Exposé de Catherine Smadja-Froguel

Cent ans après sa naissance, la BBC est présente dans la quasi-totalité des foyers britanniques, au point qu’on la surnomme affectueusement Auntie, “Tata”. Ni son âge ni les restrictions budgétaires drastiques qu’elle a subies n’ont entamé sa créativité. D’où tire-t-elle cette capacité à se renouveler ? Indépendance vis-à-vis du gouvernement et des annonceurs, analyse pointue des audiences, usage raisonné d’un financement exclusivement public, mutualisation et collaboration internes, maîtrise de la production, innovation technologique… ce ne sont là que quelques-unes des recettes de la longévité inventive de la Beeb.

J’ai rejoint la BBC après un début de carrière en France, à Bercy et au cabinet de Catherine Trautmann, alors ministre de la Culture, suivi d’un détachement à la direction audiovisuelle du ministère de la Culture et de la Communication britannique. Au sein de la BBC, j’ai dirigé la stratégie de distribution, puis les projets dits “spéciaux”. Ce fut l’occasion de découvrir cette vénérable institution de l’intérieur et de mesurer tout ce qui la distinguait de l’audiovisuel public français.

Cent ans d’innovation et de croissance organique

Un statut protecteur

La BBC est une pionnière des technologies audiovisuelles depuis son origine, les innovations de ses ingénieurs étant autant d’occasions d’expérimenter de nouveaux programmes. Tout commence en 1920, lorsque John Reith crée la radio 2LO, émettant 45 minutes par jour. Il publie dans la foulée la première gazette annonçant les émissions, le Radio Times, toujours active. À partir de 1924, 2LO donne l’heure et devient le repère de toutes les horloges du pays, dans les gares notamment.

En 1927, alors que des élections se profilent, le gouvernement voit dans cette radio un canal idéal pour faire entendre sa voix. Le Parlement a tôt fait d’en protéger l’indépendance en votant la création, par charte royale, de la British Broadcasting Corporation. Depuis, ce statut préserve peu ou prou la BBC des pressions gouvernementales. Au fil du temps, la Beeb est devenue un relais essentiel du débat politique britannique, avec un souci constant d’impartialité et d’indépendance.

Des inventions en chaîne

C’est à la BBC que l’on doit la toute première diffusion radiophonique en direct d’une allocution de chef d’État, à l’occasion des vœux de George V en 1932. Quatre ans plus tard est lancée la BBC Television, à raison d’une heure par jour. En 1937, le couronnement de George VI donne lieu à la première retransmission télévisée d’un événement filmé en extérieur.

Dès cette date, la BBC développe son propre instrument de production, élément essentiel de sa force. Les innovations s’enchaînent : lancement d’un programme en arabe préfigurant le puissant BBC World Service (1938) ; création d’une maison de disques (1940) ; première émission faite par des femmes pour des femmes (1946) ; premier journal télévisé et retransmission des Jeux olympiques grâce aux camions-régie de la BBC (1948) ; première carte météo animée et constitution d’une équipe interne de météorologues (1949) ; première retransmission en mondovision à l’occasion du couronnement d’Elizabeth II (1953) ; lancement du fameux programme pour enfants Blue Peter, toujours à l’antenne (1958)...

Soucieuse de contribuer à l’éducation de ses concitoyens, la BBC lance en 1970 la chaîne Open University, où l’on peut aussi bien suivre des cours de philosophie qu’apprendre à lire ou à réparer un robinet. Aujourd’hui encore, elle joue un rôle central dans la formation continue des Britanniques. En 1982, la BBC offre à tous les écoliers de 11 ans un micro-ordinateur de son invention, tandis quOpen University leur dispense des cours de codage.

C’est avec une technologie développée par la BBC que la radio numérique est lancée dans les années 1990. La moitié des brevets du standard DAB (Digital Audio Broadcasting) lui appartiennent, mais elle les a cédés gracieusement aux industriels. En 2006, elle collabore avec la NHK, la télévision publique japonaise, pour mettre au point la technologie Super HiVision.

Pour toucher l’ensemble de la population, la BBC entend refléter la diversité du royaume et parler à chacun au plus près. Or, si l’on souhaite se faire comprendre, mieux vaut avoir un accent écossais à la télévision écossaise ! C’est ainsi qu’elle a créé des antennes en Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, dotées de services aussi complets que ceux de la maison mère. Certains des programmes qu’elles conçoivent sont diffusés lors de décrochages régionaux, tandis que d’autres sont destinés à l’ensemble du royaume. S’y ajoutent une chaîne en gaélique (BBC Alba en Écosse) et une chaîne en gallois (S4C, initialement indépendante, mais reprise par la BBC à la demande du gouvernement). La BBC cède enfin des programmes à la chaîne irlandaise TG4, qui diffuse des émissions en gaélique en Irlande du Nord.

En 2008, sont par ailleurs lancées des chaînes de télévision en arabe et en persan, dans un contexte international où le gouvernement britannique juge nécessaire d’apporter une information indépendante à l’Iran et aux pays arabes. La BBC garde néanmoins toute son indépendance dans l’élaboration de ces programmes.

Parmi ses chantiers en cours, la Beeb travaille notamment sur la mise au point d’un dispositif permettant aux Britanniques de protéger leurs données personnelles en ligne. Ce n’est certes ni de la radio ni de la télévision, mais, en tant qu’acteur du monde numérique, la BBC estime qu’elle doit apporter un tel service à ses compatriotes.

Grandir, tout en se rapprochant des audiences

La BBC n’est donc pas devenue un média global du jour au lendemain, mais a grandi au fil du temps, par croissance organique, en s’efforçant d’entretenir un lien toujours plus étroit avec la population. Ses activités couvrent aujourd’hui la radio, la télévision, l’audiovisuel extérieur, les services en ligne, l’archivage, la R&D, la formation, la production et la distribution.

De ce parcours, elle tire deux principales forces : la confiance que lui accordent ses concitoyens et la capacité à toucher les publics dans leur grande diversité – elle ne parle d’ailleurs d’audiences qu’au pluriel. Aujourd’hui, la BBC est présente auprès de 91 % des Britanniques, et pas moins de 88 % des jeunes utilisent ses programmes éducatifs Bitesize pour leurs révisions scolaires. Lorsque son reporter animalier vedette, David Attenborough, a diffusé, un 1er avril, un reportage plus vrai que nature où des nuées de pingouins migraient sous les tropiques, tout le monde y a cru, même la chaîne d’information Sky News ! C’est dire la légitimité dont jouit cette bonne vieille Auntie

Une gouvernance complexe, gage dindépendance

Si la BBC a connu différents modèles de gouvernance, tous ont préservé son indépendance. Celle-ci repose sur quatre piliers : une charte qui l’émancipe du pouvoir politique, un processus transparent de nomination des dirigeants, une liberté dans la gestion quotidienne et, enfin, l’absence de publicité.

Lindépendance coûte que coûte

Les journalistes de la BBC sont libres de leurs choix éditoriaux, y compris vis-à-vis de leur propre hiérarchie. Ils sont les premiers à critiquer la Beeb elle-même – voire, comme ce fut le cas récemment, à l’assigner en justice pour inégalité de traitement entre des collègues hommes et femmes.

Le gouvernement ne se mêle ni de son fonctionnement ni de ses programmes. Il peut certes dénoncer la partialité d’une émission, mais comme le ferait tout autre requérant auprès de l’OFCOM, l’autorité de régulation des télécommunications. Jamais la BBC n’envoie au ministère ses dossiers de conseil d’administration. Elle est dotée d’une charte, de missions de service public, d’objectifs et d’un budget, et libre à elle de s’organiser. Si le résultat n’est pas probant, le conseil d’administration peut décider de renouveler les dirigeants au terme de leur mandat.

Les relations entre la BBC et le gouvernement ne sont toutefois pas sans crises, un paroxysme ayant été atteint en 2003, lorsquun journaliste a démenti, de source sûre, l’existence d’armes de destruction massive en Irak, prétexte à l’entrée en guerre contre le régime de Saddam Hussein. La source en question – David Kelly, un agent du ministère de la Défense – n’était évidemment pas citée, mais les informations révélées étaient suffisamment précises pour qu’il se sente menacé et mette fin à ses jours. L’affaire a causé un gigantesque scandale et la BBC fut accusée d’ingérence dans les affaires internationales. Son directeur général a démissionné, non pour avoir rendu publiques des informations mettant en cause la politique de Tony Blair, mais en raison du suicide de David Kelly.

Une gouvernance équilibrée

Le conseil d’administration de la BBC est chargé d’établir sa stratégie et de veiller à la défense des intérêts du public, rôle qui se situe entre celui d’un conseil de surveillance et d’un directoire. Il compte dix membres non exécutifs dont un président, quatre représentants des nations (Écosse, Angleterre, Pays de Galles, Irlande du Nord) et cinq personnalités indépendantes, cooptées par le conseil d’administration. S’y ajoutent quatre membres exécutifs, dont le directeur général de la BBC (nommé par le conseil d’administration, il assure la direction éditoriale du groupe) et trois dirigeants opérationnels nommés par le conseil d’administration sur proposition du directeur général – il s’agit actuellement de la directrice de l’information, du directeur de BBC Studios et du directeur des nations et régions.

La nomination des membres du conseil d’administration est transparente et conforme à la procédure valant pour tout fonctionnaire britannique : les candidatures, sollicitées par un appel public, sont examinées par un comité de sélection comprenant un membre de la commission des nominations publiques, deux fonctionnaires – en l’occurrence, du ministère de la Communication – et deux personnalités indépendantes choisies par le ministère compétent. La définition des fiches de poste et des profils recherchés est effectuée avec le concours de la BBC, cette dernière adressant un dossier de présentation aux candidats présélectionnés. Tous disposent donc du même niveau d’information. Notez qu’au contraire, un candidat à la présidence de France Télévisions n’a aucun moyen de connaître les comptes exacts de la société. Comment élaborer un projet stratégique dans ces conditions ?

Le candidat choisi par le comité est ensuite auditionné par la commission des affaires culturelles de la Chambre des communes, qui établit un rapport et soumet une proposition de nomination à la reine.

À média global, organisation transversale

La BBC a repensé son fonctionnement à mesure qu’elle a crû et s’est diversifiée. Aujourd’hui, son organisation reflète parfaitement le média global qu’elle est devenue : aux anciens directeurs de la radio, de la télévision, du numérique, etc., se sont substitués des directeurs des contenus, de l’information ou encore des programmes internationaux, œuvrant pour l’ensemble des canaux. Le personnel a été consulté sur les freins qu’il rencontrait au quotidien et sur les outils qui pourraient simplifier son travail et favoriser sa créativité. Les silos d’hier, qui nuisaient à l’innovation et enfermaient les salariés dans la routine, ont été abolis. Il est par exemple fructueux que des journalistes ayant toujours pratiqué la radio collaborent avec des spécialistes de la télévision ou des réseaux sociaux : ils peuvent ainsi échanger des pratiques, mieux comprendre comment le public reçoit l’information… Les uns apprennent des autres, et tous ont l’obligation d’effectuer des mobilités entre les services.

En parallèle, la BBC s’est fait aider de consultants pour revoir la taille de ses fonctions support. Combien de chargés des ressources humaines devait-elle par exemple garder, pour gérer combien de personnes ?

En douze ans, grâce à la mutualisation de ses services et au redimensionnement de ses fonctions support, la BBC a fait passer ses coûts de structure de 12 % à 5 % de son budget. Être financée par de l’argent public l’oblige à l’efficience et à la transparence. Le salaire de ses collaborateurs est d’ailleurs public.

La puissance de la news factory

La BBC ne serait pas ce qu’elle est sans son puissant service d’information, le plus grand au monde, fort de 2 000 journalistes et de 250 correspondants dans 50 bureaux étrangers. Il tire une redoutable efficacité de son organisation mutualisée, sans s’affranchir d’une rigueur éditoriale aiguë. La BBC préférera être la deuxième à annoncer une information fracassante plutôt que de lancer un scoop au risque de commettre une erreur. Sky News, au contraire, recherchera toujours le scoop.

Tous les journalistes de la Beeb travaillent ensemble, dans la même salle de rédaction, quels que soient leur média et leur spécialité – radio, télévision, information nationale ou internationale, numérique… Ils partagent leurs contenus et se prêtent main-forte. Quand un événement se produit en Crimée, le spécialiste de l’Ukraine et son collègue russe n’ont qu’un pas à faire pour venir dialoguer sur le plateau du journal télévisé ! La richesse produite par chacun est mise en commun : les images ou interviews recueillies par les uns sont immédiatement accessibles aux autres dans le système d’information interne. Le plus souvent, d’ailleurs, un seul journaliste part couvrir un événement et collecte des éléments qui serviront à la radio, à la télévision et au numérique, sans que chaque média doive envoyer sa propre équipe. Les coûts s’en trouvent bien évidemment réduits.

En donner au public pour son argent

Comment mieux servir tous les Britanniques ? Cette question est une véritable obsession pour la BBC et la conduit à une remise en question permanente, nourrie par les remontées des premiers intéressés. Tous ses projets de plan stratégique sont soumis à des consultations internes et externes, sont modifiés en conséquence et rendus publics. Un bilan en est dressé tous les ans. Cette capacité à interroger la population est l’une des raisons pour lesquelles la BBC est tant appréciée des Britanniques : certaines consultations recueillent jusqu’à 600 000 contributions ! Inutile de préciser, en revanche, que la Beeb ne sollicite pas l’avis du gouvernement sur sa stratégie.

Des recettes commerciales propres

Le studio de production que la BBC a fondé dès ses premiers temps lui procure des recettes considérables. Il produit des contenus pour la maison mère, mais aussi pour des tiers – y compris des chaînes privées comme ITV –, investit auprès de producteurs indépendants et vend des programmes en Grande-Bretagne et à l’international. La BBC tire 243 millions de livres de la commercialisation de ses contenus, car, contrairement à France Télévisions, elle en détient les droits. La différence est de taille.

La force de BBC Studios est de s’impliquer en amont dans la création des programmes, et ainsi d’aider la BBC à les orienter : tel contenu plaira à tel continent ou à tel partenaire, tel autre est trop britannico-britannique et mériterait d’élargir son horizon…

Pour autant, BBC Studios n’est pas le producteur attitré de la BBC. Si, par exemple, la directrice des contenus a un nouveau projet de feuilleton, elle met en concurrence divers prestataires, dont le studio maison. Celui-ci n’est retenu que si sa proposition est la meilleure. Son activité n’étant pas garantie, il se doit d’être créatif. Enfin, le fait que BBC Studios puisse depuis peu produire aussi pour des tiers permettra à la Beeb de garder ses talents : ayant l’occasion de participer à des projets diversifiés, au-delà du champ du service public, ils seront moins tentés de rejoindre la concurrence.

Sans publicité, quelle liberté !

Le montant de la redevance audiovisuelle britannique est similaire à celui de la France, pour une assiette identique. La BBC et l’audiovisuel public français disposent donc quasiment des mêmes moyens. Le second est toutefois atomisé, ce qui lui fait perdre en efficacité.

La télévision publique est la première bénéficiaire de la redevance britannique (55 %), suivie de la radio (17 %), de l’audiovisuel extérieur (10 %) et du numérique (9 %). Le budget consacré aux programmes se monte à 1,2 milliard de livres, soit 870 millions pour BBC One et 325 millions pour BBC Two. France Télévisions est loin du compte en matière de programmes !

L’absence de publicité est le meilleur gage de créativité de la BBC. Elle offre une formidable indépendance à l’égard des acteurs économiques et ouvre le champ à la prise de risque, à la liberté et à l’innovation. L’enjeu n’est pas de toucher une cible qui intéresse les publicitaires, mais un public auquel on souhaite parler spécifiquement – les jeunes adultes, grâce à des programmes sportifs de très grande qualité, les adolescents, grâce aux programmes éducatifs, mais aussi les gastronomes, les golfeurs… Pour plaire à chacun, il faut le surprendre, le captiver, répondre intelligemment à ses besoins, en d’autres termes, innover. Cette innovation n’est pas circonscrite à quelques émissions phares, elle se niche partout, depuis les programmes pour enfants jusqu’aux émissions religieuses. Une émission traite par exemple de l’islam de façon très originale.

Être affranchie des audiences publicitaires n’empêche pas la BBC de mener une analyse qualitative extrêmement fine de son public – bien loin de ce que nous connaissons en France ! – dont les résultats sont directement mis à profit dans l’élaboration des programmes. L’équipe interne de R&D contribue à cet affinage des programmes par ses recherches sur les publics et par son exploration de nouvelles pistes technologiques. Ainsi s’enclenche une boucle vertueuse de créativité, qui ne perd jamais de vue le premier mot d’ordre de la BBC : servir tous les Britanniques, d’une façon ou d’une autre.

Débat

Un intervenant : Par quel cheminement une Française a-t-elle accédé à des postes aussi importants à la BBC ?

Catherine Smadja-Froguel : Ayant travaillé dans un ministère britannique, je connaissais une des dirigeantes de la BBC, qui m’a proposé de la rejoindre. Le fait que je sois française était un détail, tant la Beeb compte de nationalités différentes. J’ai d’abord été chargée de la stratégie de distribution, avant de diriger les projets spéciaux, c’est-à-dire ceux qui étaient diligentés par le directeur général ou qui ne se portaient pas aussi bien qu’attendu. Leur spectre était large : il s’agissait, par exemple, de trouver le moyen de diffuser en hertzien les chaînes de la BBC en haute définition, tout en offrant à nos principaux concurrents la même possibilité. Dans un tout autre registre, j’ai orchestré un projet de réorganisation des fonctions structurelles, pour lequel des objectifs précis avaient été assignés : trouver 450 millions de livres ; muter 1 500 personnes vers le site de Manchester ; réduire de 80 le nombre de cadres supérieurs, mais accroître la diversité parmi eux.

Une mutualisation qui enrichit

Int. : Comment la BBC parvient-elle à se maintenir à un tel niveau de qualité, elle qui a les mêmes moyens que son homologue français ?

C. S.-F. : La BBC et France Télévisions ont certes des ressources identiques, mais leurs modalités d’exercice sont différentes. La BBC a su se réorganiser et mutualiser de nombreuses fonctions, ce qui lui a permis de réaliser des économies considérables. Au contraire, les entités de France Télévisions travaillent encore isolément, d’où une multiplication des frais de structure. Les diffuseurs français ont, par ailleurs, l’obligation de contribuer à la production d’œuvres audiovisuelles et doivent, à ce titre, solliciter des producteurs indépendants parfois plus coûteux qu’une réalisation “maison”. Enfin et surtout, la BBC possède les droits de ses programmes et peut les commercialiser. Outre les 243 millions de livres que lui rapportent les ventes de BBC Studios, ce dernier investit directement dans ses programmes et sait construire des coproductions efficaces. C’est ainsi que les reportages animaliers de David Attenborough ne coûtent rien à la BBC : ils sont entièrement coproduits et préachetés.

Int. : La segmentation des contenus entre les chaînes de la BBC, qui ont chacune un style, une audience, des coûts et un rapport au risque différents, est-elle orchestrée de façon formelle ?

C. S.-F. : Oui. Une seule personne en décide, ce qui évite la concurrence et les recoupements entre chaînes. Chacune répond à une description et à un projet précis : BBC One est fédératrice quand BBC Four est plus intellectuelle, BBC Three vise les jeunes quand BBC Two concilie prise de risque et rediffusions… Le ton et le langage n’ont rien de commun entre BBC One, BBC Three, BBC Radio 4 ou encore BBC Radio 1Xtra, radio dédiée aux musiques urbaines. Avant la réorganisation, les chaînes se ressemblaient davantage. Leur coloration s’est renforcée à mesure que l’argent s’est raréfié. Dans les périodes de disette, la solution de facilité consiste à réduire le budget destiné aux contenus. Loin de céder à cette tentation, la BBC a concentré ses investissements dans la production de programmes innovants et puissants. C’est ce qui fait sa force. Quand l’argent vient à manquer, on doit réfléchir à la meilleure façon de l’utiliser !

Int. : La mutualisation des activités journalistiques n’induit-elle pas une uniformisation du traitement de l’information ?

C. S.-F. : Quand un journaliste part couvrir un sujet, il peut lui être demandé de mener des interviews susceptibles d’intéresser tout à la fois les jeunes spectateurs de CBBC et les érudits de BBC Four. Son reportage est mis à disposition de tous ses collègues dans le système d’information interne, et les équipes de chaque chaîne ou radio retraitent ce contenu à leur façon, avec leur propre ton. De même, les rendez-vous que programment les journalistes avec des experts sont annoncés dans le calendrier commun : si des collègues sont intéressés, ils peuvent en profiter pour monter une interview autour de ce premier entretien. La collaboration est une qualité essentielle attendue des collaborateurs de la BBC. Elle fait partie des critères d’évaluation, tout comme l’attention à la diversité.

Int. : Pour renouveler son vivier de talents, la BBC doit recruter des collaborateurs talentueux… mais probablement aussi se séparer d’autres. Comment les syndicats le perçoivent-ils ? Comment ont-ils réagi à la réorganisation qui a conduit à supprimer des postes dans les fonctions support ?

C. S.-F. : Les jeunes collaborateurs de la BBC suivent un plan de progression formalisé, qui organise les successions. Certains sont là pour une période avant de rejoindre d’autres entreprises, d’autres restent plus longtemps : le marché du travail est effectivement plus fluide et les mouvements sont assez bien acceptés. Pour le reste, les syndicats britanniques n’ont plus la force d’antan, même s’ils sont encore présents à la BBC. Je n’ai pas senti de blocage de leur part, hormis sur un sujet très précis tenant aux remboursements de frais des journalistes. Quant aux grèves, elles sont rares. La pratique veut qu’elles soient annoncées plusieurs semaines à l’avance, comme une demande de négociations ; le plus souvent, un accord est trouvé entre-temps.

Quand la quête daudience sert la créativité

Int. : La BBC analyse ses courbes d’audience de façon éminemment pointue. Comment parvient-elle à transformer ce suivi de l’audience en créativité ? D’autres chaînes sont tout autant obsédées par leurs résultats, sans être aussi créatives…

C. S.-F. : N’étant pas soumise aux désirs des annonceurs, la BBC n’a pas besoin de toucher des cibles publicitaires, mais uniquement des groupes d’audience qu’elle doit servir par de bons programmes. Elle ne parle pas de l’audience, mais des audiences, et les décortique dans les moindres détails. Elle sait qui sont les 10 % de Britanniques les plus servis (depuis les personnes âgées jusqu’aux jeunes fans de sport), et ainsi de suite jusqu’aux 10 % les moins servis. Les Français sont stupéfaits de la finesse de ces analyses, et plus encore d’apprendre qu’elles sont publiées ! La BBC cherche constamment à adapter ses services à des populations précises et chaque lancement est précédé par des recherches sur l’audience. Il s’agit tout particulièrement de trouver des programmes, des sujets, un ton ou un traitement qui parleront aux populations les moins servies.

Int. : Arrive-t-il à la BBC de déprogrammer des émissions qui ne remportent pas suffisamment de succès, ou leur laisse-t-elle le temps de trouver leur public dans la durée ?

C. S.-F. : Imaginons que la division comédie souhaite lancer un programme assez risqué. Elle se rapprochera alors de la division des contenus, qui l’orientera vers le média sur lequel l’émission a le plus de chance de réussir, que ce soit une chaîne de télévision (BBC Three, BBC Four) ou internet. Le programme sera ensuite transféré vers BBC One, s’il est très apprécié, ou vers BBC Two, s’il jouit d’un petit succès. La possibilité de jouer entre les canaux aide à prendre des risques, d’autant que l’audience globale n’est pas le critère absolu. Les innovations font aussi l’objet de pilotes et de tests. Il est donc extrêmement rare que la BBC déprogramme une innovation pour des raisons d’audience.

Int. : Quels paramètres de gestion le directeur général suit-il le plus scrupuleusement : les coûts, l’audience, les réactions sur les réseaux sociaux… ?

C. S.-F. : L’obsession du directeur général est que la BBC tienne les objectifs qu’elle s’est donnés, qu’elle respecte ses engagements. Tous les mois, le conseil d’administration examine une série d’indicateurs, parmi lesquels les audiences, certes, mais aussi l’avancement des grands projets : refonte du iPlayer, projets immobiliers, implantation de mini-studios de radio dans des petites villes pour interviewer plus facilement des intervenants locaux…

Int. : La BBC lance des projets qui sortent de son périmètre naturel, comme la création d’un dispositif de protection des données personnelles. Comment naissent les idées de ce type ?

C. S.-F. : Grâce à la redevance, la BBC possède le plus grand fichier d’adresses de Grande-Bretagne. Elle met le plus grand soin à le protéger. Il est donc logique qu’elle ait chargé son équipe de R&D d’imaginer un dispositif de protection des données personnelles en ligne. Cette équipe contribue fortement aux idées “hors cadre”. Elle est la seule à travailler de façon relativement isolée. Jusque récemment, elle était logée dans un petit château à la campagne, dont elle avait aménagé les souterrains avec toutes sortes de câblages pour mener des expérimentations. La maison mère l’a rapprochée de Londres, mais en ménageant son confort : c’est une équipe qui a eu droit à beaucoup d’égards ! Il n’est pas question de la perdre.

Lors du passage au numérique, nous manquions de fréquences pour toutes nos chaînes. J’ai sollicité cette équipe pour trouver une solution technique : comment diffuser davantage de données sur une même fréquence ? Elle avait exploré des idées en ce sens cinq ans auparavant et pouvait les réactiver. Il lui fallait trois à quatre mois de travail et 3 francs 6 sous. Elle a mis au point un système qui a ensuite permis à la BBC de négocier avec ITV et Channel 4 un accord qui rapportera près de 150 millions de livres sur quinze ans.

Un joyau sans égal ?

Int. : Comment expliquer l’étonnante longévité du succès de la BBC ?

C. S.-F. : La charte royale garantit une stabilité des règles qui régissent la BBC. Par ailleurs, la Beeb est liée au gouvernement par un contrat qui ne peut être modifié qu’avec l’accord des deux parties : une décision ne peut pas lui être imposée, mais doit être négociée. Notez qu’en France, le gouvernement a pu décider sans vergogne de casser l’ORTF, ou encore de vendre la première chaîne de service public, l’équivalent de BBC One ! C’est plutôt des pratiques françaises que nous pourrions nous étonner…

Int. : Le ton de la BBC tranche par rapport à celui des tabloïds, spécialité britannique. Comment cohabitent ces extrêmes ?

C. S.-F. : La BBC impose à ses journalistes et producteurs une charte éditoriale et déontologique extrêmement précise et pratique : comment interviewer un enfant ou une victime, dans quelles conditions sonner à une porte, que filmer ou non… Par ailleurs, la BBC Academy forme des professionnels de l’ensemble du secteur audiovisuel. L’existence de la BBC, dont le sérieux est unanimement reconnu, permet en contrepoint à la “presse caniveau” de se livrer à tous les excès, d’autant qu’à la différence de la télévision, la presse n’est pas régulée en Grande-Bretagne. ITN et ITV suivent des règles très proches de celles de la BBC, et Sky News est loin de se comporter comme les tabloïds.

Int. : Qui sont les concurrents de la BBC en Grande-Bretagne ?

C. S.-F. : Ce sont les réseaux sociaux et les téléphones portables. La façon dont nous utilisons notre temps libre a changé. Les jeunes, en particulier, trouveraient incongru de s’asseoir devant un écran pour suivre un unique programme.

En matière de radio, la BBC domine largement l’offre britannique grâce à sa grande qualité. Il existe peu de radios privées fortes en Grande-Bretagne. Souvent, pour des raisons financières, elles se sont contentées de diffuser de la musique et des talk-shows, sans innover. Elles ont été les premières à subir la concurrence d’internet. En matière de télévision, la BBC est soumise à une saine concurrence avec ITV et Channel 4, entreprise publique qui ne reçoit pas de redevance et se finance par la publicité.

Int. : Le management de la BBC, dont on peut imaginer qu’il incarne l’élite, se montre-t-il ouvert aux idées disruptives et à l’expression de nouvelles voix ?

C. S.-F. : Le défi permanent de la BBC est de sortir de sa zone de confort et de trouver de nouveaux talents, pour ne pas se scléroser. Le précédent directeur des contenus m’avait d’ailleurs confié que c’était son principal problème, bien au-delà des questions financières. Les talents doivent de surcroît refléter toutes les facettes de la société britannique. La première fois qu’un musulman a été nommé directeur des programmes religieux, cela a certes suscité quelque émotion ! Cependant, le journal télévisé de BBC One, BBC News at Six, est présenté depuis trente ans par un journaliste d’origine sri-lankaise, George Alagiah. La BBC recrute régulièrement des jeunes issus de minorités ethniques pour parler à certains publics, sans tomber dans le communautarisme.

Une grande attention est également portée à la diversité des présentateurs de chaînes pour enfants (sexe, âge, origine ethnique, handicap…), d’autant que la loi permet de fixer des objectifs chiffrés en la matière, afin de représenter toutes les catégories de la société.

Enfin, la BBC est à l’écoute des nouvelles voix artistiques, en particulier dans le champ musical. Elle promet à tous les musiciens qui enverront un morceau à leur radio locale de l’écouter. S’il plaît, BBC Music Introducing les aide à l’améliorer et à le diffuser, voire à produire un disque. C’est ainsi que la chanteuse Adele a été repérée, avant de connaître un succès planétaire.

Int. : D’aucuns annoncent la mort inéluctable de la télévision. La BBC y échappera-t-elle ?

C. S.-F. : Nous consulterons toujours internet et visionnerons toujours des contenus sur des écrans – peut-être pas de télévision, certes. Le public voudra toujours regarder les informations du soir, suivre son feuilleton préféré ou vibrer devant un match de football. Il sera toujours possible de l’attirer grâce à des contenus de qualité, en choisissant à chaque fois le média le plus pertinent. La BBC a l’avantage de contrôler la diffusion des contenus qu’elle produit. Elle doit trouver le moyen le plus direct de les mettre à disposition de tous, idéalement sans intermédiaire – sans devoir passer par YouTube, par exemple. Il y a un avenir pour les producteurs-diffuseurs de contenus, auxquels s’ouvre une diversité de canaux. La BBC ne mourra que si on l’assassine.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN