Exposé de Michel d’Ozenay

Après une formation d’ingénieur agricole, je me suis très vite rendu compte que l’agriculture intensive, telle qu’elle était développée dans les années 1970, nous menait dans une impasse. À l’époque, le commissaire européen à l’Agriculture, d’origine hollandaise, soutenait que, pour nourrir la planète, l’agriculture devait devenir industrielle. Je lisais des livres de Raoul Lemaire, Jean Boucher, Henri-Charles Geffroy (le fondateur des magasins La Vie Claire) et j’étais convaincu qu’il existait une autre façon de produire des aliments et de se nourrir.

Premiers pas dans l’agriculture biologique

Après mes études, en 1975, j’ai créé, avec quelques amis, une communauté dédiée à l’expérimentation de l’agriculture biologique dans la vallée du Jabron, à côté de Sisteron. Nous avons racheté et reconstruit un village situé à 900 mètres d’altitude et entouré de 300 hectares de terrain, qui avait été abandonné après la première guerre mondiale, en raison du lourd tribut payé à cette occasion par les agriculteurs, utilisés comme chair à canon.

Au bout de quelques années, j’ai été déçu de l’absence de vision économique de cette communauté. Je souhaitais développer une agriculture qui puisse nourrir le plus grand nombre, alors que mes camarades voyaient l’agriculture biologique comme réservée à une élite.

Après avoir exercé d’autres activités professionnelles, je me suis décidé, en 1985, à racheter un magasin qui vendait des produits bios. Mon objectif était de comprendre qui étaient les consommateurs de ces produits, certains se réclamant de la macrobiotique, d’autres de l’instinctothérapie (pratique alimentaire crudivore), etc., et quelles étaient leurs attentes respectives.

Naissance de SENFAS

En 1987, j’ai créé la Société européenne de négoce et de fabrication d’alimentation saine (SENFAS). Lorsque j’ai déposé ce nom, j’ai été contacté par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) : « Comment pouvez-vous revendiquer de produire et vendre une alimentation “saine” ? Prétendez-vous que les autres produits alimentaires ne sont pas sains ? » J’ai répondu qu’en effet, en voyant à quels intrants et additifs recouraient respectivement l’agriculture conventionnelle et l’industrie agroalimentaire, j’estimais que les produits alimentaires que l’on mettait dans l’assiette du consommateur n’étaient pas sains. La suite de l’histoire m’a donné raison, puisqu’on parle désormais de « la nécessité d’assurer une alimentation saine ».

À l’époque, quand j’allais voir les banques pour leur expliquer que je voulais transformer et vendre des produits bios, mes interlocuteurs ouvraient de grands yeux. Seulement 0,1 ou 0,2 % de la population savait ce qu’était l’agriculture biologique. J’ai investi tout mon argent personnel dans la SENFAS et j’ai installé quelques machines dans un atelier d’une surface de 150 mètres carrés. Je fabriquais des produits à tartiner à partir de fruits secs, à destination des végétariens ou des flexitariens (des personnes qui limitent leur consommation de viande, sans être exclusivement végétariennes). Ils peuvent ainsi remplacer les protéines animales par les protéines végétales présentes dans les fruits secs.

Je broyais les amandes ou les noisettes à l’aide de meules de pierre, afin d’éviter un échauffement susceptible de dégrader les qualités nutritionnelles des fruits. Je versais ensuite les pâtes à tartiner dans des pots, sans aucun additif, à l’aide d’une cuillère et d’une balance Oberlin. Le début de la semaine était consacré à la fabrication et la fin à la livraison dans des magasins bios qui, à l’époque, étaient très disséminés. Entre ces deux activités, je m’occupais également de l’achat des matières premières.

La création d’une interprofession

En vendant mes produits dans des foires bios, j’ai rencontré d’autres transformateurs, notamment des boulangers, mais aussi d’autres fabricants de produits à tartiner, des producteurs de confitures, etc. Chacun travaillait de son côté en étant convaincu de “laver plus blanc” que les autres.

Mon objectif était toujours de sortir les produits bios de leur pré carré et de les mettre à la portée du plus grand nombre. J’ai commencé à discuter avec d’autres transformateurs pour essayer de les convaincre de nous regrouper. L’objectif était de nous faire reconnaître par l’Administration afin que notre activité devienne une profession à part entière. Nous devions en finir avec notre image de post-soixante-huitards et d’anciens hippies avec un pétard au coin de l’oreille… Dans certains milieux, j’avoue que je n’osais même pas dire que je travaillais dans le bio, car cela provoquait immédiatement des ricanements.

Il existait déjà quelques labels ici ou là, mais, avec quelques confrères, nous avons créé, au sein de l’association loi de 1901 Nature & Progrès, le Groupement des transformateurs bios, dont je suis devenu président et qui a donné une envergure nationale au label Nature & Progrès. C’était, à l’époque, la plus grosse organisation de ce type en Europe. Nous nous sommes dotés d’un service technique en recrutant des collaborateurs – dont des ingénieurs agronomes issus de l’École d’ingénieurs de Purpan, à côté de Toulouse – et nous avons mis en place des cahiers des charges très précis pour la transformation des aliments, ce qui n’avait encore jamais été fait. Nous avons également fondé une deuxième association, l’ACAB (Association des conseillers indépendants en agriculture biologique), qui émanait de la première et qui est aujourd’hui devenue Ecocert. À l’époque, elle travaillait à 90 % pour Nature & Progrès.

Le développement de SENFAS

Au cours de ces premières années, comme je consacrais énormément de temps et d’efforts à la structuration de l’interprofession – ce qui m’amenait souvent à Paris –, je n’ai pas pu développer beaucoup SENFAS, qui employait tout au plus cinq ou six salariés.

Après quelques années, nous avons commencé à fabriquer d’autres produits que les pâtes à tartiner à base de fruits secs, qui avaient l’inconvénient de ne pas très bien se vendre en été. En 1990, nous avons créé des pâtés végétaux à base de différents légumes et de tahin (une purée de sésame, riche en protéines) dont j’ai concocté les recettes à partir de celles de Georges Ohsawa, le maître à penser de l’alimentation macrobiotique.

Je suis persuadé que, demain, le bio permettra de nourrir la planète, à condition toutefois de réduire notre consommation de viande. Il est absurde d’utiliser de l’eau et des terres agricoles pour produire des protéines végétales afin de nourrir des animaux qui seront à leur tour consommés par l’homme, alors que celui-ci peut très bien se nourrir directement de protéines végétales. Ceci m’a conduit à produire des galettes végétales protéinées, que certains appellent des “steaks végétaux”, ainsi que d’autres plats cuisinés élaborés à partir de protéines végétales.

La création du label AB

Parallèlement, Nature & Progrès s’est développée et nous avons atteint le nombre de 2 500 adhérents, à la fois producteurs et transformateurs, répartis sur pratiquement toute l’Europe. Une dizaine d’autres labels s’étaient développés de leur côté, ce qui était un peu perturbant pour les consommateurs, car chacun avait son propre cahier des charges. Nature & Progrès était cependant celui dont le cahier des charges, qui portait non seulement sur la production, mais également sur la transformation, était le plus structuré et précis.

Le ministère de l’Agriculture nous a alors demandé d’essayer de fédérer l’ensemble des labels, ce qui n’était pas très facile, car cela supposait que chacun abandonne une partie de ses habitudes. À cette époque, les producteurs bio n’étaient pas des opportunistes, comme on en a vu depuis. Ils avaient des convictions fortes et le caractère trempé qui allait avec ces convictions. En 1990, nous sommes parvenus à créer une fédération, au sein de laquelle chaque label conservait ses spécificités. Au bout de cinq ans, nous avons réussi à aboutir à une seule interprofession réunissant l’ensemble des producteurs et des transformateurs sous un label unique, AB, dont le ministère de l’Agriculture était propriétaire depuis une dizaine d’années et auquel nous avons ainsi donné de l’ampleur.

