- Trois exemples de start-up industrielles
- Notre vision du capital-innovation
- Le financement de start-up industrielles au sein du capital-innovation
- Le rendement du capital-innovation
- Les soutiens de l’État au financement des start-up industrielles
- Les sorties du capital-investissement
- Un bon écosystème financier ne suffit pas
- Comment attirer les investisseurs vers les start-up industrielles ?
- Investissements et performance environnementale
- Le rachat des start-up par les grands groupes
- L’État et le soutien aux start-up
Exposé de Jérôme Faul
Ayant guère l’opportunité de prendre du recul pour élaborer des théories sur le soutien aux start-up industrielles, j’interviendrai surtout à titre de témoin. L’exposé comprend un certain nombre de données chiffrées pour nourrir mon propos, mais ces données sont malheureusement assez hétérogènes, le sujet du financement des start-up industrielles n’ayant pas encore fait l’objet d’une monographie1.
J’ai débuté ma carrière dans une start-up en Californie, avant de rejoindre le centre de R&D de France Telecom (le CNET à l’époque). Puis, en l’an 2000, j’ai cofondé Algety Telecom, une start-up industrielle dans le domaine des télécommunications. Notre ambition était de révolutionner la transmission sur fibre optique, à l’aide du multiplexage en longueur d’onde. Cette technique permet d’augmenter le débit sur une fibre optique en y faisant circuler plusieurs signaux de longueurs d’onde différentes. Pour industrialiser la fabrication assez lourde de nos équipements, nous avons levé 200 millions de francs en 2000 (soit environ 30 millions d’euros). Cette levée de fonds – alors la deuxième plus importante de l’écosystème français – nous a permis de nous développer. Nous avons fusionné Algety Telecom avec une société américaine, que j’ai ensuite quittée en raison d’une mésentente. Je suis retourné chez France Telecom (avant qu’il ne s’appelle Orange) pour faire de l’opérationnel, et j’ai rejoint, il y a douze ans, Innovacom, la société de capital-risque qui avait financé Algety Telecom en 1998 et 1999, que je dirige aujourd’hui.
Le fonds Innovacom a été créé en 1988 par France Telecom pour accompagner la révolution du numérique dans le domaine des télécoms. Il s’est orienté ensuite vers les domaines de l’internet et des contenus. Innovacom est devenu indépendant en 2012 et se spécialise depuis dans l’accompagnement de start-up industrielles deep tech. Nous sommes présents dans de nombreux secteurs, à l’exception des biotechs, trop spécialisées.
Trois exemples de start-up industrielles
ITEN développe une nouvelle génération de microbatteries, à base de lithium et de céramique. Ces microbatteries révolutionnent le stockage de l’énergie. Leur densité de puissance est environ mille fois supérieure à celle des piles boutons classiques, pour une épaisseur de deux cheveux. Ce substitut performant et économique de la pile bouton classique ouvre le champ à tout un ensemble de nouveaux usages. Il est, par exemple, possible d’intégrer ces microbatteries dans des cartes à puce afin de renforcer leur sécurité ou dans des capteurs placés sous la peau pour recueillir des données médicales. Ces microbatteries rechargeables et entièrement recyclables répondent aux défis environnementaux.
Innovacom finance ITEN depuis son amorçage en 2014. Des premières levées de fonds de quelques millions d’euros ont permis de construire une usine dans la région lyonnaise. Cette usine peut produire quelques millions de microbatteries par an. Une deuxième levée de fonds récente, de 140 millions d’euros, permettra de répondre à la demande mondiale avec la construction d’une deuxième usine, d’une capacité de production annuelle de 100 à 200 millions de pièces. Cette usine engendrera non moins de 1 000 emplois.
Aura Aero sera sans doute la première entreprise à fabriquer un avion électrique hybride de transport régional à zéro émission de carbone. L’appareil, dont le design est en voie de finalisation, pourra transporter 19 passagers sur une distance de 400 kilomètres sans émission de CO₂. Un turbogénérateur alimenté par du kérosène, ou par les futurs carburants durables (SAF – sustainable aviation fuel), rechargera les batteries sur des trajets plus longs, pouvant atteindre 1 800 kilomètres. Les émissions de CO₂ seront réduites de 50 % pour un vol de 1 800 kilomètres et de 80 % pour un vol de 800 kilomètres. Cette société, basée à Toulouse, a été fondée par des anciens d’Airbus, qui transmettent le savoir-faire aéronautique français nécessaire à ce gros projet industriel. Innovacom finance Aura Aero depuis sa création en 2018.
MicroEJ, implantée à Nantes, édite des plateformes logicielles embarquées. L’entreprise a miniaturisé le système d’exploitation des petits appareils électroniques du quotidien, comme les montres, les machines à laver, les lampes. La puissance de calcul et la capacité en mémoire de leurs microprocesseurs étaient jusqu’ici trop limitées pour que l’on puisse ajouter facilement des applications à leur système d’exploitation. Ces appareils sont désormais accessibles aux développeurs d’applications qui en font des objets connectés. Le contexte de pénurie de composants électroniques amène aussi de nombreux industriels à s’intéresser à cette plateforme de logiciels embarqués.
Globalement, le portefeuille d’Innovacom compte plus de 20 sociétés industrielles. La plupart d’entre elles sont situées en Auvergne-Rhône-Alpes, autour de Lyon et de Grenoble, car nous avons de nombreuses sociétés dans le domaine des semi-conducteurs et de l’électronique. Les autres sociétés sont réparties entre la région parisienne, la Bretagne et l’Occitanie, quand elles ne sont pas à l’étranger – comme au Luxembourg, en Allemagne ou en Autriche.
Notre vision du capital-innovation
La start-up deep tech industrielle constitue le point de passage obligé pour accélérer la mise sur le marché d’une innovation issue d’un laboratoire privé ou public, avant qu’elle ne soit consolidée par un grand groupe. Les start-up sont les mieux placées pour faire de l’innovation de rupture. Elles partent d’une feuille blanche, réfléchissent différemment, sortent des processus habituels, inventent de nouveaux business models. Elles ne craignent pas de cannibaliser leurs produits. Néanmoins, elles ne disposent souvent pas des moyens financiers nécessaires à leur développement et, comme elles ne sont pas encore rentables, elles ne peuvent pas emprunter d’argent pour leur croissance. Le rôle d’un gestionnaire en capital-innovation est de leur apporter ces fonds. Son objectif sera de réaliser une plus-value au moment de la consolidation de la start-up dans un grand groupe.
Il s’agit là d’un schéma simplifié du processus de l’innovation. Les innovations proviennent aussi de “serial entrepreneurs” ; des start-up peuvent préférer se regrouper entre elles pour réaliser un build-up ; elles peuvent également se financer de façon autonome, par le biais d’une introduction en Bourse ou grâce au relais de nouveaux fonds de capital-investissement. Néanmoins, la vente à un groupe industriel est le schéma que nous privilégions chez Innovacom. Ce processus fonctionne bien en France, car nous avons de très bons laboratoires et de grandes sociétés de stature internationale. Le seul point critique de ce processus concerne la sortie du fonds au moment de la consolidation de la start-up, que j’aborderai ultérieurement.
Pour que des start-up industrielles telles qu’ITEN, Aura Aero et MicroEJ puissent devenir des championnes de leur industrie, il est impératif de leur offrir un continuum de financement. Le financement d’une start-up comporte trois étapes.
La première étape, l’amorçage, finance la start-up au moment de son démarrage, avec un apport d’environ 5 millions d’euros. Cela lui permet de passer de l’idée et du prototype à une première industrialisation et à une première commercialisation de son produit.
Ensuite, les séries A, B, C lèvent environ 50 millions d’euros pour que la start-up devienne une entreprise plus mature2.
Enfin, un dernier financement, de l’ordre de 500 millions d’euros, est nécessaire pour que la start-up se transforme en une championne de son industrie. Elle décidera alors d’être consolidée ou de poursuivre une existence autonome.
Un fonds de capital-innovation assure ce continuum de financement en répartissant son argent de manière équilibrée entre ces trois étapes. Les start-up deep tech à vocation industrielle captent 2 des 10 à 12 milliards d’euros investis chaque année dans le capital-innovation en France. Nos ressources nationales permettent d’amorcer 100 à 200 start-up, de financer 10 à 20 sociétés en séries A, B, C, et de soutenir 1 ou 2 sociétés dans les stades ultimes. Les moyens financiers dont on dispose en France sont trop limités pour disrupter plus d’un ou deux secteurs industriels à la fois.
Le financement de start-up industrielles au sein du capital-innovation
Le nombre de start-up industrielles françaises prête à débat. Le chiffre de 1 500 a été avancé en avril 2022, dans le cadre de l’annonce du plan Startups et PME industrielles par Bpifrance. De notre côté, nous avons recensé le mois dernier 349 start-up industrielles, après avoir compilé les start-up présentes dans les portefeuilles d’Innovacom et dans ceux de nos confrères depuis 2019.
Selon notre étude, ces start-up se concentrent sur les secteurs de l’industrie du futur (93 start-up), de l’énergie (67) et du transport (34). Les métiers concernés portent principalement sur le hardware (62 % des start-up) et le software (27 %), les services et les matériaux étant plus marginaux. Trois régions les accueillent principalement : Île-de-France (35 %), Provence-Alpes-Côte d’Azur (21 %) et Auvergne-Rhône-Alpes (15 %).
Les investissements dans les start-up industrielles ne sont pas clairement identifiés. Le baromètre annuel du cabinet EY sur les investissements du capital-risque en France ne fait pas apparaître le secteur de l’industrie en tant que tel. Les investissements relatifs aux start-up industrielles sont probablement répartis dans les cinq secteurs que compte l’étude (services internet, fintech, logiciels et services informatiques, life sciences et cleantech).
Les espérances de gains sont moins importantes pour une start-up industrielle que pour une start-up de l’immatériel. Avolta, une banque d’affaires spécialisée dans la tech, calcule la valeur des start-up selon leur chiffre d’affaires annuel et selon leur business model. La médiane du multiple pour les entreprises qui fabriquent des dispositifs (manufacturing) est de 2,2. Ce multiple est largement inférieur à celui du modèle par abonnement (3,4) ou du modèle de la commission (3,5). Les écarts sont encore plus élevés sur les quartiles supérieurs.
Cette différence s’explique par le “retard à l’allumage” des start-up industrielles. Les start-up du logiciel réussissent souvent à doubler leur chiffre d’affaires tous les ans. Leur valorisation suit donc une courbe exponentielle. Une start-up industrielle, en revanche, a souvent besoin de dix ans pour mettre au point son processus industriel. Lorsque l’usine est en mesure de tourner à plein régime, elle peut honorer un carnet de commande déjà bien rempli et son chiffre d’affaires bondit alors de façon quasi verticale. C’est seulement à ce moment-là que la valeur des start-up industrielles rejoint celle du monde immatériel.
Cela signifie que nos souscripteurs doivent être prêts à patienter dix ans avant que leurs investissements ne connaissent une très forte croissance. Leur confiance dans l’avenir doit être suffisamment forte pour ne pas céder à la tentation d’investir leur argent dans des fonds d’actifs immatériels aux retours plus rapides.
Le rendement du capital-innovation
Selon la dernière étude de France Invest (association professionnelle qui regroupe 400 sociétés de capital-investissement), la rentabilité annuelle du capital-investissement a été de 14,5 % sur la période de 2012 à 2021. Elle dépasse celles du CAC 40 et du CAC All-Tradable (11,3 %), de l’immobilier (5,7 %) et des hedge funds (3,5 %) sur la même période. La rentabilité du capital-innovation dépasse largement celle du capital-investissement, avec une rentabilité annuelle moyenne de 16,3 %. Des calculs effectués sur une période de cinq ans ou de quinze ans confirment cette surperformance.
La valeur d’un fonds de capital-innovation doit être multipliée par deux sur dix ans pour offrir un taux de rentabilité annuelle de 15 %. Une simulation montre l’importance de l’effort demandé. Le fonds de capital-innovation perd typiquement 15 % de sa valeur au moment de sa souscription, car il faut provisionner les frais fixes et les salaires pour la durée du fonds. Les 85 % restants sont investis dans une dizaine de sociétés. Trois d’entre elles pourront faire faillite et quatre permettre de récupérer peu ou prou la mise initiale. Il en restera alors trois sur lesquels la société de capital-innovation fondera ses espoirs. Pour doubler la valeur du fonds, il lui faudra par exemple vendre la première avec un multiple de 4, la deuxième avec un multiple de 6 et la dernière avec un multiple de 8.
La surperformance des fonds de capital-innovation attire des investisseurs professionnels, qu’il est difficile de caractériser avec précision. L’étude France Invest montre par recoupements qu’il s’agit principalement de fonds de pension étrangers. On trouve une forte proportion d’industriels parmi les investisseurs, car ce type d’investissement leur permet d’aller chercher de l’innovation en amont. Des particuliers investissent également dans des fonds communs de placement innovation (FCPI), en raison d’une fiscalité avantageuse. Selon France Invest, 50 000 particuliers ont investi au cours des quatre dernières années entre 5 000 et 6 000 euros par an dans des FCPI.
Les soutiens de l’État au financement des start-up industrielles
Bpifrance a annoncé différents dispositifs pour financer et aider à financer les start-up dans le cadre du plan Startups et PME Industrielles, dévoilé en début d’année. Ils sont au nombre de quatre.
Le premier d’entre eux, l’appel à projet Première usine, dispose de 550 millions d’euros pour financer des projets d’implantation sur le territoire d’une première usine, de démonstrateurs industriels ou d’unités de production mutualisées sur cinq ans.
Le Prêt nouvelle industrie, doté à hauteur de 150 millions d’euros pour 2022, finance des démonstrateurs industriels ou de petites usines pilotes.
Le deuxième fonds Société de projets industriels (SPI 2) poursuit l’action d’investissement direct du fonds SPI, créé en 2015 et dédié à la création de nouvelles activités industrielles en France. Il est doté d’1 milliard d’euros.
Enfin, le Fonds national de venture industriel est un fonds de fonds. Il est doté de 350 millions d’euros et il a pour objectif de favoriser l’émergence et la structuration du marché du capital-risque à vocation industrielle.
Ce dispositif de soutien aux start-up industrielles totalise un peu plus de 2 milliards d’euros. Notons qu’un peu plus d’1,7 milliard d’euros seront directement gérés par Bpifrance, tandis que les fonds privés géreront les 350 millions d’euros restants.
De son côté, le ministère de l’Économie reprend le principe du label Tibi3 pour l’orienter vers des sujets industriels. Le dispositif Tibi a été créé en 2020 pour amener les investisseurs institutionnels à financer des entreprises technologiques. Pour ce faire, un certain nombre de fonds d’investissement ont été labellisés. Actuellement, le dispositif Tibi 2 est à l’étude et devrait permettre aux start-up industrielles de bénéficier prochainement de l’apport financier des banques et des assurances.
Ronald Reagan disait : « The most terrifying words in the English language are : “I’m from the government and I’m here to help.” » Je suis assez de cet avis, mais j’avoue que nous aurions beaucoup de mal à soutenir les start-up sans l’intervention de l’État. Je regrette qu’il n’y ait pas plus d’investisseurs privés et que toute la politique de soutien aux start-up en général, et aux start-up industrielles en particulier, soit orientée par le Gouvernement, qui ne cesse d’ailleurs de renforcer son interventionnisme.
Le président de la République a dévoilé le plan France 2030 l’an passé. Ce plan prévoit d’investir 30 milliards d’euros sur cinq ans pour créer de nouvelles filières industrielles et technologiques. Je ne conteste pas la pertinence des sujets contenus dans cette feuille de route ; je rappellerai juste que nous avons connu par le passé 34 plans de reconquête. À chaque fois, les ministres d’un nouveau gouvernement souhaitent mettre en œuvre leur idée sur les sujets d’avenir. Ils devraient plutôt surfer sur l’innovation qui vient de la base et qui résulte du bouillonnement des idées des entrepreneurs.
L’industrie française est organisée en filières, elles-mêmes structurées par les grands groupes. Ces filières contrôlent dans une large mesure l’innovation. L’accès des start-up au financement de l’innovation est difficile dans la mesure où elles entrent en concurrence avec ces groupes. À titre d’exemple, le plan France 2030 prévoit de financer le développement de l’aviation décarbonée, en octroyant 800 millions d’euros aux grands groupes et 400 millions aux start-up. Emmanuel Macron a dû taper du poing sur la table pour que les grands industriels de l’aéronautique cessent d’essayer de récupérer l’enveloppe destinée aux start-up ou, tout au moins, cessent de décider des start-up qui pourraient en bénéficier.
Les sorties du capital-investissement
Selon France Invest, 4,7 milliards d’euros ont été désinvestis du capital-investissement au cours du premier semestre 2022. L’étude montre que près de la moitié (45 %) des rachats sont effectués par les sociétés de capital-investissement elles-mêmes. Ces dernières recyclent les projets entre elles, au travers de LBO successifs qui refinancent ces projets. On note aussi la part importante des industriels (23 %) dans les rachats. France Invest ne donne pas de chiffres détaillés pour le capital-innovation.
Quand je dirigeais l’activité capital-innovation, nous avions lancé une étude chez France Invest, avec la direction générale des entreprises, pour identifier les facteurs bloquant la sortie du capital-innovation. Sept facteurs essentiels ont été identifiés :
• le manque d’argent ne permet pas aux start-up de se développer suffisamment pour devenir attractives ;
• la valorisation des start-up a fortement augmenté et, de ce fait, leur prix élevé dissuade un certain nombre d’acheteurs potentiels ;
• les grandes entreprises françaises sont trop peu disposées à acheter des start-up. Elles sont persuadées de pouvoir réaliser ce que font les start-up en six mois, voire un an ;
• les grandes entreprises étrangères sont freinées dans leur acquisition. Les règles changent sans arrêt en France, ce qui ne rassure pas les investisseurs étrangers à la merci d’un changement de politique ;
• le marché boursier français n’est pas en mesure de générer des sorties satisfaisantes. Nos confrères nippons introduisent quasiment toutes les start-up en Bourse, tant les Japonais sont friands d’achats boursiers ;
• le marché “secondaire” est inexistant pour le capital-innovation. Les fonds comme le nôtre ne rachètent pas des start-up à d’autres fonds. Ces opérations d’achat sont compliquées à mettre en œuvre et les moyens financiers des fonds de capital-innovation sont relativement limités ;
• le cadre institutionnel et légal français est peu favorable.
Un bon écosystème financier ne suffit pas
Un bon écosystème financier ne suffit pas pour soutenir des start-up industrielles. Il faut aussi un écosystème amont et aval. L’amont doit favoriser l’émergence de projets de qualité, en transformant les inventions en véritables innovations. L’aval doit impliquer les industriels au plus tôt dans les projets, afin de les amener à racheter les start-up au moment opportun.
Les biotechs ont adopté avec succès ce modèle. Les grands laboratoires ont externalisé depuis un certain temps leur R&D dans les start-up. Cela leur a permis de mettre au point le vaccin contre la Covid-19 à une vitesse inégalée. Ce modèle, également adopté par le monde de l’internet, se diffuse dans un nombre croissant de secteurs. L’antagonisme entre les grands groupes et les start-up est contreproductif. Nous essayons, chez Innovacom, d’allier ces deux mondes le plus en amont possible, pour assurer l’enchaînement des écosystèmes. Des start-up industrielles qui sont bien parties pour faire prochainement parler d’elles, illustrent cette pratique : nous réaliserons d’importants progrès chirurgicaux grâce aux robots de Moon Surgical ; Exotrail va permettre de placer des satellites sur de nouvelles orbites ; Verkor construit actuellement une gigafactory de batteries faiblement carbonées pour le marché européen des véhicules électriques.
Débat
Comment attirer les investisseurs vers les start-up industrielles ?
Un intervenant : Comment attirez-vous les investisseurs vers des start-up industrielles ? Les risques sont importants, les délais d’attente sont longs avant que leur valeur ne décolle et les multiples de sortie sont plus faibles que ceux des start-up de l’immatériel...
Jérôme Faul : On peut choisir de faire du capital-risque selon un modèle statistique ou selon un modèle plus qualitatif. Avec le modèle statistique, on investit dans un grand nombre de sociétés. L’une d’elle finit par rapporter 100 fois la mise, ce qui permet de compenser toutes celles qui n’ont pas fonctionné. C’est le modèle du fonds Kima Ventures de Xavier Niel, qui effectue un ou deux investissements par semaine. Ce modèle offre une belle performance moyenne, mais au prix d’un très fort taux d’échec.
Notre approche est plus qualitative. Nos investissements sont moins nombreux, mais mieux qualifiés. Le taux d’échec est faible, de l’ordre de 15 à 20 %, et la plupart de nos sociétés atteignent un multiple de 3. Le plus souvent, nous saisissons l’opportunité de sortir une société dès que sa valorisation atteint ce multiple, sans que nous nous posions la question de savoir si elle pourrait valoir plus dans le futur.
Il nous arrive de sortir l’une de nos sociétés avec un multiple de 6, 8 ou plus. Nous avons accompagné pendant quatorze ans une start-up suisse qui fabrique les capteurs d’identification faciale que l’on trouve dans les smartphones. Nous avons vendu cette société, qui compte 200 employés et qui vend plusieurs centaines de millions de capteurs par an, pour un montant d’1,6 milliard d’euros, soit une sortie avec un multiple de 10. La croissance de la valeur de cette entreprise de hardware était en forme de marche d’escalier, nous avons souhaité attendre avant de sortir.
Int. : Pour persuader les investisseurs, quel est votre narratif ?
J. F. : Nous adaptons nos arguments selon la nature de nos fonds. Nous avons trois types de fonds différents, calqués sur les trois phases de financement : l’amorçage, l’accompagnement et le late stage. Les fonds d’amorçage visent plutôt des souscripteurs industriels. Nous leur vendons l’aspect stratégique de l’investissement, après les avoir rassurés sur la bonne performance attendue des fonds. Ils vont énormément apprendre, qui sur la fabrication des batteries, qui sur la fabrication des avions électriques, qui sur la décarbonation d’une industrie. Ces gains stratégiques vont bien au-delà de la veille technologique, car dans l’industrie comme ailleurs, tout tient dans l’exécution. Le late stage s’adresse à des investisseurs institutionnels. Nous leur vendons le côté dérisqué de nos entreprises. Leurs processus industriels sont au point, les clients sont là, ils ont passé les commandes et ils n’attendent plus que d’être livrés. Il n’y a de risque ni sur le produit, ni sur la technologie, ni sur le marché. Le seul risque auquel s’exposent les investisseurs, c’est le risque industriel du passage à l’échelle.
Int. : La part des family offices dans la souscription des fonds est de plus en plus importante. Ces capitaux-risqueurs sont-ils différents des autres investisseurs ? Apportent-ils quelque chose à l’activité dans laquelle ils investissent ?
J. F. : Nous n’avons pas accès à l’ensemble des family offices en raison de notre effectif restreint, mais nous travaillons avec quelques-uns. Les family offices sont souvent experts sur un sujet, sur une industrie, ou encore sur une thématique particulière. Ils peuvent nous aider à trouver et à analyser des sujets qu’ils accompagneront avec nous par la suite.
Nous travaillons, par exemple, avec un family office fondé par le médecin qui a mis au point la pilule du lendemain4. Ce médecin investit en direct dans des sujets médicaux qu’il connaît bien. Il passe par nous pour les sujets médicaux qu’il connaît moins bien parce qu’ils ont une forte composante technologique ou numérique.
Investissements et performance environnementale
Int. : Comment le capital-risque aborde-t-il les questions de la décarbonation ou, plus largement, d’impact environnemental ? Avez-vous créé des fonds spécifiquement axés sur ces thématiques ?
J. F. : La décarbonation est un sujet incontournable. Pour autant, Innovacom ne souhaite pas monter un fonds dédié à la décarbonation. Le fonds que nous levons en ce moment apportera de l’innovation à l’industrie. Les nouveaux produits conçus et fabriqués par les start-up industrielles seront plus efficaces que les précédents. La réduction des émissions de CO₂ fait partie de ce gain d’efficacité, tout comme la réduction de l’utilisation de ressources. Nos microbatteries au lithium consomment beaucoup moins de lithium que les batteries actuelles, à puissance et énergie équivalentes. Nous accordons de l’importance aux sujets de l’environnement. D’ailleurs, une partie de la rémunération de notre prochain fonds sera indexée sur la performance environnementale des sociétés.
Int. : Comment mesurez-vous la performance environnementale, au-delà de la décarbonation ?
J. F. : L’impact environnemental du capital-risque est un sujet complexe. Prenons l’exemple d’Aura Aero. L’entreprise a beau être vigilante, construire une usine à haute valeur environnementale, il n’empêche que son impact environnemental reste négatif tant que ses avions électriques ne remplaceront pas des avions volant au kérosène. Ce n’est que lorsque ce remplacement sera effectif que l’impact d’Aura Aero sur l’environnement deviendra énorme. Mais Innovacom sortira sans doute d’Aura Aero bien avant que son premier avion n’ait été certifié, fabriqué et vendu à une première compagnie aérienne. Nous aurons accompagné la société pendant toute la période où elle aura eu un bilan négatif, alors que nous devrions pouvoir bénéficier du futur impact positif que nous avons contribué à rendre possible. Nous sommes en train de définir, avec une société de conseil, la méthodologie qui nous permettrait de quantifier l’impact environnemental ex-post de nos fonds, à l’aide du scope 35.
Le rachat des start-up par les grands groupes
Int. : Comment expliquer que les grandes entreprises industrielles n’investissent pas plus dans des fonds comme Innovacom ? Elles sont pourtant sensibilisées depuis plus de deux décennies aux vertus de l’innovation ouverte, elles savent que les start-up peuvent leur apporter des connaissances stratégiques et elles sont habituées à gérer le risque, ainsi que la longueur des cycles industriels. Ne s’agirait-il pas d’un mécanisme de défense du corporate venturing, qui verrait dans les fonds de capital-risque une remise en cause de leur compétence et de leur expertise ?
J. F. : C’est avant tout un problème de culture. De nombreux dirigeants de nos grandes entreprises n’ont pas encore pris la pleine mesure de ce dont les start-up sont capables. Ils ne peuvent pas imaginer, par exemple, qu’une start-up puisse se lancer dans la fusion nucléaire. Ils ne savent pas que 25 start-up dans le monde se penchent actuellement sur ce sujet ni que Bill Gates finance l’une d’entre elles. Des patrons peuvent être amenés à investir dans nos fonds parce qu’ils ont été déstabilisés par des start-up. Le patron de SEB n’arrivait pas à comprendre comment sa compagnie centenaire avait pu passer à côté de la première balance connectée, qui venait d’être lancée par la start-up Withings. Pour empêcher que cette situation ne se reproduise, il a pris tout un ensemble de décisions. Il a créé une équipe de corporate venturing, il a investi dans des fonds, il a investi en direct et il a mis en place de l’open innovation avec les start-up. Mais il lui a fallu cet électrochoc.
Les grands groupes sont peu enclins à l’achat de nos entreprises. Ils avancent qu’ils pourraient faire la même chose avec leur équipe de R&D, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils n’en sont pas capables. Les responsables de l’innovation, de la technique et de la R&D se sentent remis en cause par des projets extérieurs. Nous devons donc nous adresser directement aux patrons de ces grands groupes, qui peuvent être très anti-start-up. Néanmoins, il a suffi d’un achat pour que le patron d’un groupe français de l’énergie devienne un fervent supporter des start-up.
Je suis réservé sur le modèle du corporate venturing. Je n’ai pas connaissance d’une start-up soutenue par du corporate venturing qui soit devenue une star. Une start-up ouvertement soutenue par un grand groupe aura du mal à développer des relations commerciales avec les concurrents de ce groupe. Elle aura aussi du mal à trouver des financements complémentaires. Rien ne garantit qu’un nouveau directeur financier ne cessera pas de financer une start-up, alors qu’il faut investir sur un temps long. Ce risque est élevé, car les directions financières des grands groupes tournent tous les trois à cinq ans. L’avantage de passer par des fonds comme les nôtres est de pouvoir faire du “multi-corporate venture capital”. L’investisseur est masqué, mais il dispose de toutes les informations d’un actionnaire direct.
Int. : De nombreuses histoires d’intégration ratée d’entreprises circulent dans les grands groupes. Ces derniers ne sont-ils pas réticents au rachat d’une entreprise au prix fort parce que son intégration peut être vouée à l’échec ?
J. F. : TotalEnergies nous a racheté une société spécialisée dans la fabrication de bornes de recharge pour les voitures électriques. Le Groupe en a fait sa division de recharge électrique. L’intégration est réussie lorsque l’entreprise transforme la start-up en business unit et que celle-ci dirige la nouvelle activité de l’entreprise. Certains échecs d’intégration nous amènent à penser que l’entreprise a racheté une start-up pour faire disparaître un concurrent potentiel ou pour faire disparaître une technologie qui aurait pu alimenter la concurrence. Il arrive aussi que la responsabilité d’une mauvaise intégration soit partagée. Un jeune patron qui débarque dans un grand groupe peut être mal accueilli s’il explique aux équipes en place depuis vingt ans qu’elles s’y sont toujours mal prises. Je milite pour que les personnes des deux mondes se rencontrent bien avant l’intégration, afin qu’elles apprennent à se connaître et évaluent leurs apports respectifs. Nous essayons d’être le plus exigeants possible lors des processus de cession, parce que les parties ont tout à gagner d’une intégration réussie.
L’État et le soutien aux start-up
Int. : Le bouillonnement nécessaire au financement des start-up comporte une part d’indicible. L’investisseur paie pour voir et mise sur des dimensions qui ne sont pas forcément évaluables. L’État bâtit de son côté des plans de soutien financier aux start-up peu originaux, qui s’appuient sur des thématiques classiques et évidentes. Peut-on améliorer le rapport de l’État au financement des start-up ?
J. F. : Les idées de start-up affluent de façon massive, car les entrepreneurs se comptent aujourd’hui par millions à l’échelle de la planète. Innovacom a la capacité de traiter le dealflow de son domaine. Nous sommes suffisamment connus et réputés pour que les sujets d’innovation technologique à vocation industrielle nous soient naturellement adressés. Nous sélectionnons alors les meilleurs projets, nous nous assurons de la qualité des équipes, puis nous finançons les start-up.
Les responsables de l’État sont très compétents, mais ils ne sont pas suffisamment nombreux pour recueillir, évaluer et traiter les dossiers des entrepreneurs. Ils peuvent avoir de bonnes idées, mais le temps de leur mise en œuvre n’est pas compatible avec le rythme qu’impose la concurrence mondiale. Ils sont aussi emprisonnés par le carcan des procédures. Nous observons ces limites également dans les grandes structures. Le temps de réaction des corporate ventures devant une décision importante peut être de trois à quatre mois, là où une société comme Innovacom répond en un jour ou une semaine si nous consultons notre comité d’investissement.
Les projets les plus enthousiasmants attirent les meilleures compétences, souvent en provenance de grands groupes. Une start-up allemande, spécialisée dans l’intelligence artificielle dans le domaine de la défense, compte déjà 170 ingénieurs experts en intelligence artificielle, alors que Thales n’en compte que 30 et Nexter que 10.
Int. : Peut-on améliorer la qualité de l’environnement et de l’écosystème français ? Que peut faire l’État, au travers de Bpifrance ou de France 2030, pour offrir un écosystème plus favorable au développement des start-up industrielles ?
J. F. : L’État français doit commencer par garantir la stabilité du cadre réglementaire, fiscal et juridique. Cette absence de stabilité détourne un trop grand nombre d’investisseurs étrangers de notre pays. L’État doit réduire ses interventions directes, se placer en garant et laisser les acteurs privés travailler.
La situation dominante de Bpifrance me paraît intellectuellement gênante, car elle établit les règles de marché. Dans le cadre du plan de soutien aux start-up industrielles, Bpifrance a annoncé qu’elle allait gérer directement un fonds d’1 milliard d’euros, alors que la trentaine de gestionnaires de fonds allaient se partager les 350 milliards d’euros restants.
Le mécanisme des PGE (prêts garantis par l’État) mis en place au début de la crise de la Covid-19 a bien fonctionné. Cette garantie a incité les banques à prêter de l’argent aux PME en difficulté lors du confinement. Par la suite, les entreprises ont pu se développer, grâce à cet apport financier. La garantie de l’État a eu un effet extrêmement bénéfique pour l’économie alors que son coût a été négligeable. De plus, l’État ne décaisse pas l’argent du contribuable avec une garantie, alors qu’il doit le faire pour financer les investissements de Bpifrance.
L’État devrait s’inspirer de la vision et de la gestion à long terme de certains fonds de pension américains. Par exemple, le fonds de pension des instituteurs du Texas gère 400 milliards de dollars. Sa vision et sa gestion sont sur du long terme, car il doit garantir les retraites des instituteurs qui cotisent pendant des décennies.
Int. : Quel pays pourrait servir de modèle pour améliorer la situation en France ? Finalement, notre système ne serait-il pas plutôt complet ?
J. F. : Effectivement, l’écosystème français est plutôt complet. Nous avons la chance d’avoir ce continuum entre les laboratoires, les start-up et les grands groupes, que d’autres pays n’ont pas. Les innovations des laboratoires offrent un très bon terreau de développement aux start-up. Les start-up peuvent être reprises par de grands groupes nationaux d’envergure mondiale puisque ces derniers sont présents dans quasiment tous les secteurs industriels. Nous devons tirer parti de la force de notre écosystème et c’est la raison pour laquelle Innovacom travaille en amont avec des laboratoires et en aval avec des grands groupes.
Nous pourrions améliorer l’attractivité des investissements en France en jouant sur certains paramètres. À titre d’exemple, en Israël, lorsqu’une personne vend sa société, elle peut bénéficier d’abattements fiscaux importants si elle réinvestit son argent dans des fonds.
1. À noter cependant, Caroline Granier, Industrie et start-up : des destins liés ?, Les Docs de La Fabrique, Presses des Mines, octobre 2021 – NDLR.
2. Schématiquement, la série A vise à accélérer le développement de la start-up, la série B à changer l’échelle de la start-up, le plus souvent en l’internationalisant, la série C à accélérer la croissance de l’entreprise, par des gains de parts de marché ou le rachat de concurrents.
3. Philippe Tibi est le président du projet Financement Scale-Up au ministère de l’Économie. Il est à l’origine du label qui porte son nom.
4. André Ulmann, « Créer une entreprise pharmaceutique sans capital », séminaire Management de l’innovation du 10 décembre 2003, et « HRA Pharma : le succès par l’exigence et la pertinence thérapeutique », séminaire Aventures industrielles du 19 mars 2013 – comptes rendus disponibles sur www.ecole.org.
5. Le scope 3 désigne les émissions indirectes situées dans la chaîne d’approvisionnement d’une organisation, c’est-à-dire celles qui sont indirectement liées à son activité. Pour une société de financement, il s’agit des émissions engendrées par les projets qu’elle finance.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Erik UNGER