Exposé de Théo Scubla

Pour que les réfugiés trouvent leur place

Le 2 septembre 2015, le corps d’Aylan Kurdi était retrouvé sans vie sur une plage turque. L’embarcation avec laquelle sa famille avait espéré franchir la Méditerranée pour aborder en Europe s’était renversée et l’enfant, son frère aîné et sa mère s’étaient noyés. La tragédie fit la une de la presse mondiale. Quelques jours plus tard, j’entrai dans une école de commerce, après deux années de classes préparatoires. Petit-fils d’immigrés italiens, j’avais un fort désir d’engagement. Ma grand-mère, arrivée très jeune en France, a toujours regretté de n’avoir pu suivre des études supérieures. Elle parle mal, dit-elle, le français. Ce n’est pas vrai, mais cela traduit sa frustration.

Le 13 septembre 2015, je rencontre Omran, étudiant en économie, et Rateb, ingénieur. Ils sont réfugiés depuis deux semaines. Ils s’expriment en anglais. Ils m’évoquent tout de suite ma grand-mère : des gens qui veulent se tenir droit et avancer, inconscients du fossé où les précipite leur situation, du déclassement inéluctable, des difficultés financières, culturelles, émotionnelles, psychologiques, sociales… Ni l’un ni l’autre ne représentent la misère du monde. Ils ne sont pas un problème pour le pays où ils arrivent, mais une chance. Ils n’ont pas tant besoin d’aide que de montrer ce dont ils sont capables. Ils apportent avec eux leur valeur, leur envie. Encore faut-il qu’elles puissent s’exprimer. Ce sera la mission d’each One : révéler cette valeur, la rétablir, permettre aux personnes réfugiées de retrouver leur autonomie, de sortir du déclassement, d’exprimer leur potentiel, comme tout un chacun.

Décloisonner

Durant six mois, nous avons réalisé des enquêtes. Nous nous sommes aperçus que les acteurs de l’intégration, entreprises ou associations, étaient trop cloisonnés et que, malgré leurs efforts, trop de personnes aidées acquéraient mal le français et peinaient à établir un lien social. Demeurant isolées, en proie au doute et ignorantes des codes de la nouvelle société dans laquelle elles vivaient, elles ne parvenaient plus à formuler un projet de vie ou professionnel. Nous avons donc décidé de travailler à l’amélioration des soft skills – ces “compétences relationnelles” indispensables à l’insertion économique –, à l’acquisition du français, à la reconstruction des relations sociales, au rétablissement de la confiance en soi, et enfin, à la reconstruction d’une ambition professionnelle, sans laquelle personne ne peut envisager ni mouvement ni progression.

Mais l’intégration ne dépend pas des seuls réfugiés. Pour avoir une chance d’être résolue, la question doit battre au cœur de la société et impliquer tout le monde. La construction de la société elle-même en dépend. Nous faisions face à un paradoxe : des offres d’emploi nombreuses sur des secteurs en tension, des désirs de diversification des entreprises, des personnes réfugiées capables de répondre, grâce à leurs capacités, à ces besoins et à ces souhaits, mais un lien, pourtant, qui ne se construisait pas. Faute de savoir identifier et qualifier les profils, faute de comprendre les expériences très différentes qui s’offraient à elles, ou encore parce qu’elles pensaient aider et que leur bonne volonté n’y suffisait pas, les entreprises ne parvenaient pas à recruter les personnes qu’elles recherchaient. Intégrer une personne différente, c’est s’enrichir de compétences et de visions nouvelles, mais c’est aussi un investissement exigeant, qui demande des efforts d’adaptation. C’est pourquoi l’intégration doit se faire sur la base de l’intérêt mutuel et non de l’aide.

En faisant monter en compétence les personnes réfugiées, mais aussi les entreprises, en leur donnant, grâce à nos programmes, des perspectives communes, nous permettons la rencontre de deux mondes qui étaient auparavant séparés et cloisonnés. Entre l’un et l’autre de ces deux mondes, c’est toute la société qui sert de lieu de rencontre, non seulement via nos programmes dédiés, mais également grâce à l’action de nos bénévoles au quotidien.

Former les réfugiés… et les entreprises

Dès lors, le potentiel à libérer n’est plus seulement celui des personnes réfugiées, mais devient aussi celui des entreprises. Nous avons donc imaginé des formats décloisonnés et innovants de rencontres, de formations et de recrutements. Nous collaborons tant avec des grandes écoles qu’avec de grands groupes, avons engagé plus de 5 000 bénévoles et formé, selon les principes de la reconstruction du lien social et de l’intérêt mutuel, près de 2 000 personnes réfugiées au cours des cinq dernières années ; tous les six mois, 150 d’entre elles obtiennent un poste en CDI. Notre équipe compte aujourd’hui plus de 40 employés. Ces chiffres ne représentent, pour le moment, qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais ils indiquent la possibilité d’un modèle. Notre action est une expérimentation en vue d’un passage à l’échelle qui, nous l’espérons, permettra de former, de faire recruter, de redonner autonomie et confiance à 10 000 personnes réfugiées par an d’ici cinq ans, et à 100 000 chaque année d’ici dix ans.

Notre objectif est de reconstituer toute la chaîne de valeur du parcours d’intégration : former non seulement les individus aux soft skills et aux métiers, mais apprendre aussi aux entreprises à évaluer leurs moyens et à comprendre leurs propres capacités, à visualiser l’impact social produit par l’embauche d’une personne réfugiée, à estimer l’investissement réalisé, à former leurs manageurs, à prendre conscience, enfin, du potentiel de transformation dont elles peuvent s’emparer en s’ouvrant aux personnes réfugiées. Nos programmes, nos moyens de mise en relation des personnes entre elles et des personnes avec les entreprises forment la colonne vertébrale de notre action.

Les programmes Tremplin

Mis en place dans les grandes écoles et les universités, les programmes Tremplin sont destinés à toutes les personnes réfugiées, quel que soit leur niveau de qualification. C’est avec ces programmes que nous avons lancé l’aventure each One. Nous sommes partis d’un constat simple : les grandes écoles et les universités, avec l’ensemble de leurs acteurs (professeurs, élèves, associations, ONG, entreprises qui y recrutent des stagiaires et de futurs collaborateurs), sont des lieux centraux qui permettent les rencontres. Chaque programme développe deux axes en parallèle, également importants : une formation académique de vingt heures hebdomadaires (français, anglais, module de soft skills) et un accompagnement de chaque personne réfugiée par trois personnes habituées des lieux : un mentor, qui est un ancien étudiant, un coach et un buddy (copain), qui sont des élèves de l’établissement. Par programme et par semestre (douze semaines), 25 personnes réfugiées se trouvent donc, toutes qualifications et tous pays confondus, suivies par 75 personnes. Cette “ dentelle de masse ” est possible, car les étudiants forment une population nombreuse et les cursus sont, par ailleurs, très diversifiés dans chaque établissement, lequel constitue, avec son écosystème, un milieu favorable à l’épanouissement. Le processus est aussi fortement personnalisé qu’il est normé. Le mentor, déjà intégré dans la vie professionnelle, en est le phare : il protège ou rétablit la confiance de l’individu, il l’aide à se projeter dans l’avenir ; il éloigne la menace du réel en y esquissant une trajectoire, des perspectives. Le coach, encore étudiant, est un accompagnateur de proximité : il aide à formaliser un CV, à prendre un rendez-vous, à traduire un mot. Le buddy, également étudiant, a un rôle plus informel : il permet à la personne de pratiquer la langue dans le cadre quotidien des conversations, des sorties au café ou au cinéma ; il favorise la rencontre d’amis, la création d’une sociabilité nouvelle dans les nouveaux lieux de vie de la personne réfugiée. Nous obtenons des taux de succès (accès à l’emploi, à des études ou à une formation à la hauteur des compétences) qui varient, après six mois, entre 68 % et 73 %. D’une seule grande école au départ, voici cinq ans, nous sommes aujourd’hui passés à 14, dans 7 villes de France. Nos coûts supplémentaires, lorsque nous lançons un nouveau programme dans une nouvelle institution, sont modérés : nous ne payons pas les murs, nous recourons à de nombreux bénévoles, nous prenons en charge uniquement les formateurs supplémentaires, notamment en français-langue étrangère. Notre accompagnement est donc économiquement efficient et peut facilement être dupliqué.

Sur ce premier socle, nous avons notamment construit des programmes de préparation opérationnelle à l’emploi, des programmes de recrutement direct pour des personnes déjà prêtes, ou encore des programmes permettant d’établir des bilans de compétences.

Intégrer des réfugiés, cest bon pour le business !

D’une manière générale, une entreprise est souvent prête à aider quelques individus, mais ne comprendra pas comment elle peut mettre fin aux tensions d’emploi qui entravent son développement en embauchant des réfugiés, voire comment elle peut faire de ces embauches un atout stratégique. Nous avons donc mis en place, pour donner plus de chances aux programmes Tremplin, une solution d’accompagnement des entreprises leur permettant de définir leurs besoins et de formuler leur désir de recruter des personnes réfugiées, non pour les aider ou pour avoir un impact social, mais « parce que c’est bon pour le business ! » Cette affirmation n’a rien de cynique ! Elle est la clé d’une solution systémique à l’intégration des réfugiés ! L’inclusion demande des efforts et un engagement. C’est à ce prix que ses fruits sont abondants.

Pour faire le lien entre réfugiés et entreprises, nous avons créé un maillage de la ressource en travaillant avec des associations, avec les collectivités publiques, avec les diasporas et les e-diasporas. Nous avons transformé une somme d’individus en un pool de talents, au sein duquel nous avons pu identifier les forces de chacun. Nous disons aux entreprises que nous n’avons pas rencontré un CV, mais une personne. Cette rencontre est indispensable pour l’identification des compétences qui pourront être transférées à l’entreprise et lui apporter de nouvelles qualités d’adaptation, de réponse, d’inventivité et de résilience.

Des petits boulots à la haute couture

Salah, réfugié syrien, avait interrompu sa formation en logistique du transport aérien, puis subsisté deux années en France grâce à des dizaines de petits boulots. Son CV n’aurait intéressé personne. Nous travaillons avec de grandes maisons de mode au recrutement de conseillers clientèle, des profils qui, a priori, ne correspondent pas à celui de Salah. Or, Salah a témoigné d’une formidable énergie face à l’adversité, révélant, en outre, lorsque nous avons fait connaissance avec lui, une personnalité d’une finesse et d’une élégance remarquables, une grande capacité d’écoute aussi, qualités qui le destinaient à travailler au contact des clients d’une grande maison internationale. Il a été recruté, avec plus d’enthousiasme de la part de la direction que de l’équipe managériale locale. Quatre mois plus tard, sa responsable me contactait pour un retour d’expérience : Salah avait de meilleurs résultats que des employés entrés dans l’entreprise cinq ans plus tôt. Il pouvait vendre en russe, en arabe et en français et avait communiqué son énergie à toute son équipe. Il a été inscrit à un parcours interne de développement de carrière accéléré. Son exemple a conduit l’entreprise à recruter plus de personnes réfugiées. Il est loin d’être unique. Ikea, BNP ou Monoprix, avec qui nous travaillons, ont connu des expériences similaires.

Des solutions technologiques s’appuyant sur les communautés que nous avons formées nous permettent désormais de faire circuler les données et de les comparer. Nous accompagnons avec la même minutie des milliers de personnes, en concentrant les efforts de nos collaborateurs internes sur les entretiens, les rendez-vous, l’évaluation fine des compétences, qui peuvent parfois déboucher, comme le montre l’exemple de Salah, sur des activités et des métiers inattendus.

Faire les comptes quand on a grandi pour grandir encore

Les questions sociales aboutissent toujours, tôt ou tard, à des questions économiques, et trouver des réponses aux premières n’empêche pas de faire les comptes. Faute d’effectuer cette opération, les organisations caritatives, si formidables que soient leurs résultats, ne peuvent pas envisager de passer à l’échelle. Quant aux programmes publics, ils ont beau être efficaces, ils demeurent peu efficients, coûtent des millions d’euros, sont peu maniables, contraignants et, à la vérité, fermés à la société. Dans ces circonstances, comment la société comprendrait-elle l’investissement que représente l’intégration ?

Nos solutions reposent sur la réserve de sociabilité que représente l’écosystème des grandes écoles et des universités. La diversité de nos partenaires assure un lien réel des personnes réfugiées avec l’ensemble de la société. Néanmoins, si nous voulons attirer les talents pour, répétons-le, passer à l’échelle, nous devons aussi payer correctement nos formateurs et les employés qui construisent nos outils méthodologiques. C’est dans cette direction qu’ont porté nos efforts au cours des six derniers mois.

Lorsque j’ai créé each One, j’avais 20 ans. L’association m’est apparu comme la forme d’organisation la plus simple. Nous ne manquions pas de volonté, mais étions novices. Nous avons pu bénéficier de quelques subventions et valider une première preuve de concept par l’impact. Nous ne nous préoccupions pas de l’efficience économique. Mais la question de notre modèle s’est rappelée à nous, car nos partenaires, dont dépendaient les fonds de notre association, espéraient des résultats dans un délai – généralement d’un an – trop rapide pour mesurer l’intégration des personnes réfugiées. Par ailleurs, nous ne contrôlions pas notre budget et ne pouvions investir où nous l’aurions souhaité, en l’occurrence dans la technologie et le marketing. Nous manquions d’outils.

Nous avons donc commencé par monnayer nos services auprès des entreprises, comme le font tous les cabinets de recrutement. Or ce qui n’est pas gratuit a de la valeur, et cette valeur a renforcé notre image de tiers de confiance, par conséquent nos capacités d’action. Nous nous sommes alors hybridés : nous formions d’une part une association, d’autre part une entreprise, qui travaillaient ensemble, en évitant toutefois d’entrer dans le cadre incestueux des “relations privilégiées”, qui auraient mis en danger le statut fiscal de l’association et sa capacité à recevoir des subventions. Cette structure imposait deux équipes et, par conséquent, deux gouvernances. En outre, le secteur pédagogique qui, en vendant son savoir-faire, prenait une part croissante dans le financement de l’association, est devenu une filiale de celle-ci. Nos équipes se spécialisaient, innovaient, triaient les procédures d’action, mais se cloisonnaient. L’ensemble devenait de plus en plus complexe à gérer, de plus en plus difficile à diriger.

Nous nous sommes donc dotés d’un nouveau modèle : un fonds de dotation collabore au financement d’une entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS) – le cœur du réacteur –, qui est aussi une entreprise à mission. Nous avons ainsi créé des synergies et gagné une capacité plus forte d’autofinancement. Nous continuons à travailler avec des bénévoles et avec nos partenaires traditionnels, comme au temps de l’association, mais d’autres activités sont économiquement viables et peuvent d’elles-mêmes passer à l’échelle. Si l’intérêt général constitue toujours notre colonne vertébrale, nous sommes désormais capables de nous financer à hauteur de 60 %. Nous gérons un budget de 5 millions d’euros et aurons accompagné pour la seule année 2020 autant de personnes que depuis notre création (2 000 à ce jour). En créant un cercle vertueux d’investissements, nous avons su gagner la confiance des banques et des entreprises avec lesquelles nous travaillons.

Un intérêt généreusement compris

Nous avons fait appel, pour intégrer les personnes réfugiées, à des motivations dictées par l’intérêt et non plus par la générosité, et ce fut la condition de notre réussite. Cette approche nous oblige à une certaine neutralité, qui nous permet, en retour, de travailler aussi bien avec des associations très engagées qu’avec de grandes entreprises. L’impact que nous recherchons – à travers non plus l’intégration de quelques milliers de personnes réfugiées, mais de dizaines, voire de centaines de milliers – nous a contraints à trouver des moyens à la hauteur de nos ambitions. Aujourd’hui, en bâtissant sur l’intérêt mutuel et la confiance, nous sommes capables de grandir.

Débat

La prunelle de ses yeux

Un intervenant : Que pense votre grand-mère de votre action ?

Théo Scubla : Je crois qu’elle en est fière. Elle en parle à ses amies et leur dit que je suis un entrepreneur social. Elle me dit aussi qu’elle avait le potentiel pour entreprendre. Mon parcours la réjouit, mais sa frustration n’a pas disparu. Elle vit avec le sentiment de n’être pas parvenue à se réaliser.

Int. : Vous avez établi des liens avec les communautés d’immigrés, mais celles-ci n’ont-elles pas tendance à manquer de perméabilité avec le reste de la société ?

T. S. : Nous avons tissé des relations avec les diasporas et les e-diasporas en partant de celles que nous avions établies avec les candidats qui nous avaient rejoints. Il y a, bien sûr, certaines attitudes de fermeture, mais l’inclusion se construit au cas par cas. De plus, nous sommes neutres : nous travaillons avec le plus grand nombre d’acteurs possible. Les diasporas nous permettent de trouver les personnes là où elles sont, mais aussi d’en rencontrer d’autres, en allant à rebours de ce que serait une démarche d’isolement. Ces diasporas se sont construites sur l’entraide lorsque le modèle de l’intégration républicaine, pour les générations précédentes, a failli. Elles ne deviennent un problème que lorsqu’elles concentrent le lien d’une personne à la société, mais elles peuvent aussi se fondre dans cette société en l’enrichissant des traditions qu’elles ont conservées : elles deviennent alors des réseaux ouverts. Le cloisonnement des diasporas n’a pas vocation à durer, d’autant moins qu’elles cesseront de constituer l’unique refuge des personnes réfugiées.

Int. : La diaspora peut aussi être l’occasion de manifester un attachement envers le pays d’accueil, voire une identification. La diaspora arménienne, par exemple, l’a maintes fois exprimé, à travers certains de ses membres les plus éminents.

T. S. : Bien sûr. Et ce regard, parce qu’il est décentré, est très précieux.

Accueillir… en chassant les têtes

Int. : Le problème de l’accueil dépasse celui des réfugiés. Quelle est, à cet égard, la position d’each One ?

T. S. : Au départ, nous accompagnions des personnes demandeuses dasile et réfugiées. L’attention des personnes demandeuses d’asile est tellement accaparée par leur dossier juridique qu’il est très difficile de construire avec elles leur intégration. D’autres organismes se chargent par ailleurs de les accompagner. Pour entrer dans une formation ou un emploi, il faut avoir obtenu le statut de réfugié. Nous avons donc restreint notre champ d’action aux seuls réfugiés. Nous sommes moins inclusifs, mais c’est le prix de l’efficacité. Cela dit, nous sortons désormais du cadre strict de la protection internationale et accueillons des personnes placées face à un défi d’intégration ou d’interculturalité et, bien sûr, un défi de redéfinition de leur projet professionnel. Ce peuvent être des migrants économiques, des primo-arrivants ou des personnes bénéficiant de la protection subsidiaire et qui connaissent les mêmes problèmes que les réfugiés. Ces choix ont été déterminés par des analyses pragmatiques. Toutes ces personnes, dans la diversité de leurs statuts, jouissent d’un droit d’exercer une activité professionnelle en France.

Int. : Vous avez un cabinet de chasseurs de têtes…

T. S. : Toutes les entreprises ne payent pas pour recruter. Les systèmes dits de préparation opérationnelle à l’emploi individuelle, financés par les opérateurs de compétences (OPCO), permettent aux entreprises d’accéder gratuitement ou presque aux pôles de talents. Le système actuel de la formation professionnelle en France nous permet d’être rémunérés pour la formation ou la mise en relation, et l’entreprise y accède en proportion de ses moyens. Les grands groupes ont une capacité de paiement immédiate. Si nous pouvons nous permettre d’être moins rémunérés pour proposer des candidats à des entreprises plus petites et moins riches, nous le faisons aussi. Nous tentons de résoudre les problèmes un par un, quitte à ne pas avoir dès le début une approche holistique. Néanmoins, seul un tiers des personnes qui suivent les programmes Tremplin sont, par la suite, embauchées par des entreprises. D’autres créent leur propre activité, travaillent dans le milieu associatif, reprennent des études, etc. Un certain nombre d’artistes retrouvent, avec l’aide de nos programmes, les conditions d’exercice de leur art.

Du local au continental

Int. : Il existe des “maisons communes de compétences”, des tiers-lieux qui servent de plateformes à toutes sortes d’activités permettant aux gens de gagner leur vie.

T. S. : Les grandes entreprises, qui disposent de moyens importants et sont, par conséquent, des recruteurs importants, créent un effet d’aspiration. En effet, l’emploi qu’elles apportent aujourd’hui à une personne réfugiée se traduit, à mesure qu’en sont révélés les potentiels, par d’autres emplois. Cela répond pour nous à l’exigence d’intégrer le plus grand nombre possible de personnes.

Int. : Quelle place occupe l’Europe dans votre projet ? Comment et quand intervient-elle dans votre stratégie de passage à l’échelle ?

T. S. : Nous devons encore tester en France nos capacités de mise en relation, de formation et de recrutement durant les deux ou trois prochaines années, avant d’affronter les complexités d’un espace plus vaste. Il nous semble aussi judicieux de passer d’abord à l’échelon national pour ensuite aborder l’échelon européen avec une capacité d’investissement plus importante. Pour autant, des entreprises comme Ikea, très satisfaites du travail qu’elles mènent avec nous, nous pressent d’élargir notre zone géographique. Nous pouvons aussi envisager des collaborations ponctuelles avec certaines grandes écoles et universités.

Int. : Il existe d’autres initiatives d’intégration, en France, comme SINGA (qui a fait l’objet d’une séance de l’École de Paris du management), ou ailleurs en Europe, notamment en Allemagne, avec des modèles parfois différents.

T. S. : La notion centrale de notre modèle est la collaboration. Nous travaillons d’ailleurs avec SINGA. La nouveauté de notre approche tient à l’importance que nous accordons à la question du déclassement, du potentiel gâché. Peu d’acteurs établissent, comme nous, le lien entre une capacité, d’un côté, et, de l’autre, des possibilités qui ne sont pas encore formalisées ; aucun ne l’établit de façon systématique. Nous avons là une expertise qui complète la chaîne de valeur. En Allemagne, certains acteurs ont la même démarche que nous et sont très efficaces. En revanche, ils n’agissent que dans un secteur très limité – le plus souvent les métiers de la technologie – et très localement. Peu d’acteurs sont capables de saisir le problème de façon holistique, de s’adresser à tous les secteurs d’activité qui correspondent aux envies et aux appétences des personnes réfugiées.

Éloge du lien transculturel

Int. : Quelle place donnez-vous dans vos programmes au sport et à la culture ?

Kiran Dahan (directeur pédagogique d’each One) : Les professeurs de français langue étrangère des programmes Tremplin interviennent sur l’histoire de la France et de l’Europe, sur la culture et les arts. Avant les restrictions sanitaires, nous organisions des sorties dans les musées. Les buddies amenaient les personnes qu’ils accompagnaient au café, lieu culturel par excellence, mais aussi au cinéma. De plus, les conversations abordent volontiers la littérature. Dans les programmes de formation avec les entreprises, des modules sont consacrés à la culture : le design culturel est abordé chez Ikea, de manière ludique, avec une intervenante spécialisée. La culture est ainsi présente à différents moments des parcours, tournée vers la découverte, l’émerveillement, la joie du partage. Concernant le sport, nous n’avons pas d’équipements, mais travaillons avec des associations comme Kabubu, qui promeuvent l’inclusion par le sport.

Int. : Comment les professeurs des grandes écoles enseignent-ils les soft skills ?

K. D. : Ces compétences transversales, relationnelles, humaines et comportementales, qui ne sont ni scientifiques ni techniques, sont, d’une certaine manière, enseignées comme l’éducation civique ! Il n’y est pas question de connaissances, quelles soient théoriques ou pratiques. Nous avons construit nos contenus autour des thématiques d’intégration, comme la gestion de conflits dans des environnements culturels différents ou le récit personnel – qui peut être difficile à raconter et à entendre. Les enseignements s’appuient sur des jeux et des exercices “prêts à animer”. Cette standardisation permet un déploiement à l’échelle. Ces modèles sont proposés en accès libre aux étudiants bénévoles et aux professeurs pour construire leurs interventions. Cela nous a permis de résoudre le décalage entre le haut niveau d’expertise des enseignants et les exigences éminemment pratiques de l’enseignement que nous proposons.

Int. : Vos équipes accompagnatrices poursuivent-elles l’expérience au-delà des douze semaines du programme ?

T. S. : Plus d’un tiers des trios maintiennent les liens après l’accompagnement, pendant un an, deux ans, trois ans… Ces expériences donnent parfois lieu à des aventures marquantes : une mentor a créé une entreprise avec la personne qu’elle accompagnait, une coach a partagé une colocation avec son contact, des couples se sont formés…

Int. : Les retours au pays sont-ils fréquents ?

T. S. : Au moment où nous avons lancé each One, des demandeurs d’asile déboutés ont été contraints de quitter le territoire français. Néanmoins, un lien transculturel avait été construit. Les personnes réfugiées avec lesquelles nous travaillons demeurent souvent plus de vingt ans en France avant de revenir sur les lieux qu’elles ont quittés. Parmi les personnes passant par nos programmes, au bout de cinq ans, 90 % ont acquis la nationalité française. Toutes veulent à leur tour contribuer à l’intégration de nouvelles personnes et deviennent des modèles. Le désir de retrouver ses racines demeure vivant, mais une personne protégée en raison des craintes subsistant pour sa sécurité dans son pays n’est pas autorisée à y retourner. C’est donc dans le pays d’accueil qu’elle se (re)construit.

Qui ?

Int. : Votre modèle économique repose surtout sur le placement de cadres déclassés auprès de grandes et moyennes entreprises, davantage prêtes à investir pour recruter ces personnes. Pourrez-vous accompagner des entreprises petites ou moyennes (je pense au bâtiment et à la transition écologique) dans l’embauche de réfugiés moins qualifiés ?

T. S. : Nous plaçons des personnes ayant tout type de qualifications. Le déclassement est plus important pour les personnes les plus qualifiées, et donc plus difficile à résorber. Des opportunités nouvelles de travailler avec des PME se font jour : pour le court terme, nous sommes en lien avec des collectifs qui mettent en commun leurs besoins de recrutement, ce qui nous permet de raisonner en fonction du secteur plus que de l’entreprise ; pour le long terme, nous tentons d’identifier de la manière la plus précise possible les qualifications recherchées – les progrès numériques permettent ici de dégager du temps pour la part de notre action qui repose essentiellement sur le contact humain. Plus nous serons opérationnellement efficaces, plus nous pourrons diminuer nos coûts et nous adresser à des entreprises dont les moyens sont modestes, qui se tourneront d’autant plus volontiers vers nous que notre marketing sera efficace.

Int. : Vous vous adressez souvent à des personnes qui ont un fort potentiel culturel. Je rappelle que le Chèque emploi service universel (CESU) permet de faire travailler des personnes sans papiers et sans capital culturel, qui reçoivent ainsi un bulletin de salaire, lequel peut les aider à obtenir un statut. C’est un dispositif proprement merveilleux.

T. S. : Jusqu’à présent, nous n’avons pas utilisé le CESU, que nous connaissons mal, à vrai dire. Nous devrions probablement y recourir et allons examiner de plus près les possibilités qu’il nous offrirait. Cela dit, nous nous adressons aux profils culturels les plus variés. Nous enregistrons des succès comparables auprès de personnes qui n’ont pour ainsi dire aucune instruction et auprès de personnes formées à l’université. La motivation permet souvent de franchir le fossé de l’éducation. En revanche, nous ne savons pas travailler avec des personnes analphabètes ou illettrées – qui sont une minorité parmi les personnes réfugiées –, que nous réorientons vers les acteurs compétents.

Int. : Quelle est la proportion de femmes parmi les personnes que vous accompagnez ?

K. D. : En 2019, 32 % des participants aux programmes Tremplin étaient des femmes. Elles étaient un peu moins nombreuses dans le recrutement direct.

T. S. : Les femmes réfugiées s’inscrivent moins fréquemment que les hommes dans nos programmes. De fait, ce sont souvent elles qui gardent les enfants et restent à la maison. Désormais, nous demandons aux nouveaux inscrits s’ils sont venus en France avec leur femme et, si c’est le cas, nous insistons pour qu’elle participe au programme. Nous essayons chaque fois d’avoir des partenaires pour assurer la garde des enfants.

Each One et les autres

Int. : Quelle audience avez-vous auprès des grands médias, friands de catastrophes et d’informations tonitruantes ? Avez-vous des contacts avec le monde politique, plutôt frileux sur les questions concernant les réfugiés ?

T. S. : Nous n’avons pas courtisé la presse et avons pourtant obtenu de beaux articles. Peut-être est-ce parce que nous abordons différemment la question des réfugiés, de manière positive, en considérant l’intégration comme relevant de l’intérêt commun. Nous associons le mot réfugié aux mots entreprise, potentiel, grandes écoles. C’est nouveau. Cela ne déplaît pas aux médias. C’est aussi l’occasion d’aborder d’autres termes, comme responsabilité, inclusion, dont s’empare l’opinion, au-delà de la vague d’émotion de 2015. Nous cherchons essentiellement à augmenter notre impact. Pour le reste, nous sommes neutres. Des portes s’ouvrent et des volontés s’affirment dans les commissions parlementaires ou les ministères. Nous abordons les questions de policies, de mesures à mettre en œuvre, et jamais de politics, de politique “politicienne”.

Int. : Envisagez-vous de travailler avec d’autres agences de recrutement ?

T. S. : Pour que la solution que nous proposons soit intégrée, l’entreprise qui recrute doit être sensibilisée à l’intérêt du recrutement de candidats réfugiés et ceux-ci doivent être bien identifiés en tant que tels. Le risque, en s’associant à d’autres cabinets, est de noyer nos candidats dans la masse. Pour collaborer efficacement avec eux, nous devons les former à nos méthodes, ce qui crée un besoin encore plus important pour nous de réunir et de diffuser les informations pertinentes et ciblées concernant les candidats réfugiés. Les grandes agences de recrutement peuvent aussi nous amener de l’information sur l’offre d’emploi et, comme nous travaillons sur un secteur restreint de la demande d’emploi, nous ne les concurrençons pas, nous sommes plutôt complémentaires. Nous pouvons mettre nos expertises en commun.

Int. : Les entrepreneurs bénéficient-ils, comme les personnes qui suivent les programmes Tremplin, d’accompagnateurs de proximité ?

T. S. : Certains mentors des programmes Tremplin sont eux-mêmes de jeunes entrepreneurs et construisent des ponts avec le monde du travail. Nous suivons régulièrement, deux fois par an généralement, la progression des personnes que nous avons placées en entreprise. Nous n’assurons cependant plus, en dehors des liens personnels qui ont pu se tisser, leur suivi opérationnel. Pour la formation et la sensibilisation des entrepreneurs proprement dits, nous travaillons en lien étroit avec SINGA et The Human Safety Net (Fondation Generali), qui financent des incubateurs pour les personnes réfugiées et dont la pratique commence seulement à se répandre.

Int. : L’opinion et le système éducatif français déprécient les emplois ouvriers et paysans, d’où des tensions d’emploi. L’Union des industries minières et métallurgiques (UIMM) déplore, par exemple, un déficit de 200 000 emplois dans la métallurgie. C’est, par ailleurs, un partenaire institutionnel qui peut vous servir de relais auprès des entreprises.

T. S. : Nous n’avons pas encore de liens avec tous les acteurs et serions ravis d’en tisser avec l’UIMM.

Aujourd’hui et demain

Int. : Quels sont les talents qu’attire each One ? Quel est aujourd’hui son vivier ?

T. S. : Lorsque nous étions de jeunes étudiants, nous attirions d’autres jeunes étudiants. La diversité est venue avec la taille et les moyens. L’âge de nos collaborateurs a augmenté. Des talents expérimentés sont venus nous rejoindre. Nous recrutons aussi, cela va de soi, des personnes réfugiées. Nous associons ambition et préoccupation sociale, ce qui nous rend, pour certains secteurs de l’opinion, suspects ! On nous soupçonne aussi volontiers de détruire la civilisation que de profiter de la misère du monde ! Tous les récits sont toujours possibles. Mais pour nous, une seule chose compte : notre impact.

Int. : Comment envisagez-vous votre avenir ?

T. S. : Je suis fondamentalement un entrepreneur. Entreprendre, c’est mon rêve, et je suis très engagé. Je crois qu’each One m’occupera beaucoup au cours des cinq ou dix prochaines années. Je suis heureux tous les matins quand je me lève, et plus encore lorsque je passe la porte de l’entreprise et que je vois les membres de l’équipe à leur poste. Une start-up, c’est le nombre maximal d’individus que vous pouvez réunir autour d’un projet qui va changer la société. Ce n’est peut-être pas de la politique, mais c’est assurément du politique.

1. Nathanaël Molle, « Renforcer la société avec les réfugiés », séminaire Économie et sens, séance du 1er juin 2016.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

François BOISIVON