vert marocain pourra dès lors envisager de prendre, à terme, la place des aciers turcs ou indiens.
D’autres filières marocaines, comme celle des cimenteries, se tournent désormais vers l’énergie verte. Il en va de même pour l’industrie du phosphate ou pour la production d’hydrogène par électrolyse, activité dans laquelle le Maroc est en passe de devenir un acteur important et moins-disant, le pays disposant d’importantes ressources éoliennes et solaires.
Int. : Quels obstacles empêchent le Maroc de fabriquer ses propres batteries ?
I. A. : Au Maroc, nous avons beaucoup de phosphate et la batterie lithium-phosphate qui va bientôt apparaître va avoir un impact important sur le marché automobile en étant moins chère que la batterie lithium-nickel-manganèse-cobalt. Malheureusement, nous n’avons ni lithium ni graphite chez nous. Néanmoins, avec les éléments dont nous disposons, il est tout à fait envisageable d’implanter une gigafactory de batteries au Maroc. Pour cela, il nous faudra être capables de produire les précurseurs dont la qualité déterminera celle des batteries, ce que nous savons déjà faire dans nos laboratoires de Guemassa. Ensuite, il nous faudra trouver un partenaire attiré par les atouts du Maroc et disposé à nous associer à sa notoriété, ce à quoi les autorités du royaume travaillent.
Int. : Votre philosophie de l’action s’oppose à l’obsession des modèles décisionnels dans laquelle on entretient les étudiants, en particulier dans les écoles d’ingénieurs, ce qui en fait des managers distants. Comment les inciter à davantage s’inscrire dans cette recherche de l’action ?
I. A. : Ma philosophie de l’action est avant tout une philosophie du terrain. J’ai toujours eu du mal à comprendre les grands esprits qui rejettent les idées sans les avoir testées au préalable. Pourtant, beaucoup de découvertes majeures ont été le fait du pur hasard. Il arrive certes que certains étudiants préfèrent rester à Casablanca plutôt que d’aller sur un site minier. Une bonne relation préalable entre professeurs et chefs d’entreprise permet toutefois d’aplanir les difficultés et de bien orienter un stage en convainquant l’étudiant de son intérêt et du bénéfice qu’il en retirera.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE