Exposé d’Alex Jaffray
Si une image vaut mille mots, je suis convaincu qu’un son vaut mille images. Songez à la première musique d’Ennio Morricone qui vous vient à l’esprit : immédiatement surgissent une ambiance, des paysages, des “trognes”... Pour ma part, c’est la bande-son du Casse – l’un des quatre disques que possédaient mes grands-parents, chez qui j’ai grandi – qui a servi de révélateur : j’avais beau ne jamais avoir vu le film, je percevais un suspense ludique, des personnages goguenards. Comment, avec quelques notes, pouvait-on susciter un tel imaginaire et une telle émotion ? De là vient mon désir de faire de la musique, non pour devenir une rock star, mais pour sublimer des images.
C’est ainsi que j’ai cofondé, il y a vingt ans, l’agence Start-Rec, avec Domitille Mahieux et Gilles Facérias. Cette agence crée et produit des musiques pour le cinéma et la publicité et, surtout, des identités sonores de marques – nous avons travaillé pour Renault, Alstom, BNP, France 2, TF1, EDF, L’Oréal et bien d’autres.
Imaginaires musicaux
Avant même d’être nés, vous et moi avons tous entendu le même premier son : le cœur battant de notre mère. Nous avons exercé notre ouïe avant l’odorat et le toucher. Aussi le son et la musique renvoient-ils au plus profond de notre âme. Remontons le temps : comment pouvait sonner le premier instrument ayant résonné sur terre ? L’archéologie laisse penser qu’il y a 40 000 ans, alors qu’ils faisaient rôtir un vautour, des hommes de Cro-Magnon ont eu l’idée de souffler dans une patte du volatile. Le bruit n’étant pas tout à fait à leur goût, pour en moduler la tonalité, ils ont percé quelques trous supplémentaires dans l’os, en plus de ceux qu’y avaient laissés les incisives d’un loup. Ce fut le premier appeau, la première flûte, et, peut-être, l’origine de la musique.
Montrer l’invisible
En Occident, la musique s’est construite sur deux harmonies principales : l’harmonie majeure, ensoleillée, positive et volontaire, et l’harmonie mineure, qui évoque, pour moi, l’image d’un joli petit chaton... passant de vie à trépas.
Un simple changement d’harmonie peut transformer une bluette en drame : le fameux thème du Parrain en mode mineur, annonciateur d’une tragédie, était à l’origine un air assez guilleret, en mode majeur, composé par Nino Rota pour le film Fortunella. [https://www.youtube.com/watch?v=YWGYsINCl8c] De même, le thème sautillant qui illustre les publicités des collants Dim depuis 1970 était, à l’origine, un air triste et lent de Lalo Schifrin, joué à la flûte en sol pour le film The Fox. [https://www.youtube.com/watch?v=AlzUfzOl2kQ]
La fonction essentielle d’une musique destinée à l’image est de montrer l’invisible. Notez que Camille Saint-Saëns fut le premier à composer pour le cinéma, en 1908, pour L’Assassinat du duc de Guise. À l’époque, toutefois, il s’agissait moins de rythmer l’action que de couvrir le vacarme du projecteur...
Il suffit de changer la bande-son de n’importe quelle scène de film pour en modifier radicalement la perception. Prenons la séquence finale de L’Arnacœur, dont Start-Rec a produit et écrit la musique : alors qu’elle paraît interminable et maladroite en silence, elle devient une envolée romantique une fois qu’elle est mise en musique. La différence est telle que le montage même semble avoir changé. Avec le réalisateur Pascal Chaumeil, nous avions choisi d’illustrer cette scène, qui consacre un amour impossible, par une chanson de Peter von Pœhl, The Story of the Impossible, dont nous avons refait l’arrangement orchestral. [https://www.youtube.com/watch?v=JhJMtPw9u-s]
La bande-son de certains films est parfois trop forte ou trop faible, en désaccord avec le récit. La romance de deux étudiants dans une chambre de bonne s’accommodera mal du thème de Star Wars, de même que l’odyssée d’un vaisseau spatial s’accommodera mal d’un quartet de Schubert ! La musique et l’orchestration doivent soutenir le sens du récit. Le thème d’Indiana Jones caracole ainsi avec fantaisie, à l’image du héros, dont il décrit même le parcours : la musique simule une quête ascensionnelle ponctuée par des dégringolades et se termine en fanfaronnade – car l’Arche perdue est finalement retrouvée.
Le pouvoir du “ver d’oreille”
Que nous travaillions pour des fictions, des identités sonores de marques ou des événements, nous cherchons à faire le pas de côté qui éclairera le sujet sous un jour différent et retiendra l’attention. La musique a toujours été un vecteur d’expression de prédilection des marques. Les réclames chantées de naguère n’hésitaient pas à marteler le nom du produit, pour bien le faire entrer dans la tête du consommateur. J’ai compté 15 occurrences de « Banania » dans un spot d’une quinzaine de secondes. Depuis, les publicitaires font preuve de plus de finesse... Ils connaissent le pouvoir d’une simple ritournelle qui vous trotte dans la tête toute la journée, alors que vous seriez bien en peine de dessiner le logo de la marque correspondante. Quincy Jones – qui fut, entre autres, le producteur de Michael Jackson – demande qu’on lui joue tout nouveau morceau au piano avec un doigt, sans “chichi” : seules passent le test les mélodies suffisamment fortes, que l’on peut siffloter. Les musiciens allemands appellent “vers d’oreille” ces airs dont on ne peut pas se débarrasser.
Cette force de la musique me fascine. On la retrouve au plus haut point dans Rencontres du troisième type, de Steven Spielberg, où une équipe de scientifiques communique avec des extraterrestres grâce à une petite mélodie de cinq notes. Comment celles-ci ont-elles été choisies ? Le compositeur John Williams raconte que sans l’échéance du tournage, il serait encore en train de chercher l’air parfait ! Il a proposé 192 modulations au réalisateur avant de le convaincre. Cet air, que vous avez certainement en tête, se compose de trois notes interrogatives dessinant une question, suivies de deux notes plus affirmées apportant une résolution. [https://www.youtube.com/watch?v=07soaxSeooo] La majorité des identités sonores adoptent d’ailleurs ce principe de résolution harmonique, qui est inscrit au plus profond de la tradition musicale occidentale. Il revêt un aspect rassurant et chaleureux, que notre cerveau affectionne à tel point qu’il libère de la dopamine quand il l’entend. Coupez un morceau de blues avant l’accord de résolution, vous vous sentirez désemparé !
Comment sonne une marque ?
Start-Rec s’est vu confier le “territoire sonore” de Renault. Depuis les années 1980, cette marque est associée au titre de Robert Palmer Johnny and Mary [https://www.youtube.com/watch?v=aPPsVo2902A], que l’on peut jouer avec un doigt et siffloter – tout comme la chanson Every Kinda People, du même auteur, devenue l’emblème de Heineken. Dans ces deux titres, l’introduction dure trente secondes, ce qui est précisément la durée d’une publicité.
Séduire sans lasser
S’il est tentant, pour une marque, d’employer une chanson populaire, ce n’est pas sans risque : lorsque la chanson est trop connue, elle devient une scie et provoque le rejet. Quand nous avons commencé à travailler sur la nouvelle plateforme de marque de Renault, nous avons voulu renouer avec l’époque où le constructeur jouissait d’une empreinte musicale forte. Nous avons promené la mélodie de Johnny and Mary dans différents univers, afin de la renouveler et de lui donner de nouvelles colorations. Pour accompagner la révélation du nouveau logo, nous en avons imaginé une version “à la Daft Punk”, clin d’œil à une patte française capable de conquérir le monde. [https://www.youtube.com/watch?v=d4Ekz7wjqLw] Ce faisant, nous capitalisions sur un titre qui était entré dans l’inconscient collectif.
Pour promouvoir la gamme E-Tech de Renault, nous avons proposé à la chanteuse suédoise Hanna Hägglund de livrer sa version de Johnny and Mary. [https://www.youtube.com/watch?v=Vi1bPGVFpFc] L’artiste français Rover a fait de même pour le lancement de l’Arkana. [https://www.youtube.com/watch?v=FUuvb6rVtSU] Cette collection d’interprétations forme un territoire musical. Au centre de celui-ci, il restait à créer le tag de la marque, cet élément sonore de trois à cinq secondes qui signe l’identité de Renault, et qui accompagne généralement l’apparition du logo à l’écran.
Comment exprimer une marque en notions musicales ? Quelles notes la caractérisent ? Seule une analyse stratégique permet d’y répondre. Pour élaborer un tag sonore, il faut commencer par explorer les valeurs de l’annonceur. Dans le cas de Renault, nous aurions pu condenser la mélodie de Johnny and Mary en quelques secondes, mais, le morceau étant déjà très connu et associé au constructeur, nous risquions de susciter de la lassitude.
Nous avons articulé notre recherche autour de trois valeurs, à commencer par l’ouverture. Celle-ci se traduit par une nappe harmonique dans un accord majeur, qui donne l’impression qu’un espace accueillant s’offre à vous, qu’un horizon apparaît. Nous voulions par ailleurs instiller des sonorités hybrides, entre électronique et voix, pour symboliser une technologie au service de l’humain – pour une marque de luxe ou de cosmétiques, en revanche, nous aurions privilégié une voix pure, non retravaillée par le numérique. Sur la nappe originelle se pose ainsi une voix en accord légèrement stylisée sous la forme d’un sound design, qui poursuit l’impression de mouvement et d’ouverture, et qui apporte de la chaleur – un rayon de soleil point à l’horizon. Nous voulions enfin intégrer des éléments organiques et cycliques, qui incarnent les engagements de la marque : offrir des solutions de mobilité hybrides ou électriques qui ne nuisent pas à l’environnement. Ce caractère cyclique et vivant nous a conduits à introduire un rythme qui fasse penser à des pulsions cardiaques ou à de larges percussions. Le résultat assemble ces trois dimensions. [https://www.youtube.com/watch?v=sqVtN4OFY3k] Le principe du tag est de créer une empreinte, comme un pas dans la neige. En l’occurrence, il décrit une entreprise qui va de l’avant, qui se déploie et qui mise sur l’humain.
Voyons maintenant comment créer un univers de fiction grâce à une musique de publicité. À l’occasion du lancement de la Megane E-Tech 100 % électrique, Renault voulait illustrer le passage du cheval-vapeur à la puissance électrique (« From horsepower to electric power »). Le spot publicitaire met en scène une ville où une escouade de cavaliers côtoie des véhicules dans une belle harmonie. Notre recherche de thèmes musicaux s’est arrêtée sur le titre Power des Pachanga Boys, aux tonalités modernes et électro... mais pour le moins répétitives. [https://www.youtube.com/watch?v=oQlJS8QVD6U] Il fallait l’étoffer pour scander la narration et introduire tout à la fois du mouvement et de l’émotion. Nous y avons plaqué des percussions, qui évoquent le galop des chevaux, et des guitares, qui donnent du rythme. Quant à la touche émotionnelle, quelle plus belle référence pouvions-nous choisir que l’air de soprano d’Il était une fois dans l’Ouest ? Nous nous en sommes inspirés pour composer une strate supplémentaire de cordes et de chœurs. Le résultat est un assemblage de toutes ces dimensions. Il a, me semble-t-il, la saveur de l’évidence. [https://www.youtube.com/watch?v=4crrnr036wo]
Start-Rec a également élaboré l’identité sonore d’EDF. À la différence de Renault, cette entreprise ne renvoyait pas immédiatement à une identité sonore. Nous nous sommes toutefois rappelé le beau spot télévisé qu’elle avait créé dans les années 1980, sur un thème musical dû au compositeur Jacques Loussier, Pulsion, qui restait très actuel [https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/publicite/pub3249385004/edf] – le rappeur américain Eminem l’a d’ailleurs repris dans une de ses chansons. Contrairement au Johnny and Mary de Renault, ce morceau n’avait pas été “usé” par des passages répétés à la radio. Nous pouvions nous en resservir. Nous avons demandé à la jeune artiste électro française DeLaurentis de le revisiter, pour en tirer une mélodie et un tag. [https://www.youtube.com/watch?v=PEANcMQcKFM]
La matrice et les territoires musicaux
J’en viens à TF1, pour laquelle nous avons imaginé une identité sonore répondant à sa devise : Partageons des ondes positives. L’exercice était différent de celui que j’ai décrit précédemment, car, autant l’identité sonore d’une marque comme Renault ou EDF est un objet quasiment immuable, autant celle d’une chaîne se décline en plus d’une centaine de versions – selon, par exemple, que l’habillage du jingle de publicité évoque Noël, les vacances d’été, etc. Nous avons décliné une matrice dans une infinité de territoires. La matrice reprend le principe de la question-réponse, avec trois notes interrogatives, montantes, appelant trois notes conclusives, descendantes. [https://www.start-rec.com/fr/work/tf1-habillage-identite-sonore/] Pour TF1 Studio, unité de la chaîne dédiée au cinéma, nous avons conçu une version symphonique de la matrice, renvoyant aux bandes-sons des longs métrages. [https://www.start-rec.com/fr/work/tf1-studio-identite-sonore/]
Il est toujours instructif de promener une identité sonore dans différents univers, pour tester sa robustesse. La musique de Dim, par exemple, fonctionne encore, qu’elle soit adaptée en bossa nova, en tango ou autres. Elle garde son aspect ludique, ingrédient qui me paraît dans tous les cas indispensable : une identité sonore trop sérieuse ne crée pas d’attachement. Celle de TF1 a fait ses preuves : les enquêtes montrent que 87 % des personnes l’attribuent immédiatement à la chaîne. Quand cette dernière a changé d’habillage visuel, en 2021, elle a d’ailleurs gardé son empreinte sonore. Ses jingles publicitaires ont toutefois raccourci, passant de quatre à trois secondes, et ont changé de principe : le mot pub apparaît, et une onde lumineuse se propage. Il aurait été risqué de condenser le thème de la chaîne sur une durée si courte ; la lisibilité de la mélodie n’aurait pas survécu à cette compression. Aussi n’avons-nous repris que les trois premières notes interrogatives, suivies d’un accord majeur qui reprend les trois notes initiales, mais jouées simultanément. [https://www.youtube.com/watch?v=SLONnWMDfRI]
Nous avons également conçu le générique de la série Scènes de ménages, qui décrit avec humour des couples qui s’aiment et se chamaillent. Pour transposer musicalement l’idée de dispute, nous avons d’abord assemblé deux genres antinomiques, le rock et le classique. Le résultat était intéressant, mais trop littéral. Nous avons poursuivi les essais, jusqu’au jour où, en observant ma propre compagne, j’ai eu une révélation : c’était le haka des rugbymen néozélandais qui symbolisait le mieux la tension entre partenaires ! En contrepoint de ce chant guerrier, un air de tango enflammé s’imposait. Le générique de Scènes de ménages mêle ces deux univers avec légèreté. [https://www.start-rec.com/fr/work/m6-scenes-de-menages-habillage-sonore/]
Pour finir, si vous doutez encore de la puissance de la musique, je vous invite à regarder la bande-annonce du terrifiant Shining en lui adjoignant, comme fond sonore, une chanson guillerette comme Solsbury Hill de Peter Gabriel : elle devient une bluette à la montagne ! [https://www.youtube.com/watch?v=KmkVWuP_sO0]
Débat
Passions musicales
Un intervenant : Quel a été votre parcours personnel ? Comment en arrive-t-on à composer des musiques de film et de publicité ?
Alex Jaffray : Je suis largement autodidacte. J’ai toujours été obsédé par l’idée de composer de la musique pour l’image. J’ai eu une révélation quand j’ai appris que Danny Elfman, à qui l’on doit les bandes-sons des films de Tim Burton, était incapable de lire une note de musique. Je pouvais donc composer sans avoir fait le conservatoire ! Adolescent, j’avais travaillé sur les marchés pour me payer une mobylette... mais le jour où j’ai réuni la somme nécessaire, je n’ai pas résisté à la tentation de m’offrir, plutôt, un synthétiseur – j’étais déjà fan d’Ennio Morricone. L’informatique musicale, qui naissait à l’époque, permettait de créer des morceaux sans être un orchestrateur. Je n’ai pris des cours que sur le tard, au CIM (Centre d’informations musicales), où j’enseignais également.
Canal+ m’a confié des premières musiques de film. Chemin faisant, j’ai créé Start-Rec en 2002, avec Gilles Facérias et Domitille Mahieux. Du cinéma, nous sommes passés à l’habillage pour la télévision, à la publicité, puis à l’identité sonore de marques. Nous avons progressivement recruté des compositeurs, des planneurs stratégiques, des sound designers, des juristes spécialisés dans les droits d’auteur... Le cinéma est mon premier amour, mais je n’ai pas le sentiment de vendre mon âme quand je travaille pour des marques [rires]. Cela demande un travail de narration éminemment précis, bref, juste et incisif. L’exercice est particulièrement stimulant. Comme le dit Lalo Schifrin : « Quand j’écris pour le cinéma, j’écris une lettre ; quand j’écris pour la télévision, j’écris un télégramme. »
Int. : Comment aidez-vous vos collaborateurs à entretenir leur créativité ? Nourrissez-vous leur culture musicale et leurs sources d’inspiration ?
A. J. : Tous les membres de l’agence sont des passionnés de musique, d’art et de technologie dans des genres très divers. Ils écument les concerts. Je me plais à nous comparer à une cour de récréation et de re-création. Il ne faut jamais oublier de s’amuser lorsque l’on crée, quel que soit le thème que l’on traite. Nous cherchons à nous étonner les uns les autres, en vue de surprendre in fine le commanditaire. Sachant que Start-Rec intervient dans des territoires musicaux très variés, nous organisons des réunions où chacun présente aux autres l’état de ses recherches, ce qui nous impose de sortir de nos univers musicaux de prédilection. La préparation d’un salon peut, par exemple, m’obliger à m’intéresser à des DJ, bien que ce ne soit pas ma tasse de thé. Je crois beaucoup à la dimension collective de la création ; elle permet de trouver des solutions astucieuses face aux aléas. Le plus difficile est de ne pas perdre le fil lors des incessants allers-retours avec le client.
Int. : Trouvez-vous votre compte dans votre activité actuelle, ou rêvez-vous secrètement de devenir un artiste à part entière ? Y a-t-il un style Start-Rec ?
A. J. : Il y a une vingtaine d’années, alors que je travaillais pour Canal+, la chaîne m’a livré par erreur un colis adressé au grand compositeur Alexandre Desplat : c’était la cassette d’une de ses musiques, destinée à un projet similaire au mien. J’ai vu l’abîme qui nous séparait. J’ai compris que je ne serais jamais ni Alexandre Desplat ni Ennio Morricone. Mieux valait me concentrer sur ce en quoi j’étais bon. Je continue néanmoins à composer des musiques de film, toujours avec plaisir.
Quand la musique est bonne ?
Int. : Traitez-vous directement avec les marques ou plutôt avec des agences de publicité ? Comment se déroule le processus de création ? En définitive, qui tranche ?
A. J. : La musique a ceci de particulier qu’elle suscite des réactions binaires (« j’aime/je n’aime pas »), plus encore que les images. Chacun a un avis bien tranché sur un air, selon sa culture, son passé, son humeur... Autant nous disposons de critères pour juger une image (elle est surexposée, mal cadrée...), autant nous manquons d’arguments pour appréhender une musique. C’est particulièrement le cas dans les pays latins : schématiquement, un réalisateur ou une marque peut se contenter de vous demander un air dynamique qui ressemble à “du Coldplay” [rires] ! Les Anglo-Saxons sont un peu plus avancés en la matière.
Notre métier relève largement de la psychologie, voire de la psychanalyse. Il faut comprendre les attentes de la marque, de l’agence ou du réalisateur. Le reste relève de la pédagogie. Nous devons expliquer comment fonctionne la musique, sans tomber dans un jugement binaire d’approbation ou de rejet. Il est évidemment plus simple et plus rapide de traiter avec l’annonceur plutôt que par l’entremise d’une agence. Ainsi, nous avons la chance de travailler directement avec le directeur marketing monde de Renault. Nous connaissons ses goûts, ce qui nous permet d’avancer plus vite. Quand une agence fait l’intermédiaire, nos propositions passent par de multiples arcanes, suscitant tout autant d’avis subjectifs, dont certains peuvent d’ailleurs être très pertinents. Il arrive en effet qu’un directeur de création nous fasse emprunter des chemins que nous n’avions pas envisagés. Cela demande néanmoins plus de temps.
Les briefs des clients ou des agences peuvent aller de quelques mots à un roman nébuleux. La première étape est en général celle du devis, qui permet de déterminer l’échelle du projet. Dans le cas d’une compétition pour la création d’une identité sonore, nous soumettons trois propositions très différentes, dont chacune est structurée par une réflexion stratégique. Nous analysons ce que fut l’identité sonore de la marque par le passé, jugeons du tournant à opérer et transposons ses valeurs sur le plan musical. Nous soumettons ensuite un moodboard musical au client, en le faisant réagir à divers genres musicaux. Autant savoir d’emblée qu’un directeur marketing déteste le piano ! Cet exercice aide à déterminer un territoire sonore et des textures. Nous nous plongeons ensuite dans la composition et déclinons des arrangements dans différents univers. C’est une construction collective : les bonnes identités sonores ou musiques de film sont nécessairement passées entre plusieurs mains et plusieurs oreilles, chacun apportant sa touche et son point de vue. Généralement, le client écarte d’emblée l’une de nos trois propositions, et il arrive que les deux autres soient fusionnées.
Le choix des mélodies et des instruments diffère selon que nous nous adressons, schématiquement, à Hermès ou à Citroën. Un constructeur automobile aura besoin d’un tempo assez soutenu, d’une pulsation, quand une maison de luxe sera associée à une ambiance plus éthérée. Nous possédons tous une charte inconsciente en la matière. Charge à nous de proposer le petit décalage qui fera mouche. Nous avons ainsi été les tout premiers à utiliser une voix de femme dans l’identité sonore d’un constructeur automobile, en l’occurence Citroën.
Int. : Lorsque vous composez des bandes-sons, à quel stade de la création intervenez-vous ?
A. J. : C’est très variable. Claude Lelouch vous demande par exemple de composer la bande-son avant même de tourner son film ; il vous en raconte le scénario en interprétant tous les personnages. Il fait ensuite écouter la musique aux comédiens pendant le tournage, puis l’intègre aux scènes lors du montage. Il vous présente le résultat final, et vous n’avez plus qu’à combler quelques trous. Pour L’Arnacœur, au contraire, nous sommes intervenus a posteriori, alors que les images avaient été montées sur des musiques temporaires. Or, il n’est pas toujours facile pour un réalisateur de faire le deuil des airs de John Williams ou d’Ennio Morricone auxquels il a associé sa version de travail...
On connaît la chanson
Int. : Quels critères vous font opter pour une musique déjà connue ou, au contraire, pour une composition originale ? Le montant des droits d’auteur est-il déterminant dans ce choix ?
A. J. : Pour appréhender une nouvelle œuvre musicale, il faut l’écouter trois fois. À la première écoute, le cerveau cherche à savoir si le son qu’il entend est inquiétant ou non. Il essaie ensuite d’en comprendre la métrique. Lorsque l’on reprend une chanson connue, on est au moins assuré que ces deux étapes sont franchies ; l’association du titre à la marque peut s’opérer plus rapidement. Évidemment, cela crée une dépendance financière à l’égard de l’auteur ou de ses ayants droit. Il est certain qu’en reprenant Johnny and Mary pour Renault, nous avons payé de belles vacances à la veuve de Robert Palmer ! À titre d’illustration, le groupe AC/DC demande 1 million de dollars pour la diffusion d’un de ses titres dans une publicité pendant cinq mois.
La plupart des marques rêvent d’utiliser un morceau très connu, mais elles n’en ont pas toujours les moyens. Certaines, pour entretenir leur singularité, veulent délibérément une création originale, dont elles auront l’utilisation exclusive. Sinon, à moins d’acheter l’exclusivité d’un morceau déjà connu pour une somme faramineuse, rien n’empêchera une autre marque d’utiliser la même musique. En France, nous gardons les droits de nos propres compositions. Aux États-Unis, au contraire, le compositeur cède le copyright. Lalo Schifrin a ainsi vendu les droits de la célèbre bande-son de Bullit et n’a touché aucun centime sur les milliers de disques qui en ont été vendus pendant des années. Il a fini par enregistrer et commercialiser sa propre version. Les grandes plateformes numériques voudraient évidemment convertir l’Europe à la logique américaine, car il leur semble plus facile d’acheter des droits une fois pour toutes et d’en user à leur guise...
Il existe deux types de droits. Quand vous utilisez un titre original en l’état, sans le modifier, vous payez le master (l’enregistrement) et le publishing (la partition). Vous pouvez aussi ne reprendre que la partition et réaliser votre propre master avec d’autres chanteurs et arrangeurs. Vous ne payez alors que le publishing, ce qui est deux fois moins cher. Les annonceurs privilégient évidemment les créations originales, afin d’en maîtriser les droits. Cela étant, si une marque veut marquer le coup avec un plan média restreint, elle a intérêt à employer une musique existante. Le piège est de choisir un titre tellement connu et apprécié qu’il écrase le produit. Fiat, qui a été la première à acquérir les droits du tube mondial Happy de Pharrell Williams, en a fait les frais : la chanson a capté toute l’attention et personne ne savait de qui le spot vantait les mérites. Mieux vaut un titre un peu ancien, connu sans avoir été envahissant, que l’on a plaisir à retrouver et redécouvrir. C’est ce qui fait en partie le charme des films de Quentin Tarantino.
Lorsque nous sommes missionnés par une marque ou une agence pour réaliser une identité sonore, le travail préparatoire d’analyse stratégique ne relève pas de la création musicale et est rémunéré en tant que tel. À l’issue de ce travail, nous jugeons s’il est pertinent d’acheter une composition existante ou de réaliser une création originale. Nous nous efforçons de trancher avec honnêteté et de façon équilibrée, tandis que certains de nos concurrents privilégient presque systématiquement leurs propres compositions, afin d’en percevoir les droits.
La musique, langage universel ?
Int. : Existe-t-il une grammaire universelle des connotations associées à telle ou telle musique ? Parmi les grands succès des musiques de film ou de publicité, identifie-t-on des traits intangibles, susceptibles de plaire davantage que d’autres ?
A. J. : La musique occidentale obéit à certains codes – schématiquement, ceux que Bach expose dans Le Clavier bien tempéré, c’est-à-dire une base d’accords harmoniques doublée d’un contrepoint savant. Depuis, les artistes brodent des ornementations sur ce motif – Bob Dylan ne fait pas autre chose. Des tubes colossaux ont par ailleurs été composés sur les quatre accords ré-la-si-sol : Let It Be des Beatles, No Woman, No Cry de Bob Marley, Cendrillon de Téléphone... C’est un socle, une première certitude. Ces codes ne constituent pas pour autant un carcan, et nous jouissons d’une grande liberté. Pourquoi la trompette de Miles Davis fait-elle si grande impression dans Ascenseur pour l’échafaud ? Pourquoi la voix de Lisa Gerrard donne-t-elle des frissons dans Gladiator ? C’est toute la magie de l’exercice. S’il existait une règle, j’accumulerais les Oscars ! Il n’en reste pas moins que plus vous vous rapprochez d’un modèle qui a fonctionné, plus vous mettez l’auditeur dans une position confortable. La musique du dernier Batman, par Michael Giacchino, reprend ainsi la structure de La Marche impériale de Star Wars, par John Williams, elle-même tirée des Planètes de Gustav Holst, lequel s’était inspiré d’un autre compositeur... Ce sont des thèmes qui vont de l’avant avec force et majesté.
Int. : Les marques qui vous sollicitent sont présentes sur différents continents. Adaptez-vous les mélodies selon les cultures ? La même identité sonore peut-elle être captivante partout dans le monde ?
A. J. : J’ai une passion pour les musiques asiatiques et moyen-orientales, qui utilisent le quart de ton, alors que la musique occidentale se contente du demi-ton. Les Occidentaux sont d’ailleurs parfois déroutés par ces mélodies. Quand Berlioz entendait un air asiatique, il voyait deux chats qui s’entre-égorgeaient ! À l’inverse, la musique occidentale est devenue mondiale : Coldplay, les Beatles ou Police sont appréciés partout sur la planète.
Nous travaillons actuellement pour le Moyen-Orient. Devons-nous utiliser des instruments du cru, comme l’oud, au risque de tomber dans le cliché – de même qu’un Américain associerait spontanément Paris à l’accordéon ? Nous nous sommes entourés de compositeurs et d’arrangeurs dont la perception est suffisamment fine pour éviter ces écueils. L’exercice est néanmoins périlleux. Il nous est arrivé de perdre des compétitions lorsque nous avons abordé des identités très éloignées de la nôtre, sans suffisamment les connaître. Même quand vous faites l’effort d’entrer dans une culture, il est difficile d’atteindre toute la finesse requise dans l’assemblage mélodique. C’est la preuve, s’il en faut, que la musique nous parle au plus profond de notre être.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Sophie JACOLIN