Le cahier des charges AB pour les cultivateurs a été validé très rapidement par l’Europe. Pour les éleveurs et les transformateurs, cela pris plus de temps, car la France était précurseur dans ce domaine et l’Europe ne s’était pas encore intéressée à ces deux aspects.

Les organismes de certification

Une fois le label AB mis en place, le ministre de l’Agriculture m’a nommé membre expert de la Commission nationale des labels et certifications de produits agricoles et alimentaires, dans laquelle une partie des SIQO (signes d’identification de la qualité et de l’origine), tels que l’AOC (appellation d’origine contrôlée) ou le Label rouge, étaient gérés par l’INAO (Institut national de l’origine et de la qualité), tandis que le label AB était traité à part.

Le bio se développant, nous avons vu arriver sur le marché des produits d’importation, comme le sucre ou les épices, ce qui nécessitait de s’assurer d’une réciprocité dans les cahiers des charges. L’Europe a demandé que chaque État membre nomme un expert au sein de la Commission du contrôle des importations. J’ai exercé cette responsabilité pendant quelques années.

J’ai également travaillé comme expert pour l’ONUDI (Organisation des Nations unies pour le développement industriel), qui souhaitait faire vérifier sur le terrain la validité des projets d’agriculture biologique avant de verser des financements.

Après quelques années, le ministère de l’Agriculture a considéré que le label AB était un label de qualité comme les autres et que sa gestion devait être confiée à l’INAO. J’ai alors été nommé expert auprès de la plus haute instance de l’INAO, le comité d’accréditation et de contrôle de tous les cahiers des charges. J’y intervenais surtout comme expert des produits bios, mais je donnais aussi mon avis sur les autres questions. J’ai notamment participé à un énorme chantier, la règlementation des IGP (indications géographiques protégées), qui nous a conduits à revoir 90 cahiers des charges différents.

Innovation, flexibilité, réactivité

Pour survivre face aux grands groupes agroalimentaires, une PME doit être extrêmement performante, ce qui passe par l’innovation, la flexibilité et la réactivité. Tout au long du développement de SENFAS, nous n’avons cessé d’inventer de nouveaux produits, pour avoir constamment un “coup d’avance” sur nos grands concurrents. J’emploie actuellement trois ingénieurs qui passent leur temps à développer des innovations, parfois à la demande de nos clients.

La performance repose aussi sur la flexibilité et la réactivité. Chez nos grands concurrents, lancer un produit prend toujours beaucoup de temps. Chez nous, lorsqu’un client nous demande de lui fabriquer un de nos produits en MDD (marque de distributeur) avec une recette spécifique – par exemple, une galette végétale –, nous ne mettons que trois mois à réaliser les maquettes et, six mois plus tard, il peut lancer le produit sous sa marque. Dans une petite entreprise comme la nôtre, les décisions sont très rapides et c’est ce qui nous aide à résister à la concurrence.

Voici maintenant quelques-unes de nos dernières innovations.

Des produits innovants récompensés par des prix

En 2020, nous avons imaginé notre propre recette de foie gras végétal, baptisé VEG’gras. Dans ma propre famille, lors du repas de Noël, certains veulent manger du foie gras, d’autres y sont opposés. C’est dommage de se disputer ce jour-là ! Nous avons élaboré un produit tartinable, à base de noix de cajou, de graisse de coco et d’épices, dont la couleur évoque le foie gras, et nous l’avons présenté à un salon, à Paris, au mois d’octobre. Entre mi-octobre et décembre, nous en avons vendu 80 000 pots ! Ce produit nous a valu deux prix Meilleur produit bio, l’un pour le VEG’gras nature en 2020, et l’autre pour une version avec des truffes en 2022.

Valoriser des sous-produits

Dans notre démarche d’innovation, nous cherchons aussi à utiliser des sous-produits, comme les écarts de tri de sarrazin, qui peuvent représenter 10 à 15 % de la production et partent habituellement vers l’alimentation animale ou la fabrication de compost. Nous travaillons sur des procédés de lactofermentation qui permettraient d’en faire des probiotiques. Nous nous en servons aussi comme ingrédient de nos galettes végétales, car ils ont un véritable intérêt alimentaire.

Nous faisons également de la R&D sur des produits alimentaires peu valorisés, comme le jacquier, un fruit tropical qui n’est généralement consommé que par des personnes très pauvres ou que l’on donne aux animaux, ou même qu’on laisse pourrir. À l’occasion d’un salon à l’étranger, j’en ai goûté sur un stand indonésien. La chair de ce fruit contient des fibres et son goût est assez neutre, ce qui peut évoquer de la viande de veau. J’ai estimé que cela pouvait constituer un support très intéressant pour des produits végétaux, la présence de fibres constituant un atout, car notre alimentation, trop raffinée, en est largement dépourvue. Nous avons donc créé, à partir du jacquier, toute une gamme de plats cuisinés qui permet aux producteurs de valoriser un fruit jusqu’alors négligé.

Quand on travaille sur un ingrédient nouveau, comme le jacquier, il faut prévoir deux à trois années de R&D avant que les produits puissent être mis sur le marché, car il ne suffit pas qu’ils soient consommables : encore faut-il qu’ils soient réellement bons et appétissants, sans quoi vous ne trouverez pas de consommateurs prêts à les acheter.

En 2022, lors du SIAL (Salon international de l’alimentation), le plus grand salon de l’agroalimentaire européen et l’un des plus importants au monde, notre plat cuisiné au jacquier façon barbecue et une nouvelle terrine végétale de campagne ont été sélectionnés pour le prix de l’innovation.

Val de Betrine : innover en agriculture

Il y a quelques années, l’agglomération d’Alès avait acheté un ensemble de terrains de 200 hectares au total pour y créer un golf, ce qui avait suscité une levée de boucliers chez les écologistes. L’agglomération a abandonné son projet et lancé un appel d’offres pour l’utilisation de ces terrains.

J’ai créé une nouvelle société, Val de Betrine, et j’ai gagné l’appel d’offres en proposant la mise en place d’un verger expérimental en agroforesterie. L’objectif est de développer des cultures peu gourmandes en eau afin de faire face à l’augmentation des températures et à la sécheresse.

Nous avons réalisé des analyses de sol, parcelle par parcelle, et nous allons démarrer les plantations à l’automne prochain. Pour assurer le couvert du sol, j’ai identifié une graminée très intéressante, le kernza, qui est déjà expérimentée aux États-Unis. Une fois plantée, elle produit des graines pendant cinq ans, sans qu’il soit besoin de labourer le sol ni de replanter. Son système racinaire aère le sol et l’enrichit en azote. On peut utiliser ses graines pour produire de la farine et sa paille pour fabriquer des isolants.

Les agriculteurs sont régulièrement incités à s’adapter au changement climatique et à explorer de nouvelles façons de cultiver, mais ils sont confrontés à de telles difficultés économiques qu’ils ne disposent pas des moyens financiers pour mener des expérimentations. En tant que dirigeant d’un groupe de transformation alimentaire qui, sans être très riche, gagne de l’argent, j’ai estimé que je pouvais prendre des initiatives pour, éventuellement, montrer aux agriculteurs de nouvelles voies.

Des distributeurs innovants de produits en vrac

Nous avons également imaginé des distributeurs innovants pour les produits vendus en vrac. Souvent, les rayons de vente en vrac ne sont pas très bien tenus, car ils demandent beaucoup de travail. Il faut recharger périodiquement les distributeurs et on fait toujours tomber un peu de produits à côté. Quand vous arrivez dans le rayon et que vous voyez des grains de riz ou des pâtes sur le sol, cela ne vous donne pas très envie de vous servir. Nous avons conçu des sachets en papier recyclé qui peuvent être directement placés dans les distributeurs en bois, sans avoir besoin de transvaser les produits d’un contenant à l’autre. Une fois le sachet vide, on le remplace par un nouveau sachet et, ainsi, le rayon de vrac reste propre et attirant. Nous avons commencé à commercialiser ces distributeurs, qui sont très bien perçus, y compris dans la grande distribution.

Le marché de la grande distribution

J’ai longtemps eu pour politique de ne vendre les produits SENFAS qu’aux réseaux de magasins spécialisés, comme Biocoop ou La Vie Claire. Constatant que, depuis quelques années, la grande distribution s’intéresse de plus en plus aux produits bios, j’ai créé, il y a quatre ans, une holding d’investissement familial qui m’a permis de scinder nos activités en deux grands volets.

D’un côté, SENFAS continue à distribuer des produits d’épicerie et de vrac dans les réseaux spécialisés. Elle s’occupe aussi de négoce et fournit des ingrédients et des matières premières bios à différents types de transformateurs (boulangers, traiteurs, conserveries, etc.).

De l’autre côté, une deuxième société, la Fabric’Végétale, assure la fabrication des produits, à la fois pour SENFAS et pour des MDD, par exemple celles de Système U, Carrefour, Monoprix, Intermarché, en fonction de leurs propres cahiers des charges.

De l’artisanat à l’industrie

Le fait d’entrer sur le marché de la grande distribution nous a obligés à moderniser nos locaux. En 2018, nous avons construit un nouvel établissement comprenant des entrepôts d’une capacité de stockage de 4 000 tonnes sous température contrôlée, avec une cellule de traitement par le froid et un atelier de préparation des fruits secs, ainsi que des bureaux administratifs, commerciaux, marketing et achats.

Ceci nous a permis de refaire à neuf le bâtiment historique de SENFAS et de le transformer en une salle blanche et réfrigérée de 3 500 mètres carrés, dédiée à la fabrication et à la R&D. Nous avons ainsi pu passer d’une dimension artisanale à un stade plus industriel, avec, notamment, une ligne qui produit 5 000 galettes végétales par heure et fonctionne en deux-huit. L’usine, pour sa part, tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre et six jours sur sept.

Ce faisant, avons dû nous conformer à la norme IFS Food, ce qui a occupé une ingénieure pendant plus d’un an, ainsi qu’au programme Food Defense sur la sûreté alimentaire dans sa version américaine, car nous envoyons régulièrement des containers de galettes végétales aux États-Unis.

Nous sommes également entrés dans une démarche RSE, car il serait difficile de produire des produits sains pour les consommateurs au détriment de la santé et de l’épanouissement de ceux qui les fabriquent. Les salariés du Groupe sont intéressés aux résultats, bénéficient d’un treizième mois, de primes, de tickets restaurants, d’une mutuelle gratuite, et même de coachs sportifs pour ceux qui le souhaitent.

Une entreprise pour la grande distribution

L’inconvénient de la vente sous marque distributeur est, d’une part, que ce dispositif ne permet pas au fabricant de bien connaître son marché et, d’autre part, que les commandes peuvent s’arrêter du jour au lendemain, parfois simplement parce qu’un acheteur ou un conseil en marketing a décidé de se tourner vers d’autres produits. Cela nous est arrivé une fois et cela a été dramatique, car nous avions réalisé des investissements et le préavis de rupture de contrat n’était que de trois mois.

J’ai noué un bon contact avec l’un de nos clients, qui nous achète des matières premières et place des produits bios dans des corners de grande surface, sous sa propre marque. Je cherchais à développer mon entreprise grâce à des synergies métiers et il trouvait intéressant de s’appuyer sur un industriel ayant une bonne maîtrise du sourcing. Il y a deux ans, ma holding est entrée dans le capital de la société de ce client et nous vendons désormais nos produits sous une marque spécifique dans les supermarchés et les magasins d’alimentation de proximité. Nous ne les distribuons pas encore dans les hypermarchés, car il faudrait pour cela passer par les centrales d’achat nationales, ce qui est une autre affaire et coûte cher.

SENFAS aujourd’hui

L’ensemble de nos activités emploie aujourd’hui 150 personnes, pour un chiffre d’affaires total de 40 millions d’euros. Mon fils est désormais directeur général de SENFAS et de la Fabric’ Végétale. Notre objectif est d’atteindre un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros afin de gagner une certaine assise par rapport à nos concurrents. On assiste en effet, en ce moment, à un énorme mouvement de concentration dans le bio. Dans le domaine des galettes végétales, par exemple, nous sommes confrontés à un concurrent dont le chiffre d’affaires s’élève à 900 millions d’euros et qui appartient à un groupe dont le chiffre d’affaires est supérieur à une dizaine de milliards d’euros.

SENFAS est la dernière société du bio dont les capitaux sont à 100 % familiaux et qui appartient encore à son fondateur. Les fonds de pension et d’investissement se sont arraché les entreprises comme la mienne et je reçois d’ailleurs régulièrement des offres de rachat, mais cela ne m’intéresse pas, car je souhaite transmettre mon entreprise à mes enfants.

Pour le moment, je suis toujours le président du Groupe, alors que j’ai l’âge de prendre ma retraite, mais mon métier me passionne. Depuis le premier jour, je n’ai jamais eu l’impression de travailler. J’ai d’ailleurs toujours dit à mes collaborateurs que si, un matin, je me levais en me disant : « Il faut que j’aille travailler », j’arrêterais aussitôt. Cela dit, j’ai promis à mon fils que, le jour où nous atteindrions cet objectif de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, je lâcherais les manettes.

Du côté de l’interprofession, après avoir été expert à l’INAO pendant quinze ans, j’ai décidé, il y a un an de cela, de laisser la place aux jeunes. Comme j’avais désormais un peu de temps libre, j’ai accepté, à la demande du président de la métropole d’Alès, de prendre la présidence du conseil de développement économique dont la métropole vient de se doter. Ce CoDev réunit 112 membres représentatifs de la population d’Alès Agglomération et remplit un rôle consultatif auprès du président et des élus dans la gestion de la collectivité.

Débat

Un reflux de l’intérêt pour le bio ?

Un intervenant : Avec l’inflation et la réduction du pouvoir d’achat, notamment dans l’alimentaire, ne constatez-vous pas un reflux de l’intérêt pour le bio ?

Michel dOzenay : Lors de chaque crise sanitaire, les gens se précipitent sur le bio, qui apparaît comme une valeur refuge. En 2021, notre secteur a connu une croissance de 27 %. Tout le monde se mettait au bio en espérant accroître ses marges : c’était une véritable folie. Malheureusement, après chaque crise sanitaire, une partie des consommateurs se désintéresse du bio. Cette fois, de surcroît, nous avons subi une baisse de chiffre d’affaires liée à la crise économique, à l’augmentation du prix de l’énergie et à l’inflation.

La grande distribution a essayé de faire baisser les prix du bio, mais c’est une équation impossible, car l’agriculture bio a un rendement inférieur de 20 à 30 % à celui de l’agriculture conventionnelle et demande beaucoup plus de main d’œuvre, notamment pour désherber les parcelles mécaniquement, au lieu de recourir à la chimie. La transformation des produits bios est également plus complexe, car elle ne peut employer aucun additif et exige davantage de main d’œuvre.

Cela dit, les enquêtes ont montré que le prix des produits bios a augmenté de façon plus modérée que celui des produits conventionnels, en sorte qu’on assiste actuellement à un retournement de tendance.

En ce qui nous concerne, nous avons revu nos process, ce qui nous a permis de faire baisser certains de nos prix, et nous connaissons à nouveau une croissance à deux chiffres. Nous venons, par exemple, de décrocher un très gros marché en MDD, avec une première commande de 660 000 galettes végétales.

Les partenariats avec la recherche publique

Int. : Avez-vous noué des partenariats avec la recherche publique ?

M. d’O. : Dans le cadre de l’interprofession, l’agriculture biologique a bénéficié d’aides publiques et nous avons travaillé avec l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), devenu l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), surtout sur la production agricole. En ce qui concerne la transformation, mon entreprise a également reçu des aides pour travailler avec le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), situé à Montpellier. Nous apportions aux chercheurs du Cirad des problématiques assez nouvelles pour eux, comme le séchage des fruits secs ou la fabrication de laits végétaux. Ils ont mis un laboratoire à notre disposition et nous ont même envoyé des stagiaires.

Algues et insectes

Int. : Dans la perspective de réussir à nourrir la planète, envisagez-vous de recourir aux algues, voire aux insectes ?

M. d’O. : Les insectes sont une source potentielle de protéines et le responsable de notre R&D a d’ailleurs effectué son stage de fin d’études d’ingénieur dans une entreprise spécialisée dans ce domaine. J’en ai goûté, mais je n’y crois pas trop. En Afrique, les gens ont l’habitude de manger des insectes, mais pas en Europe. Bien sûr, on peut tricher et faire figurer les insectes dans la liste d’ingrédients sous une codification que les clients ne connaissent pas, mais, personnellement, je refuse de camoufler le contenu de mes produits. Le consommateur a le droit de savoir ce qu’il met dans son assiette.

Je crois beaucoup plus aux algues, qui sont plus proches de nos habitudes alimentaires. La laitue de mer, par exemple, a des feuilles évoquant celles d’une salade. Cela nous parle davantage qu’une assiette de grillons.

Des aliments non allergènes

Int. : Les maladies chroniques et les allergies sont en train d’exploser. Prenez-vous en compte l’aspect médical dans la conception de vos recettes ?

M. dO. : Nous limitons autant que possible l’utilisation du gluten et j’ai interdit, dans tous les ateliers, l’utilisation de l’arachide, qui est un produit très allergène. Par ailleurs, nous avons pratiquement renoncé à l’huile de palme, qui est un substitut de qualité médiocre aux graisses animales. De même, pour nos galettes végétales, nous préférons recourir à des légumineuses plutôt qu’au soja. On ne peut pas remplacer toutes les matières grasses par de l’huile de palme ni toutes les protéines animales par du soja…

L’amélioration des modes de production

Int. : L’agriculture biologique repose sur une très bonne connaissance des écosystèmes, des organismes vivants et des processus biologiques, qui permet de lutter contre les nuisibles, mais elle atteint parfois ses limites. Par exemple, la lutte contre les maladies cryptogamiques de la vigne à l’aide de la bouillie bordelaise conduit à une dispersion excessive de cuivre dans la nature, qui est néfaste pour l’environnement. À l’heure actuelle, l’agriculture biologique n’occupe généralement pas plus de 10 à 30 % des surfaces, selon les pays, mais que se passerait-il si elle s’étendait sur 70 % des territoires ?

Du côté de la transformation, une étude anglaise a montré que les personnes qui consomment de l’alimentation bio sont davantage exposées aux microtoxines produites par des champignons microscopiques, qui sont extrêmement cancérigènes.

J’aimerais croire que l’avenir de l’humanité passera par le bio, mais que répondez-vous à l’accumulation des données révélant les limites de ce mode de production et de transformation ?

M. d’O. : Le bio a ses limites, effectivement, mais l’agriculture conventionnelle a également trouvé les siennes depuis longtemps. Pendant des années, on a laissé les grands laboratoires phytosanitaires jouer aux apprentis sorciers avec la planète et avec notre santé. En recourant massivement aux produits chimiques, l’agriculture conventionnelle a entraîné une diminution dramatique de la biodiversité, notamment chez les insectes et les oiseaux. Quand j’avais 18 ans et que je sortais en voiture, le soir, je devais, de temps en temps, nettoyer mon parebrise qui était couvert de moucherons. Aujourd’hui, vous pouvez rouler pendant deux heures et vous n’en trouverez qu’un ou deux collés sur votre parebrise.

L’agriculture biologique est encore récente et elle a, bien sûr, des progrès à faire, mais il faut lui laisser un peu de temps et, par ailleurs, lui accorder des aides pour progresser, car elle dispose de bien moins de moyens que les mastodontes de l’industrie chimique.

Le problème posé par la bouillie bordelaise est bien connu et des recherches sont menées pour trouver d’autres solutions. En attendant, on estime qu’environ 30 % du vignoble français sont passés en agriculture biologique, y compris de grands crus de Bourgogne qui ne le signalent pas forcément sur leurs étiquettes. Les vignerons se sont, en effet, rendu compte qu’en utilisant des pesticides qui tuaient toute la faune et la flore présente dans le sol, ils réduisaient la typicité de leur vin.

En ce qui nous concerne, nous réfléchissons chaque jour à l’amélioration de nos procédés et nos efforts sont récompensés puisque nous avons obtenu la note de 98/100 – qui est la note maximale – pour le référentiel IFS Food. Les champignons microscopiques dont vous avez parlé apparaissent lorsque la récolte n’a pas été effectuée au bon moment ou que les aliments sont conservés dans une ambiance trop humide. Mon entreprise traite environ 2 700 tonnes de fruits secs par an et notre nouvel entrepôt est doté de cellules de traitement par le froid qui permettent d’éviter toute prolifération d’insectes ou de champignons.

Les progrès de l’agriculture conventionnelle

Int. : L’agriculture conventionnelle ne reste pas insensible au succès de l’agriculture biologique et elle cherche également à progresser. Par exemple, on sait maintenant utiliser la reconnaissance d’image pour détecter la présence de chardons dans un champ de blé et traiter uniquement la zone concernée, ce qui permet une économie de 90 % des produits phytosanitaires. Ne craignez-vous pas que, grâce à ces nouvelles méthodes, qui permettent à l’agriculture conventionnelle de corriger ses erreurs passées, elle ne vous taille bientôt des croupières ?

M. d’O. : Je ne suis pas inquiet, car mon objectif est de préserver la planète et la santé humaine, et tout ce qui y contribue me réjouit. Pour l’instant, c’est le bio qui me paraît la meilleure solution, mais si d’autres méthodes donnent de meilleurs résultats, ce n’est pas moi qui les combattrai.

Le bio n’est d’ailleurs pas la seule orientation que j’ai adoptée. Je suis également convaincu que nous devons devenir, sinon végétariens, du moins flexitariens, c’est-à-dire réduire la part de la viande dans notre alimentation.

Rester fidèle à ses valeurs

Int. : Certains soixante-huitards sont restés fidèles à une certaine marginalité, quand d’autres ont plongé dans le capitalisme et, par exemple, sont devenus d’excellents publicitaires. Comment vous situez-vous, et que pensent de votre trajectoire ceux qui vous ont connu à l’époque de la communauté du Jabron ?

M. d’O. : Un arbre ne peut pas pousser sans ses racines. Je ne renie rien de mon passé ni des valeurs que j’ai acquises en vivant dans cette communauté.

En revanche, je souhaitais diffuser beaucoup plus largement les produits bios et c’est ce qui m’a conduit à créer ma propre entreprise. Au sein de Nature & Progrès, je me suis également heurté à certains confrères qui voulaient absolument en rester à un niveau artisanal. Pour eux, la grande distribution, et même le développement d’une entreprise industrielle, c’était « le diable ». Je ne crois cependant pas avoir vendu mon âme en développant un modèle économique qui fonctionne.

Une alimentation pour les riches ?

Int. : Votre intention de nourrir la planète est louable, mais vous nous avez expliqué que l’alimentation bio coûte nécessairement plus cher. Comment, dans ce cas, espérer qu’elle puisse nourrir les plus pauvres ?

M. d’O. : Les produits bios sont un peu plus chers, mais ils ont aussi de meilleures qualités nutritionnelles, de sorte qu’on peut se nourrir en mangeant moins. On peut aussi réaliser des économies en remplaçant la viande par des protéines végétales, ou encore en réduisant le gaspillage. En France, l’INAO estime que 20 % des produits alimentaires finissent à la poubelle.

Enfin, plus l’agriculture biologique va se développer, plus elle augmentera ses rendements et, par conséquent, réduira ses coûts. Dans les débuts, par exemple, le désherbage se faisait à la main. Depuis, des entreprises ont mis au point des techniques de désherbage thermique. De même, à l’époque, chacun devait se débrouiller pour fabriquer son propre compost, au petit bonheur la chance. Aujourd’hui, les agriculteurs bios font analyser la terre de leurs différentes parcelles et passent commande à des entreprises qui leur vendent des intrants naturels de type composts ou guanos parfaitement adaptés à leurs besoins. Je suis certains que de nombreuses autres améliorations vont voir le jour.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT