Exposé de Samuel Henry
Une exception française
« Légionnaire, tu es un volontaire, servant la France avec honneur et fidélité. »
Ce sont là les premiers mots du code d’honneur du légionnaire. C’est également ce que l’on rappelle, à l’instruction ou en opération, lorsque la situation l’exige, chaque légionnaire ayant candidaté librement dans le cadre d’un engagement personnel.
La Légion étrangère est une force de 9 000 hommes intégrée à l’armée de terre et qui remplit des missions identiques à celles de cette dernière. Elle est composée de sept régiments opérationnels et de quelques autres régiments, de support ou présents en Outre-Mer.
En 2019, après avoir servi dix années la Légion étrangère sur le terrain, j’ai été affecté à son recrutement. C’est alors que j’ai découvert avec surprise l’existence d’un bureau du marketing, activité a priori peu compatible avec l’idée que l’on peut se faire d’un corps d’élite composé de volontaires. Dans l’imaginaire collectif, la Légion reste en effet attachée à un recrutement ouvert à ceux qui, par nécessité, par accident ou par errance, désirent tourner le dos à leur passé. Il existe donc un paradoxe entre le guichet qui accueille, comme le dit une chanson de chez nous, « les damnés de la terre entière et les blessés de toutes les guerres » et une activité qui vise à cibler préférentiellement certains profils. Le vivier des jeunes étant le dos au mur est ainsi restreint, d’autant que ces profils, souvent instables et posant parfois des problèmes de sécurité délicats à gérer, ne sont pas particulièrement recherchés par la Légion, quand bien même elle continue à offrir une chance à des gens ayant un passé compliqué. La Légion prospecte donc, ce qui est logique dès lors qu’elle souhaite s’orienter vers un recrutement plus qualitatif.
La Légion étrangère est une exception française, mondialement connue, nimbée d’une aura d’excellence, de rigueur, de respect de la parole donnée et de sens du sacrifice. C’est aussi un endroit où l’on fait table rase de son passé, afin de se consacrer à une vie hors norme. Chaque légionnaire est ainsi recruté sous une nouvelle identité afin de rompre totalement avec sa vie antérieure. Désormais intégré au sein de la Légion étrangère et considéré comme célibataire, il reçoit une carte militaire, un numéro de sécurité sociale et une carte Vitale. Il ouvre un compte en banque, mais il ne pourra souscrire aucun contrat afin de ne pas s’exposer et que nul ne puisse le retrouver. Tous les postulants acceptent cette exigence de rupture, qu’ils viennent à la Légion par goût de l’aventure, pour raisons économiques, pour échapper à de possibles complications judiciaires, voire par défi personnel.
L’institution étant accompagnée de représentations très fortes, parfois intimidantes, mais étant également porteuse de valeurs gravées dans le marbre, cette exigence génère évidemment appréhensions et réticences. Ma mission est donc de rendre plus attirante une unité dont la communication évoque pourtant, dans ses plaquettes de présentation, les « fortes têtes », la « seconde chance » et « les stages les plus difficiles de l’armée de terre ». Je ne suis aucunement spécialiste du marketing, mon parcours étant initialement celui d’un officier formé au déminage, à la manipulation d’explosifs, à l’ouverture d’itinéraires et à la fouille d’objectifs. Il m’a donc fallu trouver ce que je pouvais répliquer, dans le champ de la communication, de mon expérience et de ma culture d’officier français de la Légion.
L’empathie
Les leçons que je retire de mon expérience sont au nombre de cinq.
La première est que l’empathie est une clé de voûte de l’action, tant dans le commandement au combat que dans la communication. Je garde précieusement la photo d’une partie de la 4e compagnie de combat du 1er régiment étranger de génie prise lors d’un réveillon de Noël, soirée que tous les légionnaires partagent obligatoirement. On y voit, certes, l’enthousiasme de gens partageant une expérience festive, mais elle illustre surtout une solidarité qui sera toujours présente, y compris dans les moments les plus difficiles. C’est là la résultante d’une empathie, souvent peu évoquée à propos des militaires, mais qui est essentielle chez un officier pour rallier les cœurs de ses hommes, des populations, et parfois même, de ses adversaires.
Au combat, l’empathie aide aussi à collecter des informations intéressantes. Comprendre et respecter le point de vue de l’autre permet de se rapprocher de la population, voire de l’adversaire qui se fond souvent en elle, en abaissant le niveau de violence. Cette approche est très ancrée dans la culture de l’officier français. Le maréchal Lyautey disait déjà que, si n’importe quel officier sait s’emparer d’un village à l’aube, les siens devaient être capables d’y ouvrir un marché à midi. Un siècle plus tard, nous avons toujours cette capacité à approcher l’autre avec un minimum d’appréhension. En 2013, quand nous arrivions dans les villages du nord du Mali après que nos prédécesseurs en avaient chassé les insurgés, je simplifiais ma tenue dès que les conditions le permettaient. Je ne portais alors ni casque, ni gilet pare-balles, ni lunettes de soleil, afin qu’avec mes interlocuteurs nous puissions nous regarder droit dans les yeux et qu’ils soient alors peut-être moins enclins à se rallier aux insurgés. Je n’étais pas candide au point de me passer d’un garde du corps, mais bien qu’étant l’officier, je me plaçais ainsi à un niveau proche de celui de mon interlocuteur local. Au combat, cette empathie aide à être suivi par ses hommes et garantit aussi à chacun qu’il sera secouru s’il vient à tomber.
L’empathie est également, pour le chef militaire, un gage d’éthique. L’une des personnes qui a inspiré ma carrière militaire est le colonel Jacques Allaire, survivant de Diên Biên Phû et ancien combattant de la guerre d’Algérie. Alors qu’il venait d’arrêter le numéro trois du FLN, Yacef Saâdi, celui-ci lui déclara qu’il pouvait bien être exécuté, car « un ami sortirait de l’ombre à sa place ». Le colonel Allaire ordonna alors à ses hommes de présenter les armes à leur prisonnier. Dans les situations extrêmement difficiles que cet officier a traversées, son empathie autant que son éthique l’ont préservé des dérives.
Faire avec ce que l’on a, sans attendre
La deuxième leçon est que, chef de guerre ou communicant, si l’on veut être efficace, il faut savoir générer de la puissance de feu par la débrouillardise, ce que sait fort bien faire l’armée française, qui allie souvent des moyens limités avec des ambitions élevées. L’armée est fréquemment comparée à Mad Max, héros de cinéma qui obtient grâce à ses bricolages une puissance de feu insoupçonnée. Par ailleurs, la capacité à vivre sur le terrain sans appui logistique est considérée comme essentielle dès l’instruction, tant des hommes que des officiers. Cette habilité les rend extrêmement autonomes. Lors du déclenchement de l’opération Serval au Mali, le régiment de cavalerie de la Légion étrangère, entretenant pourtant l’une des cultures les plus formalistes de l’armée de terre, a ainsi pu reconquérir la “zone des trois frontières” en un temps record, en combattant à bord de simples pick-up et en usant de moyens très proches de ceux de nos ennemis. Faire avec ce que l’on a et sans attendre relève d’une culture typiquement française et, lors de mon séjour en académie militaire aux États-Unis, j’ai pu constater à quel point nos pratiques, en la matière, divergeaient des leurs.
Dans le champ de la communication, les moyens octroyés au recrutement de la Légion étrangère sont également limités. Le bureau du recrutement ne dispose pas d’équipe pouvant fournir des visuels, négocier des contrats publicitaires ou proposer telle ou telle opération de communication. Le chef de bureau est donc seul, aidé d’un infographiste, pour gérer ces tâches. Pourtant, le recrutement de la Légion étrangère obtient, chaque année et depuis longtemps, des résultats surprenants avec ses modestes moyens, grâce au bouche à oreille, mais aussi en créant le buzz sur Internet, technique que le bureau du recrutement exploite volontiers. Ainsi, une image montée en vingt minutes nous a récemment valu 1 million de vues cumulées sur les réseaux sociaux. Elle reprend la photo de l’acteur Will Smith giflant Chris Rock lors des derniers Oscars, avec pour simple légende : « Besoin de vous faire oublier quelque temps ? La Légion étrangère peut vous accueillir. » Si Will Smith n’a évidemment pas répondu à notre offre de service, cette communication décalée illustre néanmoins parfaitement notre débrouillardise et notre puissance de feu, en faisant mondialement rayonner l’image de la Légion à moindre coût.
Nous visons une diffusion massive pour chacune de nos actions, que ce soit par le buzz ou par des vecteurs de notoriété, les goodies. Lors de mon arrivée, nous disposions d’une large palette de ces goodies, allant de la clé USB à 7 euros jusqu’au porte-clé Képi blanc à 50 centimes. Un sous-officier légionnaire a inspiré un changement, en soulignant que le recrutement était un tir de mortier et non un tir de sniper, et qu’il ne fallait donc pas se focaliser sur une cible précise, mais mettre les pièces en batterie, envoyer les obus et ensuite seulement, faire le compte. Depuis, il a été décidé de ne communiquer qu’avec les vecteurs de notoriété les moins onéreux afin d’en tirer l’effet maximal.
La diffusion massive de nos messages est donc réalisée par le biais de moyens peu coûteux comme l’envoi de communiqués réguliers aux organes de la presse locale. En janvier 2022, le recrutement a ainsi informé que notre objectif annuel était de recruter 1 700 hommes ; en avril de cette même année, il a été annoncé qu’au Pavillon Élysée, pour l’anniversaire de la bataille de Camerone, le chef étoilé Thierry Marx proposerait comme menu une box Légionnaire revisitée, au bénéfice de l’entraide sociale de la Légion, etc. Tous les trois mois, le recrutement s’efforce de trouver un sujet qui puisse garantir une large diffusion gratuite, ce qui nous dispense d’avoir à payer des encarts publicitaires coûteux.
Force et vertu de la simplicité
La troisième leçon est que la simplicité est essentielle. Pour les 80 000 abonnés de la page Facebook du recrutement de la Légion, parmi lesquels 50 000 ne parlent pas français, il faut que les messages soient immédiatement compréhensibles. Ainsi, dans l’un de nos visuels, les célèbres policiers Dupont et Dupond des albums de Tintin sont strictement identiques dans leur costume noir, la seule différence entre eux étant que Dupont porte son traditionnel chapeau melon, tandis que Dupond est coiffé du képi blanc du légionnaire. C’est un visuel très simple, immédiatement compréhensible par tous.
En situation de combat, les acteurs sur le terrain ont besoin de simplicité. Avec le stress et sous la menace, alors que le champ visuel et les capacités de raisonnement se réduisent, le combattant fait appel à des comportements réflexes. Ces derniers sont tellement installés par leur répétition durant l’entraînement qu’ils se mettent en place automatiquement en cas de danger. L’ordre donné doit donc toujours être très simple. Une attaque de diversion, pour celui qui doit la mener, n’est jamais simplement “de diversion”, c’est une attaque où il risque sa vie et celle de ses hommes. Il lui est donc parfaitement inaudible que l’officier d’état-major qui a planifié cette diversion lui demande de sortir de la tranchée, “mais pas trop”, de monter à l’assaut, “mais pas trop”, etc. Pour lui, quand l’échelon de terrain exécutera l’ordre, ce sera de manière absolue, sans nuance. En opération, on en revient toujours à un schéma qui, par essence, est binaire : vous engagez votre vie, c’est tout ou rien, « go » ou « no go », « fire » ou « no fire ». Un adage bien connu dit que, si l’on prévoit en stratège, au combat, on agit en primitif. Les Américains l’expliquent avec l’acronyme KISS : « Keep It Simple Stupid ! »
Concrètement, il est souvent préférable qu’un ordre tienne sur le recto d’une feuille, parce que les légionnaires n’iront jamais lire au-delà et que la concision détermine la lisibilité. Ce format permet aussi d’afficher le document à la vue de tous. Sachant que, lors de l’instruction, le légionnaire dispose de très peu de temps à lui, afin de s’assurer que ce document soit lu et retenu, l’idéal est alors de l’afficher au-dessus de l’urinoir !
L’ordre doit toujours être articulé selon un triptyque : la mission, le délai et le compte-rendu. Depuis que je suis chef de section, et plus encore depuis que je sers au bureau du recrutement, je garde scrupuleusement à l’esprit que le cerveau humain retient sans effort ce format qui garantit une efficacité maximale du message. Au-delà de 17 mots, une phrase devra être relue pour être comprise, sauf si l’interlocuteur est particulièrement concentré. Il en va de même avec les mots de plus de trois syllabes.
C’est ainsi qu’a été rédigée, sur un recto et sous la forme d’un triptyque, une synthèse des principes d’action numérique qui assurent la cohérence des trois impératifs du recrutement : diffuser des messages adaptés, utiliser des relais et accroître la transparence. Chacun de ces trois impératifs est ensuite détaillé sur une page dédiée. À la lecture du seul recto, le général comprend aussitôt le sens de l’action engagée sans avoir besoin d’aller plus avant, de même que le subordonné, qui peut ainsi être clairement guidé dans son travail quotidien.
À hauteur d’homme
La quatrième leçon est qu’un communicant doit idéalement se placer au niveau de chacun de ceux à qui il s’adresse. À la Légion étrangère, tant au bureau du recrutement que dans les unités, si les choses fonctionnent efficacement, c’est parce que l’articulation retenue relève d’une approche top-down “à hauteur d’homme”. Dans l’armée, l’unité de base est la section, comprenant une trentaine de militaires, intégrée à une compagnie, qui en compte généralement de 100 à 120 selon les spécialités et qui est dirigée par un capitaine. Au-dessus, se trouve le niveau de la stratégie opérationnelle. Or, sur le terrain, c’est le capitaine qui est le véritable chef de guerre, car, dans les faits, c’est lui qui prend les décisions concrètes. Ce niveau d’effectif a été retenu parce qu’il permet au capitaine de connaître chacun par son prénom, avec un certain degré d’intimité et en restant à hauteur d’homme. C’est d’ailleurs la marque d’un bon chef de savoir là où certains seront plus performants que d’autres et ainsi de répartir les rôles de façon optimale.
Cela pourrait apparaître comme une déresponsabilisation des subordonnés, mais, en réalité, c’est une façon de les protéger. Dans son ouvrage, la psychiatre Marie-Hélène Braudo1 démontre que les pratiques de certaines grandes entreprises, d’apparence extrêmement libérales et décentralisatrices, consistent en fait à faire peser sur l’exécutant ultime toute la responsabilité du succès ou, surtout, de l’échec. Pour l’auteure, c’est l’une des caractéristiques des régimes totalitaires que de responsabiliser ainsi, de manière absolue et arbitraire, quelqu’un qui n’est pas en mesure d’assumer cette responsabilité. La vertu d’un système militaire bien compris est en revanche d’avoir des chefs sachant confier en connaissance de cause et à hauteur d’homme, des missions à leurs subordonnés sans jamais les laisser livrés à eux-mêmes. Certes ce mode centralisateur est paternaliste, certes la liberté du militaire est réduite, mais cela le protège et, dans le meilleur des cas, instaure une symbiose entre son chef et lui. Il n’en est pas pour autant déresponsabilisé, car son rôle est cadré avec précision et il sait qu’il ne pourra être sanctionné que s’il commet un manquement avéré à l’un des éléments du triptyque mission-délai-compte rendu.
Le risque de l’approche top-down, si elle était appliquée à une échelle inadaptée, serait que le commandement soit hors-sol. Le pire modèle d’officier est celui que l’on pourrait taxer de simple courroie, se contentant d’appliquer les ordres reçus sans les adapter au contexte. Non seulement ce modèle est inefficace, mais il fait souffrir inutilement les hommes.
En raison de ses moyens limités, le bureau du recrutement de la Légion étrangère est assez protégé du risque d’être hors-sol. Un organisme faiblement dimensionné se tourne plus facilement vers les acteurs de terrain qu’une grosse bureaucratie. Par exemple, pour le choix des visuels des véhicules de recrutement, le Groupement de recrutement a sollicité l’avis des recruteurs de terrain. Ceux-ci n’ayant pas d’idée précise en matière de couleur, ont néanmoins demandé prioritairement de ne pas dénaturer la Légion étrangère – son exigence et la réalité des missions. En regardant ce que faisaient les troupes d’élite d’autres pays, il s’est avéré que leur couleur de prédilection était le noir. C’est donc cette couleur de fond qui a été retenue. Traduisant mieux ce qu’est la Légion étrangère, la pertinence de ce choix est désormais validée par une plus grande attractivité, appréciée des gens du terrain.
Contre-pieds et paradoxes
La dernière leçon, que j’applique désormais au recrutement, est de ne jamais sous-estimer la force des représentations collectives. En psychologie, cela s’appelle des biais d’ancrage. Si vous n’y prenez garde, ils vous amènent à élaborer des certitudes infondées et j’y ai été durement sensibilisé dès mes premières missions.
Au Mali, jusqu’en 2013, nos ennemis n’avaient jamais utilisé d’engins explosifs improvisés (EEI) munis d’un dispositif de déclenchement autre qu’un plateau de pression sensible au passage d’un véhicule. Certains analystes en avaient alors conclu que, l’ennemi ne sachant manifestement pas procéder autrement, il suffisait, pour déjouer le risque, de faire ouvrir la voie par un char, protégé par son blindage, et que les véhicules suiveurs roulent dans ses traces. Je sortais alors de l’École du génie où mes formateurs, alertés par de récents retours d’expérience en Afghanistan, m’avaient sensibilisé au fait que de telles certitudes entraînent de fâcheuses surprises stratégiques. Nous avions également appris à fabriquer très simplement un EEI télécommandé. Lors du briefing d’avant-mission, j’ai donc émis l’avis que nos ennemis avaient probablement acquis cette technique et qu’il était peut-être devenu opportun de faire avancer le convoi en zigzag, alternative également reconnue par l’armée. L’ordre nous a néanmoins été donné de rouler dans les traces du char. Le véhicule blindé dans lequel je me trouvais avec l’un de mes groupes a sauté sur un EEI de 40 kilos, brisant les deux essieux, désolidarisant la tourelle et blessant deux de mes hommes. Une partie de l’équipage a été durablement marquée. Cela illustre les dégâts considérables que peuvent causer, en opération, de tels biais d’ancrage.
Si ces représentations collectives peuvent jouer contre nous, il nous est cependant possible d’exploiter celles de nos adversaires. En Guyane, les orpailleurs clandestins connaissent fort bien nos méthodes de travail et, souvent alertés de nos déplacements par des informateurs locaux, ils savent rapidement mettre en place des parades efficaces. Ainsi, lorsque notre équipe arrive sur le site visé, le chantier clandestin a été vidé de ses hommes et de son matériel. Nous avons donc choisi d’exploiter leurs biais d’ancrage. De retour sur le fleuve après ce type d’échec, nous avons, à plusieurs reprises, simulé de manière largement visible un rembarquement au complet, alors que six hommes étaient restés bivouaquer non loin du site. Les orpailleurs, persuadés que les militaires ne reviendraient pas de sitôt, ont réinstallé leurs pompes dans la nuit. Au petit matin, ils ont alors eu la mauvaise surprise de voir six gendarmes et légionnaires en armes débarquer sur leur site, en pleine activité.
Dans le champ de la communication, le biais d’ancrage du public vis-à-vis de la Légion étrangère repose sur une sédimentation, vieille de plus d’un siècle, de représentations fortes. Cette sédimentation est issue non seulement de nos faits d’armes, mais aussi des chansons populaires, d’Édith Piaf à Serge Gainsbourg, ou du cinéma, de Laurel et Hardy à Marlene Dietrich, en passant par Gary Cooper ou Jean-Claude Van Damme, entre autres. Ces représentations sont incontournables et nous n’avons pas d’autre choix que de les assumer. Nous pouvons alors soit les exploiter, comme avec la gifle de Will Smith, soit en prendre le contre-pied. Sur ce point, la présence au recrutement d’un petit gabarit est une façon tout-à-fait crédible de prouver que la Légion est un corps d’armée accessible à tous et que l’on ne recrute ni sur la taille ni sur la largeur de la mâchoire.
Quand on pense à la Légion, on l’associe trop souvent à corps d’élite et psychorigides, jusqu’au-boutistes et repris de justice. Si l’on est capable de prendre ces stéréotypes à rebours, on peut plutôt choisir valeur absolue du mérite, grande adaptabilité, univers humain infiniment riche et exception française. En communication, il est souvent profitable d’élargir ainsi le champ sémantique et de savoir allier les contraires.
Chacune de ces cinq leçons met en exergue les vertus qu’il m’a été donné de développer et de transmettre. S’il existe un point commun entre ces cinq vertus, c’est qu’il s’agit toujours d’être en prise avec la situation et avec les hommes. Ce qui pourrait paraître simpliste à certains reflète simplement le fait que, sur le terrain où il risque sa vie, tout comme dans le champ de la communication, le légionnaire n’a pas d’autre choix que d’être en prise avec le réel.
1. Marie-Hélène Braudo, Souffrance au travail – Des îlots totalitaires en démocratie, L’Harmattan, 2021.
Débat
Influence et commandement
Un intervenant : Pourquoi vous, légionnaire, pouvez-vous parler sous votre véritable identité ?
Samuel Henry : Parce que je ne suis pas légionnaire ! Au sein de la Légion étrangère, on distingue le légionnaire, qui traverse l’expérience de la table rase, de l’officier de Légion, qui y entre directement au sortir de sa formation d’officier. À ce titre, je ne suis donc sujet ni au changement d’identité ni à aucune des restrictions qui s’imposent au légionnaire. Cela me distingue également des officiers étrangers, qui représentent 10 % du corps des officiers, sont recrutés parmi les sous-officiers et ont tous commencé par être légionnaires.
Les officiers de Légion connaissent intimement la Légion, car leur intégration est connue pour être passablement rude. À titre pédagogique et de conditionnement, afin de bien prendre conscience de ce que subissent les hommes qu’ils auront ensuite à commander les jeunes lieutenants doivent se soumettre aux mêmes phases d’arbitraire que celles traversées par le légionnaire.
Int. : Pourquoi si peu d’officiers sont-ils sortis du rang ?
S. H. : Tout d’abord, fort peu le souhaitent, car après des années de reconstruction grâce à leur mérite, devenir lieutenant implique pour eux une énorme remise en question. La plupart des sous-officiers sont des gens de terrain, très pragmatiques et compétents, mais qui, généralement, n’ont pas les qualités de synthèse et de structuration forte de la pensée attendues d’un officier. L’officier à titre étranger demeure pourtant un symbole vivant de la méritocratie de la Légion.
Int. : Dans le management, on aime dire qu’il faut désormais être ambidextre. Comment combinez-vous influence et commandement ?
S. H. : L’armée forme les jeunes officiers à l’exemplarité, mais sensibilise peu sur l’importance de mettre les bonnes personnes aux bons endroits. Certes, il faut être exemplaire à l’assaut, sinon vous passez pour un lâche. En revanche, en tant que chef, ce n’est pas parce que vous êtes toujours devant qu’on vous suivra. J’ai passé une première année durant laquelle je me suis efforcé d’être exemplaire, sans vraiment convaincre, avant de comprendre qu’une unité n’est performante que si son chef sait discerner les forces et faiblesses de chacun. Après cette prise de conscience, une fois que les négligents ont été écartés et que j’ai pu m’appuyer sur des gens compétents, non seulement cela a bien fonctionné, mais cela m’a également reposé.
Int. : Que représentent pour vous les sociétés militaires privées comme le Groupe Wagner ?
S. H. : Ce sont des mercenaires qui ne répondent devant aucune chaîne de commandement et qui, dédiés aux opérations les plus sulfureuses, se sentent moins tenus au respect du droit humanitaire, à la différence de la Légion, dont les officiers sont responsables du moindre écart de leurs hommes. Dans le Groupe Wagner, ce qui est encore plus dangereux que dans d’autres sociétés militaires privées, telle Academi, c’est qu’ils ont aussi très souvent recours à la subversion.
Rigueur du devoir et fraternité d’armes
Int. : Combien de recrues intégrez-vous chaque année ?
S. H. : La Légion étrangère recrute en moyenne un millier d’hommes par an, en fonction des départs ou des besoins. En 2022, du fait de la crise de la Covid-19, l’institution fait face au report des départs des années précédentes, beaucoup de légionnaires étant restés dans nos rangs face à l’incertitude de leur reconversion dans le civil. Désormais, la situation sanitaire se normalisant, le flux des départs s’accroît. C’est pourquoi, cette année, le Groupement de recrutement vise 1 700 recrutements.
Notre processus de recrutement, très spécifique, est ouvert 24 heures sur 24 et 365 jours par an, avec plusieurs sites en France, notamment au Fort de Nogent et à Aubagne. Ce processus dure deux semaines durant lesquelles on s’assure d’abord que le candidat peut faire quatre tractions, afin de vérifier s’il a une marge de progression physique. S’ensuit un test de logique ne faisant pas appel à la langue française, qui écarte les gens intellectuellement situés dans les deux derniers déciles de la population générale. Le candidat passe ensuite une visite médicale, un test sportif et un entretien psychologique dans sa langue maternelle, afin que l’on saisisse ses traits de personnalité dominants. Enfin, une demi-journée est consacrée à des interrogatoires de sécurité, toujours dans la langue de l’intéressé. Le dossier de chaque postulant encore en lice est présenté chaque jeudi en commission, devant le numéro trois de la Légion qui statue in fine.
Int. : Comment allez-vous à la rencontre des candidats ?
S. H. : Certains viennent d’eux-mêmes sans qu’il soit nécessaire de les démarcher. Pour les autres, notre communication est essentiellement tournée vers les Français que la Légion souhaite significativement présents dans ses effectifs. Le recrutement de la Légion compte aujourd’hui 80 000 abonnés sur Facebook et 20 000 sur Twitter !
Quelques sous-officiers sont à l’État-major, dans des cellules dédiées à la coordination, à l’infographie, etc. La majorité des sous-officiers du recrutement opèrent sur le terrain. Ils sont une trentaine pour la prospection, travaillant en binômes dans une douzaine de sites répartis sur tout le territoire national. Ce sont des techniciens qui appliquent sur le terrain, avec une grande intelligence de situation, les ordres qu’ils reçoivent. Ils sont donc surtout demandeurs de bonnes pratiques et d’outils performants, bien plus que de principes généraux. C’est pourquoi, bien qu’étant celui qui propose la stratégie sur un plan conceptuel, j’échange au quotidien, à hauteur d’homme, avec des gens au contact des profils que l’on cible et qui gardent toujours les pieds bien sur terre.
Int. : Comment recrutez-vous à l’étranger ?
S. H. : Cela ne nous pose pour l’instant pas de problème majeur. Cependant, certains pays interdisent qu’un de ses citoyens qui n’aurait pas servi chez lui puisse porter les armes dans un autre pays. Dans ce cas, le candidat légionnaire sait que s’il s’engage chez nous, il risque de ne jamais pouvoir rentrer chez lui, ce qui lui demande un renoncement très fort et nous posera des contraintes de sécurité, car, tôt ou tard, il voudra revoir ses proches. Au recrutement, on s’interrogera donc sur ce qui le motive à s’engager chez nous alors qu’il a refusé de le faire chez lui. De même, la Légion étrangère sera extrêmement vigilante à propos d’un ex-combattant ayant fui un conflit dans son pays. Cela pourrait effectivement poser des problèmes de sécurité ou d’image s’il s’avérait que nous ayons intégré par mégarde un possible criminel de guerre. Si, dernièrement, la Légion a bénéficié des crises économiques, comme celle du Venezuela, elle a aussi souffert de la modernisation des armées d’Europe centrale et de leur revalorisation des carrières, qui la prive d’excellents légionnaires.
Pour communiquer avec ces postulants potentiels, nous essayons de mettre en place des outils simples, tels des mots-clés que nous achetons à Google afin que la Légion étrangère française s’affiche dans les premiers choix. Sur notre page Facebook comme sur Twitter, nous privilégions des messages simples et facilement compréhensibles par les étrangers qui veulent nous rejoindre. Le recrutement de la Légion dispose également d’un réseau efficace grâce aux amicales d’anciens légionnaires et à certaines de nos ambassades où d’anciens officiers de la Légion sont en poste ; ce sont autant de prescripteurs. Nous recrutons également beaucoup parmi les étrangers vivant en France et c’est pourquoi nos flyers sont traduits en huit langues.
Int. : Pour beaucoup, les biais d’ancrage sur la Légion sont loin de n’être que positifs. Comment les gérez-vous ?
S. H. : Vis-à-vis de l’extérieur, le modèle d’intégration sociale que nous incarnons fait absolument consensus. La loi “Français par le sang versé”, qui permet de conférer immédiatement la nationalité française à tout légionnaire blessé en opération et qui en exprime le souhait, a été votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le 29 décembre 1999.
Et quoi que l’on dise du légionnaire, comme le disait l’un de mes chefs : « Le jour où il faudra aller se faire sauter la paillasse, on sait qu’il y ira ! »
Int. : Que deviennent les légionnaires après la Légion ?
S. H. : Ils sont accompagnés dans leur reconversion, en premier lieu par l’armée de terre qui a, pour tous les militaires, un dispositif assez normé. D’autre part, ils bénéficient d’un volet spécifique à la Légion, car, comme le disent les anciens, « un légionnaire reste toute sa vie un légionnaire ». Alors, soit il est adaptable et son sens de la rigueur sera recherché par toutes les entreprises, soit il ne l’est pas et il reviendra rapidement frapper à la porte de la Légion qui le reprendra, sans condition, dans les deux années qui suivent la fin de son contrat.
Au-delà de leur fin de carrière, l’Institution des Invalides de la Légion étrangère, située à Puyloubier, au pied de la montagne Sainte-Victoire en Provence, accueille les anciens légionnaires, valides et invalides, blessés, malades ou inadaptés, et leur fournit un hébergement médicalisé s’ils en ont besoin. Dans ce lieu, haut en couleurs, les plus vaillants travaillent dans les vignes qui produisent le vin de la Légion, les autres s’occupent en faisant de la céramique ou de la reliure.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE