Exposé de Laurent Fullana

Horiba est un groupe japonais qui propose des solutions de métrologie dans les domaines de l’énergie, de l’environnement, des sciences du vivant, du médical, mais aussi des semi-conducteurs et des matériaux. Il réalise un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros et compte environ 9 000 collaborateurs.

L’histoire d’Horiba France

La filiale française d’Horiba a fêté son bicentenaire en 2019. Fondée sous le nom de Jobin Yvon par deux polytechniciens, elle s’est fait connaître, à l’origine, par la production de lentilles équipant les phares et balises, appelées lentilles de Fresnel. Par la suite, elle a développé de très nombreux produits d’optique. Aujourd’hui encore, c’est un acteur majeur de la filière optique et électronique française.

Rachetée par Horiba en 1997, elle s’est positionnée comme centre de recherche et de développement, mais aussi comme centre d’excellence pour certaines technologies optiques, ce qui lui permet de fabriquer des produits vendus par le Groupe dans le monde entier. Elle distribue également, en Europe et au Moyen-Orient, des produits fabriqués par d’autres filiales.

Depuis mon arrivée à la tête d’Horiba France, il y a un peu plus de cinq ans, l’effectif est passé de 350 à 500 personnes, réparties entre le siège, situé à Palaiseau, en région parisienne, le centre de production de Loos, dans la banlieue lilloise, et, depuis peu, un centre d’expertise sur l’hydrogène situé à Vénissieux, près de Lyon. Nous avons également une équipe à Grenoble, qui travaille sur les mesures de qualité de l’eau, et une autre à Montpellier, dédiée aux dispositifs médicaux.

Un climat morose, une perte de confiance

À mon arrivée, en 2019, j’ai occupé pendant six mois la fonction de directeur général afin de me préparer à succéder au président, qui prenait sa retraite en 2020. À l’époque, le chiffre d’affaires stagnait autour d’une centaine de millions d’euros depuis plusieurs années. Le point mort correspondant à peu près à ce chiffre, l’entreprise ne dégageait pas suffisamment de profits pour amorcer un cercle vertueux d’investissement et de croissance.

En conséquence, le moral des collaborateurs n’était pas très bon. Depuis quelque temps, environ 10 % d’entre eux quittaient l’entreprise chaque année. Ils semblaient avoir perdu confiance dans le management.

J’ai mis à profit ma période d’observation pour faire le tour de l’ensemble des équipes et écouter ce que les salariés avaient à dire. Beaucoup d’entre eux n’étaient plus suffisamment motivés pour partager leurs idées avec la direction, mais, s’agissant d’une tête nouvelle, ils se livraient un peu plus.

Le télétravail, une suggestion devenue une obligation

Dès cette période, j’ai commencé à évoquer avec eux la possibilité de développer le télétravail, comme je l’avais fait, avec succès, dans la société que je dirigeais précédemment. Cette suggestion avait de quoi les intriguer, car l’un des premiers documents que mon prédécesseur m’avait remis était un fichier Excel recensant les horaires de pointage de l’ensemble des salariés. La perspective de passer de cette ambiance de contrôle à une pratique de télétravail était forcément un peu surprenante pour ces derniers.

Quelques semaines après ma prise de fonction, la pandémie du Covid-19 s’est déclarée et le Gouvernement a adopté des mesures de confinement. Le télétravail est devenu quasiment obligatoire pour toutes les entreprises, à l’exception des unités de production. Paradoxalement, c’est ce télétravail forcé qui a permis de réveiller la belle endormie qu’était alors Horiba France, en la faisant passer d’une culture du contrôle un peu infantilisante à une culture de la confiance et de la responsabilisation. Aujourd’hui, au sein de l’entreprise, on parle davantage de performances que de temps de travail.

Agilité et flexibilité

L’irruption du Covid-19 s’est également traduite par l’adoption de nombreux outils numériques, à commencer par l’application de visioconférence Teams, ou encore DocuSign, qui permet d’approuver et de signer les documents à distance. Ces outils nous ont conduits à repenser nos processus en distinguant l’important de l’accessoire. DocuSign, par exemple, m’a permis de me débarrasser des classeurs qui encombraient mon bureau. Je n’ai d’ailleurs plus de bureau, car le Covid-19 a également déclenché une réflexion sur la façon dont nous occupions nos locaux, ce qui nous a conduits à redéfinir l’aménagement de notre bâtiment principal, à Palaiseau. Nous avons augmenté le nombre de salles de réunion, aménagé quelques bureaux permettant de s’isoler et converti tout le reste en espaces de travail ouverts et sans bureaux assignés.

Certains aspects de l’organisation ont été conservés, d’autres ont été abandonnés. L’idée que rien n’est jamais acquis s’est largement diffusée dans l’entreprise, ce qui nous a rendus plus agiles et capables d’adaptation et d’amélioration continue.

Davantage de communication

Pour compenser l’éventuelle perte de lien liée au confinement et au télétravail, nous avons mis en place une communication plus intense. Au début de la pandémie, le comité de direction se réunissait chaque jour pendant un quart d’heure, en appliquant la méthode de résolution de problèmes QRQC (Quick Response Quality Control). Cette méthode permet de faire remonter un problème de l’atelier vers la direction en moins de vingt-quatre heures, après avoir vérifié si l’un ou l’autre des niveaux intermédiaires n’est pas en mesure de résoudre la difficulté. Cette organisation est toujours en place, à ceci près que le comité de direction ne se réunit plus quotidiennement, mais trois fois par semaine. Il aborde chaque fois des thématiques particulières, tout en permettant de traiter les urgences du moment.

Nous avons également instauré des visioconférences ouvertes à l’ensemble des salariés, auxquelles près de 450 personnes se connectent chaque mois. Les directeurs ou moi-même nous exprimons pendant la première moitié de la séance, puis nous répondons aux questions.

Enfin, j’organise des “petits-déjeuners du président”, qui ont lieu toutes les deux ou trois semaines, en fonction des sites. J’y invite une douzaine de collaborateurs tirés au sort, en veillant à ce que chaque salarié y participe environ tous les dix-huit mois. À cette occasion, ils peuvent me poser les questions de leur choix, qu’elles portent sur la stratégie de l’entreprise ou sur le petit “caillou dans la chaussure” qui empêche tel ou tel de réaliser ses tâches quotidiennes, ou encore sur des informations qui auraient été mal relayées ou expliquées.

La transformation de l’activité

Le retour de la confiance dans l’organisation nous a permis de transformer en profondeur l’activité d’Horiba France.

Une activité historique peu rentable

Historiquement, l’activité de l’entreprise était centrée sur la production d’instruments de mesure très sophistiqués destinés à des chercheurs du CNRS travaillant sur des problématiques spécifiques. Nous sommes ainsi le leader mondial de la spectroscopie Raman, une méthode non destructive d’observation et de caractérisation de la composition moléculaire et de la structure externe d’un matériau, qui exploite le phénomène physique selon lequel un milieu modifie légèrement la fréquence de la lumière y circulant. Nous produisons également des réseaux de diffraction dont le prix de vente peut aller de quelques centaines ou milliers d’euros jusqu’à 1 million d’euros, pour des applications de la physique des hautes énergies ou pour des applications spatiales.

Tous ces produits sont vendus en très petites séries, parfois de quelques unités seulement. Or, il est difficile de trouver des économies d’échelle sur des séries aussi courtes. De plus, chacun de ces produits représente un nouveau défi, avec des aléas qui ne sont pas toujours anticipés.

Cette orientation historique de l’activité expliquait la difficulté structurelle de l’entreprise à faire croître ses ventes et à générer du profit.

Un chantier collaboratif de cinq ans

À la sortie du Covid-19, nous avons engagé un travail collectif sur notre culture d’entreprise, nos valeurs, notre raison d’être et notre mission, sous la forme d’événements virtuels ou mixtes (mêlant présentiel et distanciel). L’objectif était de comprendre comment, à partir de notre ADN tel que je viens de l’exposer, nous pourrions nous positionner sur de nouveaux marchés qui nous offriraient des leviers de croissance.

Cela passait par le fait de convaincre nos ingénieurs, passionnés par les produits sur mesure destinés au monde académique, qu’en fabriquant des produits un peu moins sophistiqués pour le monde industriel, nous ne perdrions pas notre âme et que ce serait un défi dans lequel ils pourraient également s’épanouir. Quand on réalise un équipement sur mesure pour un chercheur du CNRS, on ne le vend qu’une fois. Avec un peu de chance, on peut espérer le vendre à un autre chercheur également intéressé. Lorsque l’on conçoit une solution industrielle, elle est généralement destinée à une ligne de production, voire à dix lignes, ou même à dix usines. Dans certains cas, par exemple dans l’industrie pharmaceutique, elle peut même devenir un standard qui s’impose à l’ensemble du secteur. Cette perspective était très excitante !

De plus, nous orienter vers le marché industriel était susceptible de nous permettre de dégager des capacités d’investissement pour renforcer notre R&D, afin de nous maintenir à la pointe de l’innovation dans nos domaines habituels et d’innover sur de nouvelles briques technologiques.

Cette vision n’a pas été imposée par la direction, mais a résulté du chantier mené pendant cinq ans avec l’ensemble des collaborateurs. En 2024, nous avons organisé quatre nouveaux ateliers avec les quarante principaux managers de l’entreprise, afin d’affiner la stratégie et de définir ensemble la nouvelle organisation qui permettrait de servir au mieux cette stratégie. À nouveau, mon rôle et celui des directeurs a consisté à expliquer pourquoi il fallait changer, mais le “comment” a été défini de façon collaborative.

Des résultats probants

Aujourd’hui, l’activité d’Horiba France dépend beaucoup moins des produits sur mesure. Nous fabriquons à la fois des composants, des instruments et des solutions intégrées associant software, hardware et services. Pour chacune de ces trois activités, des équipes de développeurs explorent les marchés porteurs, notamment ceux des semi-conducteurs, des matériaux, des sciences du vivant, de l’énergie et de l’environnement.

Cette démarche nous a permis, par exemple, de développer ex nihilo une activité autour de l’hydrogène, en fournissant des instruments de métrologie et d’aide à la production pour la fabrication d’électrolyseurs et de piles à combustible. Nous avons même mis en place, à Vénissieux, un modèle d’affaires tout à fait nouveau pour le groupe Horiba, à savoir un centre de Test as a Service, d’abord pour la société Symbio, puis, plus récemment, pour un deuxième client. Non seulement nous leur vendons des équipements de test, mais nous leur proposons des prestations de service et nous nous engageons sur la disponibilité et la conformité des données issues de ces tests afin de leur permettre de qualifier plus rapidement leurs nouveaux produits. Ceci leur permet de focaliser leurs ressources sur le développement de leur technologie, en s’appuyant sur un partenaire de confiance pour la mise en place et la gestion des moyens de test. Cette activité autour de la filière hydrogène, qui n’existait pas il y a quelques années, représente aujourd’hui, annuellement, un chiffre d’affaires produits, software et services de plus d’une dizaine de millions d’euros en France. Grâce à cette transformation de notre activité, nous connaissons, depuis trois ans, une croissance à deux chiffres.

Le droit à l’erreur

Ces bons résultats renforcent la confiance des collaborateurs dans l’entreprise et en eux-mêmes. Ils savent qu’il leur est permis de tester de nouvelles idées et de nouveaux modèles d’affaires, et que, ce faisant, ils ont droit à l’erreur. J’ai, en effet, énormément communiqué à ce propos.

Il ne s’agit pas de permettre aux gens de faire, tous les matins, les mêmes bêtises, mais de leur donner le droit de prendre des risques, car, sans prise de risque, il ne peut pas y avoir d’innovation. Il faut cependant le faire en connaissance de cause, c’est-à-dire en procédant, au préalable, à l’analyse des risques en question. J’ai donné l’exemple du droit à l’erreur en m’impliquant personnellement dans plusieurs projets qui comportaient une prise de risque. Enfin, à l’occasion des visioconférences ouvertes à l’ensemble des salariés, j’ai commenté certaines de nos erreurs en montrant ce qu’elles nous avaient appris.

Le POC Lab

Pour rendre plus agile notre processus de développement de nouveaux produits, nous nous sommes dotés d’un POC Lab (proof of concept Lab), où nous avons rassemblé des collaborateurs provenant d’horizons très divers, combinant des compétences en software, en hardware, ou encore en automatisation. Ces équipes traitent des sujets sélectionnés, de façon hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, par un comité dédié, en fonction des priorités ou des opportunités. Elles disposent de quelques semaines ou de quelques mois pour discuter, en partenariat avec un client, de l’intérêt d’une nouvelle idée, de sa faisabilité technique, des éventuels risques qu’elle présente, pour la tester en réalisant des prototypes et en mesurant sa valeur d’usage. Le POC Lab transmet ensuite ses conclusions à la direction, qui décide de poursuivre ou non.

Grâce à cette démarche, nous avons gagné la confiance de nouveaux clients, par exemple des clients japonais dans le domaine des semi-conducteurs, auxquels nous fournissons des produits permettant d’inspecter les wafers (des tranches très fines de matériaux semi-conducteurs).

Ce changement de cap s’est avéré d’autant plus précieux que, sur nos métiers historiques, nous sommes désormais attaqués par des concurrents chinois. Compte tenu des tarifs qu’ils pratiquent, il nous sera probablement difficile de leur résister plus d’une dizaine d’années. Notre nouvelle stratégie consiste à devenir le partenaire de confiance d’industriels recherchant des solutions de métrologie fiables pour améliorer leurs processus d’innovation ou la productivité de leurs usines. Le défi sera pour nous de réussir à développer ce type d’activité avant que notre activité historique ne s’érode trop.

Le plan Magellan

Tout cet effort a abouti à la définition d’un plan baptisé Magellan, dont le but est de doubler le chiffre d’affaires de l’entreprise en cinq ans. Honnêtement, je ne suis pas sûr que nous y parvenions, mais le mérite de ce plan est d’inciter les collaborateurs à réfléchir “en dehors de la boîte”. On ne peut pas doubler la taille d’une entreprise en cinq ans en continuant à faire la même chose que d’habitude. Nos marchés historiques n’offrent pas des croissances de ce type. Nous devons donc procéder différemment. Notre capacité d’adaptation, qui s’est traduite par deux réorganisations complètes de l’entreprise au cours des cinq dernières années, constitue en elle-même un avantage concurrentiel. Nous devons la cultiver et ne pas attendre d’être confrontés à une crise pour essayer de nous transformer. Travailler en permanence à une meilleure adaptation nous permettra, le jour où cela s’avèrera crucial, d’y être préparés.

Débat

L’implantation à Palaiseau

Un intervenant : Votre implantation à Palaiseau, au cœur de l’écosystème du plateau de Saclay, a-t-elle contribué à votre transformation ?

Laurent Fullana : Notre implantation sur le plateau de Saclay date de 2012 et elle était assez visionnaire, car, à l’époque, à part Polytechnique et le CEA, c’était un désert. Cela dit, je ne pense pas que cette implantation ait joué un rôle critique dans notre transformation.

Par exemple, ce n’est pas du tout ce qui nous a conduits à nous lancer dans la filière hydrogène. Lors de ma prise de fonctions, le patron du département automobile m’a suggéré l’acquisition d’une petite entreprise spécialisée dans le contrôle de performance des moteurs au gaz naturel. Comme je n’y connaissais rien, j’ai demandé à un consultant de confiance de m’aider à comprendre ce marché. Il a rencontré 25 clients potentiels en Europe, puis m’a décrit le marché des moteurs au gaz naturel et, surtout, m’a alerté sur l’essor des technologies de l’hydrogène, non seulement dans la mobilité, mais dans la décarbonation de l’industrie à travers les électrolyseurs.

Ce potentiel n’avait pas du tout été perçu par le Groupe, qui occupe une position de leader dans le contrôle des émissions des véhicules thermiques et considérait donc cette activité comme le socle à défendre. Les dirigeants d’Horiba se montraient, du reste, un peu sceptiques. Cependant, quand ils ont constaté que nous trouvions des partenaires et que nous commencions à dégager un chiffre d’affaires prometteur, ils ont fait de l’hydrogène un axe stratégique mondial. C’est donc parce que je ne connaissais rien au secteur automobile que j’ai pu me faire le promoteur d’une opportunité qui n’avait pas été identifiée.

Aujourd’hui, j’ai la responsabilité, au sein du Groupe, des Alternative Energy Solutions, ce qui recouvre la filière hydrogène et les batteries.

Int. : Il n’y a donc eu aucune relation de cause à effet entre votre implantation géographique et votre développement ?

L. F. : Dans le passé, pas vraiment. En revanche, nous sommes très désireux de tirer parti, à l’avenir, de cet écosystème, en nous appuyant à la fois sur sa capacité à développer des technologies de rupture et sur la source de recrutement qu’il représente.

Le télétravail

Int. : Au sein de l’entreprise, quelle est la part des opérateurs et celle des personnes travaillant devant un ordinateur ?

L. F. : La production occupe un peu moins de la moitié des collaborateurs. Le télétravail a créé des modes de fonctionnement très différents pour les opérateurs et pour les autres salariés. Nous en avons beaucoup discuté au sein du CSE (comité social et économique), puis nous avons communiqué auprès des collaborateurs afin que chacun comprenne les contraintes et avantages respectifs des deux statuts.

Int. : Certaines entreprises commencent à revenir en arrière sur le télétravail, car elles se rendent compte qu’elles y perdent en créativité. C’est le cas, par exemple, chez Ubisoft. Qu’en est-il chez vous ?

L. F. : Le télétravail nous a donné l’opportunité de faire confiance aux salariés et de les responsabiliser. En revanche, il est vrai que pour la créativité, rien ne remplace une réunion présentielle. Aujourd’hui, le télétravail est donc limité à deux ou trois jours par semaine, l’arbitrage étant confié aux managers.

L’évolution du rôle des chefs

Int. : Vous avez indiqué avoir complètement réorganisé l’entreprise à deux reprises. De quoi s’agissait-il ?

L. F. : Nous avons, chaque fois, redéployé les ressources de l’entreprise en fonction des nouvelles priorités, en redéfinissant les missions et les façons de travailler les uns avec les autres. Il ne s’agit donc pas seulement de modifier l’organigramme. Les personnes concernées doivent se concerter : « Sur tel processus, qui fait quoi ? Comment s’organise-t-on ? »

Int. : Ce processus a probablement eu pour effet de transformer le rôle des chefs ?

L. F. : Tout à fait. Indépendamment des réorganisations, j’ai incité les chefs à devenir des coachs au lieu de se contenter de donner des ordres. Ce changement de posture peut être déstabilisant, aussi bien pour le chef que pour le collaborateur, qui a l’habitude de se faire expliquer ce qu’il doit faire. Après un certain temps, la plupart des gens s’y sont faits et les autres ont quitté l’entreprise.

Il était nécessaire, de toute façon, de faire entrer du sang neuf, notamment en gestion de projet. Celle-ci était, jusqu’alors, confiée à des techniciens qui étaient experts dans leur domaine, mais n’avaient pas forcément les compétences ni toutes les capacités managériales requises pour piloter un projet. Faire entrer de nouvelles personnes dans l’entreprise nous a permis de diffuser les bonnes pratiques de la gestion de projet.

Le droit au retour

Int. : Vous avez évoqué le taux important de départs à l’époque où vous avez pris la direction de l’entreprise. La transformation que vous avez engagée a-t-elle incité certaines des personnes qui étaient parties à revenir ?

L. F. : J’ai effectivement reçu des messages d’anciens managers, du type : « Je vois que l’entreprise a changé. C’est vraiment intéressant. Pourrions-nous nous rencontrer ? » D’anciens techniciens ont aussi contacté leurs pairs, avec qui ils étaient restés liés. Plusieurs de ces personnes ont réintégré l’entreprise.

Pour moi, cela ne pose aucun problème. Cela ne m’en pose pas davantage si des collaborateurs qui décident de s’en aller actuellement souhaitent revenir plus tard. La plupart du temps, ils quittent l’entreprise parce qu’ils ont trouvé une très belle opportunité ailleurs et que nous ne pouvons pas leur offrir les mêmes perspectives. Je les rencontre avant leur départ et je leur souhaite bonne chance, mais je leur explique aussi que, si leur nouvel emploi ne leur donne pas autant de satisfaction qu’espéré, ils seront toujours les bienvenus.

Célébrer les réussites

Int. : Il n’est sans doute pas facile de passer de la production d’une machine très sophistiquée et destinée à des chercheurs, à des productions plus standard pour l’industrie. Comment avez-vous valorisé les nouvelles activités ?

L. F. : Nous célébrons les réussites. Par exemple, lorsque notre centre de Vénissieux a signé un gros contrat de Test as a Service avec Symbio, le président du groupe Horiba est venu rencontrer les équipes et partager un barbecue avec la douzaine de personnes concernées. Nous avons ensuite communiqué sur cet événement en interne.

Plus largement, nous avons décidé, il y a deux ans, que chaque fois que nous atteindrions les objectifs de l’année, nous organiserions, au mois de mars, une fête appelée Company Day. Cette fête a déjà eu lieu deux fois, la première à Loos et la deuxième à Palaiseau. Après quelques présentations, le matin, sur les réalisations de l’année passée, toutes sortes de jeux sportifs et intellectuels sont organisés l’après-midi, suivis par une soirée qui se prolonge tard dans la nuit.

Les relations avec la maison mère

Int. : Quel rôle a joué la maison mère dans la transformation ? Avez-vous dû négocier avec elle ou vous a-t-elle laissé le champ libre ?

L. F. : Compte tenu du contexte de la pandémie et des restrictions imposées en matière de voyage, j’ai bénéficié d’une certaine latitude, même si les quelques Japonais présents au sein de mon équipe adressaient des rapports détaillés au siège. Comme tout se passait bien, j’ai rapidement obtenu la confiance des dirigeants du Groupe, ce qui est conforme à la culture d’Horiba en matière d’acquisition. Alors qu’un groupe américain aurait probablement imposé immédiatement un General Manager pour mettre toute l’entreprise sous SAP et transformer l’ensemble des process, Horiba manifeste du respect pour les sociétés qu’il rachète et observe leur fonctionnement, parfois pendant des années, avant d’engager une véritable intégration.

Par ailleurs, il s’avère que les deux notions clés de la culture du groupe Horiba, le concept d’Honmamon et notre devise Joy & Fun, sont parfaitement compatibles avec la raison d’être, la mission et la vision qui ont émergé de notre réflexion collective locale. Dans le dialecte de Kyoto, Honmamon désigne « une réalisation qui vient du cœur et qui touche le cœur de son utilisateur ». Horiba cherche à se différencier en proposant des produits qui, contrairement à de simples commodités, impressionnent leur utilisateur par leur unicité. C’est un peu ce que l’on appelle “l’effet Waouh”, mais avec une dimension durable dans le temps. Quant à l’expression Joy & Fun, elle renvoie au fait que, compte tenu du temps que chacun d’entre nous consacre à son travail, il est vraiment nécessaire que nous prenions plaisir à ce que nous faisons et que nous nous épanouissions dans les défis que nous relevons. Ces deux principes sont vraiment au cœur de la démarche que nous avons entreprise.

Aujourd’hui, Horiba France tend même à être considérée par le Groupe comme une filiale modèle. Nous apparaissons comme l’une des chevilles ouvrières du changement et les dirigeants observent de près la façon dont nous nous y prenons. Dans la culture japonaise, il est plus difficile qu’en France de faire prendre des initiatives aux niveaux inférieurs de la hiérarchie. Les collaborateurs ont tendance à s’efforcer d’anticiper ce que la direction va leur demander.

Int. : Votre parcours évoque celui de Didier Leroy qui, après avoir dirigé l’usine Toyota de Valenciennes, est devenu le numéro deux mondial du Groupe parce qu’il incarne ce ferment d’innovation qu’admirent les Japonais.

Int. : Aviez-vous déjà eu des contacts avec la culture japonaise précédemment ?

L. F. : Je n’en avais pas une connaissance approfondie, mais, à l’époque où je travaillais pour Rhône-Poulenc, je rencontrais régulièrement un gros client Japonais, Shiseido. Puis, lorsque j’ai créé une entreprise dans le domaine des dispositifs médicaux, j’ai noué de très bonnes relations avec un distributeur japonais, avec lequel je passais souvent du temps soit au Japon, soit en France. Même s’il existe des rapports de force sous-jacents dans la culture japonaise, ils ne se manifestent pas de façon aussi agressive que dans les sociétés américaines. La culture japonaise se caractérise, à mes yeux, par la vision à moyen terme, la pratique du consensus, la recherche de la perfection et la sérénité.

Confiance et contrôle

Int. : Vous avez su gagner la confiance de la maison mère, mais chacun sait que la confiance n’exclut pas le contrôle. Comment celui-ci s’effectue-t-il ?

L. F. : Mon équipe de direction comprend une Japonaise, qui a déjà une vingtaine d’années d’expérience dans le Groupe, est destinée à occuper de hautes fonctions et a toute la confiance des dirigeants. Elle est secrétaire du comité de direction d’Horiba France. Auparavant, elle était responsable de la propriété intellectuelle et des affaires juridiques au niveau groupe.

Je lui ai expliqué que je souhaitais être totalement transparent vis-à-vis du siège et qu’elle pouvait donc faire remonter absolument toutes les informations.

Elle réalise un travail extraordinaire de communication dans les deux sens afin de parer à tous les risques d’incompréhension, qui sont nombreux. Dans mes débuts, par exemple, j’ai découvert que ce que j’avais pris comme un oui de la part du président était en réalité un non. Inversement, les Japonais peuvent se méprendre sur ce que nous leur disons, car nous ne mettons pas toujours les mêmes concepts derrière les mêmes mots.

L’importance que j’accorde à la transparence est d’autant plus cruciale que les Japonais ont horreur des surprises. En revanche, lorsqu’ils sont informés de l’existence d’un problème, ils font corps avec nous pour rechercher des solutions.

Une dizaine d’autres Japonais travaillent au sein d’Horiba France, dans le domaine de la R&D et de la production, et ont des interactions régulières avec leurs homologues. C’est un ratio relativement faible pour une filiale japonaise à l’étranger.

L’horizon temporel du Groupe

Int. : Quel est l’horizon temporel du Groupe ? Souvent, les entreprises cotées en Bourse ont des perspectives à très court terme, alors que les entreprises patrimoniales se projettent plus facilement dans l’avenir.

L. F. : Horiba n’est plus un groupe familial sur le plan actionnarial, mais il le reste du point de vue managérial. Le président actuel est le fils du fondateur et nous sommes en train de mettre en place une équipe de direction dont le fils du président sera le leader. La famille du fondateur ne détient plus que quelques pourcents du capital, mais, grâce à un jeu d’alliances, elle dispose d’une base assez stable. C’est pourquoi le Groupe peut réellement développer une vision à long terme.

Je m’en suis rendu compte dès mes débuts, un jour où je proposais une acquisition au président. Il m’a répondu : « Dans vingt ans, qu’est-ce que cette acquisition aura signifié pour nous ? » Au sein du comité de direction du Groupe, nous avons souvent ce genre de discussion : « Que voulons-nous célébrer en 2050 ? En 2070, à quoi ressemblera le Groupe ? » Il ne s’agit pas d’une réflexion ponctuelle. Cela alimente régulièrement nos choix d’investissements.

Int. : L’évolution du marché de l’hydrogène reste cependant très incertaine à l’horizon 2050…

L. F. : Nous sommes très loin, aujourd’hui, des projections d’il y a deux ans, mais ce marché continue à croître. Les électrolyseurs sont en train de suivre la même trajectoire que les autres énergies propres. La Chine va devenir dominante sur ce marché comme sur celui du photovoltaïque ou des batteries.

Se rendre indispensable en Chine

Int. : Avez-vous des clients en Chine ?

L. F. : Au sein du Groupe, je milite pour l’idée que, si nous ne sommes pas leader en Chine, nous aurons du mal à être leader dans le monde. Nous devons donc réussir à nous rendre indispensables aux Chinois.

C’est pourquoi je tiens à ce que nos nouveaux développements soient testés, avant tout, en Chine, c’est-à-dire sur l’un des marchés les plus exigeants qui soient.

En même temps, être présent en Chine entraîne un risque important de perte d’actifs dans des situations géopolitiques extrêmes où il faudrait choisir son camp. Nous devons définir une stratégie nous permettant de gérer une présence maîtrisée, afin de profiter de l’opportunité du marché sans risquer de nous trouver dans une situation difficile et de perdre nos actifs. En attendant, il est important d’incorporer des Chinois à nos équipes pour bénéficier de leur énergie et de leur audace.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT