Exposé de Christophe Milon

J’ai grandi en Bretagne, à Lannion, ville dans laquelle est implanté un important centre de recherche d’Orange. Mon père était ingénieur chez France Télécom et il aimait bien comprendre et nous expliquer le fonctionnement des objets. Le soir, à table, il nous parlait des transistors, des capteurs piézoélectriques ou des centrales nucléaires. Dans le sous-sol de la maison, il s’était aménagé un atelier où il inventait toute sorte de choses, en général pour répondre à un besoin non satisfait autour de lui.

En 1989, à la suite d’une très forte tempête, un sentier de la vallée des Traouïéro à Perros-Guirec était devenu complètement impraticable. Mon père et quelques-uns de ses amis ont entrepris de le dégager. À la fin de leur labeur, ils ont été curieux de savoir combien de promeneurs, au juste, empruntaient ce sentier. Mon père s’est alors mis en tête d’inventer un “compteur de piétons”, qu’il a installé là-bas. Le dispositif était placé dans un bocal et enterré sous une dalle qui, lorsqu’on marchait dessus, transmettait une petite impulsion au compteur. Le maire de Perros-Guirec lui a demandé s’il pouvait en réaliser un deuxième pour une promenade beaucoup plus fréquentée, le Sentier des douaniers. Mon père a alors imaginé un autre dispositif, reposant sur un capteur de microvariations de température et capable de détecter également le sens du passage.

De mon côté, j’ai choisi une tout autre voie, celle du marketing et de la communication, ce qui m’a amené à m’installer à Paris pendant une dizaine d’années. Après cela, je suis parti avec mon épouse naviguer autour de l’Atlantique pendant un an et, au retour, j’ai décidé d’essayer d’exploiter les inventions de mon père. Il maîtrisait tout le processus de R&D et je pouvais lui apporter ce qui venait après, c’est-à-dire transformer une invention en un produit commercialisable.

L’entreprise aujourd’hui

Le groupe Quanteo, fondé en 2000 et implanté en Bretagne, emploie 200 personnes réparties entre deux sociétés.

La première, Eco-Compteur, propose des dispositifs pour mesurer et analyser les flux de piétons et de cyclistes dans les lieux touristiques et les villes. Elle est implantée à Lannion, Montréal, Düsseldorf, San Diego et Hong Kong.

La deuxième, Quantaflow, rachetée en 2016, est spécialisée dans la mesure et l’analyse des flux de consommateurs dans les centres commerciaux, avec deux localisations, Honfleur et Issy-les-Moulineaux.

Le chiffre d’affaires du Goupe s’élève à 27 millions d’euros, dont 70 % réalisés à l’international, ses 5 000 clients étant répartis dans 55 pays, avec plus de 20 000 systèmes installés. L’EBITDA du Groupe est de 2,5 millions d’euros.

Depuis la création d’Eco-Compteur, en 2004, sa croissance organique a été très régulière. L’acquisition de Quantaflow, en 2016, nous a fait prendre conscience qu’il est plus difficile de se développer dans un contexte déjà très concurrentiel que lorsqu’on est pionnier dans son industrie…

Eco-Compteur

Les capteurs

Le premier produit historique d’Eco-Compteur se présente comme un poteau en bois de section carrée, planté au bord d’un sentier. Sur la face tournée vers le sentier, on aperçoit un petit trou à travers lequel un capteur détecte la température. Selon les modèles, la température peut être mesurée très finement, jusqu’à une distance de 15 mètres. Ce système transmet ses comptages quatre fois par jour via les réseaux 4G ou 5G. Il fonctionne avec de petites piles haut de gamme, qui n’ont besoin d’être changées que tous les deux ans et ne nécessitent aucun autre entretien.

Pour les environnements urbains, le dispositif est installé dans des poteaux métalliques plus adaptés esthétiquement et plus robustes, afin de résister aux éventuels actes de vandalisme. Il peut aussi trouver sa place dans un petit boîtier qui tient dans la main et peut être installé en quelques minutes sur une barrière à l’entrée d’un parc, par exemple.

Nous proposons également des systèmes de comptage de vélos qui prennent la forme d’une boucle à induction en forme de losange installée sur la chaussée et capable de détecter toute masse magnétique. Un boîtier électronique, implanté dans le sol et complètement invisible, émet les comptages. Avec deux boucles juxtaposées, il est possible de détecter le profil du véhicule (voiture, vélo, trottinette…), mais aussi sa vitesse et le sens de passage. Environ 120 dispositifs de ce type sont installés à Paris. Ce système est désormais le plus répandu au monde pour compter les cyclistes. Il est présent, en particulier, dans 47 des 50 plus grandes villes des États-Unis.

Parmi nos produits, un autre, marginal en quantités vendues, est beaucoup plus visible. Il s’agit d’un afficheur de trafic cycliste, qui peut prendre la forme d’un totem indiquant en temps réel le nombre d’utilisateurs de la piste cyclable au bord de laquelle il est installé (depuis le matin, depuis le début de l’année…). Cet affichage permet de sensibiliser le public – aussi bien les cyclistes que les automobilistes – à l’importance des mobilités actives, ce qui est d’autant plus important que les vélos prennent peu de place, dans la ville, par rapport aux automobiles.

À Vancouver, par exemple, la municipalité a décidé de réserver aux vélos l’une des voies d’un pont qui constitue un point névralgique de la ville, décision qui a suscité une intense polémique. Les ponts représentant des zones particulièrement dangereuses pour les cyclistes, la création d’une voie dédiée s’est immédiatement traduite par un bond de la fréquentation du pont par les cyclistes. La mesure du trafic a permis de démontrer qu’un plus grand nombre de personnes avaient pu franchir le pont grâce à cette décision. Or, « un pont est-il fait pour faire traverser des voitures, ou pour faire traverser des personnes » ? Le fait de disposer des chiffres a permis de dépasser les polémiques.

Les logiciels

Des tableaux de bord permettent à nos clients d’exploiter les données fournies par les capteurs et de suivre en temps réel l’utilisation de leurs infrastructures. Toute une partie du traitement de l’information est automatisée et nous recourons de plus en plus à l’intelligence artificielle pour aller au-delà des données brutes. Par exemple, un pic de fréquentation ou, au contraire, une absence de passages doivent-ils être considérés comme normaux ou comme traduisant un problème technique ?

L’utilisation de caméras

Nous travaillons de plus en plus avec des caméras et de l’analyse d’image, ce qui nous permet d’aller plus loin dans la classification des véhicules. Par exemple, pour une municipalité, il est très important non seulement de savoir quelle est la place prise par les trottinettes, mais aussi de pouvoir mesurer la récurrence d’un phénomène comme le fait de circuler à deux sur une même trottinette, particulièrement dangereux. Un autre phénomène émergent est l’utilisation de vélos-cargos en remplacement des petites camionnettes, qui peut poser des problèmes de sécurité sur les pistes cyclables en raison de la largeur et de la lourdeur de ces véhicules. Autre exemple, certaines villes, qui imposent le port du casque aux cyclistes, souhaitent contrôler le taux de respect de cette consigne, ou encore savoir si les femmes portent davantage le casque que les hommes ou non. Une meilleure connaissance de la situation permettra d’adapter les politiques de prévention.

Placées à une hauteur de quatre ou cinq mètres, les caméras sont équipées d’une puce Nvidia. L’algorithme est entraîné sur des centaines de milliers d’images dans des pays à faible coût de main-d’œuvre, comme Madagascar. Une fois que l’algorithme dispose de suffisamment d’images annotées, il est capable de reconnaître une trottinette portant deux personnes, ou une cycliste femme portant ou non un casque et roulant sur un Vélib’ ou sur un vélo électrique.

Nous avons beaucoup progressé dans ce domaine et nous prévoyons que ce type de prestation va prendre une importance croissante dans les années qui viennent. Par exemple, nous avons établi une preuve de concept pour une application qui permettra de mesurer les “presque accidents”. En projetant les trajectoires des vélos et des voitures sur un carrefour et en identifiant les moments où les différents véhicules ont freiné brusquement, nous apporterons aux élus de la matière pour améliorer la sécurité.

Quantaflow

L’outil de mesure des flux de consommateurs de Quantaflow équipe actuellement près de 60 % de la surface représentée par les 850 centres commerciaux de France. Ce dispositif est composé de deux petites caméras séparées de quelques centimètres, ce qui permet de reconstituer des volumes et, en particulier, de détecter la forme “tête-épaules”, particulièrement caractéristique d’un être humain. Nous sommes ainsi en mesure de dénombrer des flux très denses, par exemple à la sortie du métro du centre commercial Westfield Les 4 Temps, à La Défense, ou au Forum des Halles de Paris, qui voit passer 55 millions de personnes par an, le tout avec une précision de l’ordre du pourcent. Nos clients sont les grandes foncières qui possèdent l’immobilier commercial : des pure players comme Westfield et Altarea, ou des acteurs issus de la grande distribution, comme Nhood (la foncière du groupe Auchan), Carmila (pour Carrefour), ou encore Mercialys (pour Casino).

Comme pour le comptage des piétons et des vélos, nous ne nous contentons pas de fournir de la donnée brute. Nous pouvons également détecter, entre autres, quels sont le genre et l’âge des personnes. Par exemple, dès le premier jour des soldes, nous pouvons analyser si celles-ci ont attiré un profil de clientèle particulier et, comme pour les sorties de films au cinéma, nous savons dès le premier jour si ce sera une bonne édition ou non. Nos clients peuvent ainsi se comparer aux autres centres commerciaux français ou à différents panels. Par exemple, les centres commerciaux disposant d’un cinéma peuvent connaître un trafic supérieur au moment de la sortie d’un film à gros succès. Il est donc intéressant, pour eux, de pouvoir se comparer avec d’autres centres commerciaux ayant le même profil.

Nous sommes également en train de travailler sur les données issues des smartphones. Il suffit de disposer de quelques pourcents de personnes autorisant une application à les suivre (données qui s’achètent sur le marché) pour pouvoir commencer à établir des statistiques, surtout lorsque l’on croise ces informations avec les comptages physiques. Ces données sur les déplacements des usagers ou des clients peuvent intéresser aussi bien des collectivités locales que des entreprises privées.

L’organisation humaine du Groupe

Dès le début, j’ai eu envie de créer une entreprise dans laquelle j’aimerais travailler. Cela peut paraître évident, mais ce n’est pas aussi répandu qu’on pourrait le penser. Tous les patrons d’entreprise seraient-ils prêts à être salarié de leur propre société ou à la recommander au fils ou à la fille de leur meilleur ami ?

Nous sommes passés par différentes phases d’organisation interne. La plus importante a été la mise en place de l’“holacratie”. Ce mode d’organisation, adopté par environ 2 000 entreprises dans le monde, consiste à décrire les règles générales de fonctionnement de l’entreprise et l’ensemble des attributions de chacun au sein de l’organisation, ce qui permet de laisser à l’individu une grande marge d’autonomie. En effet, il n’y a ni confort intellectuel ni sentiment de liberté possibles lorsque quelqu’un peut à tout moment venir vous dire : « Ce que tu fais, ce n’est pas comme cela que tu dois le faire. »

En général, dans les entreprises, chaque personne dispose d’une fiche de poste très succincte et rarement mise à jour. Parfois, elle n’évolue pas pendant quinze ans, alors que le travail du salarié a complètement changé. Dans le cadre de l’holacratie, les tâches de chaque salarié sont décrites à travers différents “rôles”. Certains détiennent cinq rôles, d’autres, trente-cinq, dont certains peuvent toutefois être très limités. Par exemple, l’un de mes rôles consiste à signer certains documents officiels lorsque le directeur général d’Eco-Compteur n’est pas là. Cela ne me prend pas plus d’une demi-heure par an, mais il est très clair pour tout le monde que c’est à moi de le faire. De même, le directeur financier du Groupe consacre 10 % de son temps à gérer les finances d’Eco-Compteur et 1 % à s’occuper des assurances. Son rôle décrit de façon très précise ce que signifie “s’occuper des assurances”.

Certains de ces rôles correspondent aux grandes fonctions de l’entreprise. D’autres sont plus transversaux. Le rôle le plus récent que nous avons créé est lié à la protection des données. Certains y consacrent 100 % de leur temps, et d’autres une partie seulement. Par exemple, ceux qui développent les caméras intelligentes doivent s’assurer de respecter le RGPD (règlement général sur la protection des données), de même que ceux qui travaillent sur la gestion des traces GPS, ou encore ceux qui développent des applications et doivent gérer les mots de passe des clients. Toutes ces personnes font partie d’un cercle qui se réunit une fois par mois et qui définit ses propres objectifs, ainsi que la “redevabilité” de chacun de ses membres sur ce rôle.

L’objectif est de faire en sorte que le modèle descriptif de l’ensemble des responsabilités de l’entreprise corresponde de façon aussi précise que possible à la réalité de cette dernière.

Ce système s’avère particulièrement puissant au moment du remplacement d’un directeur, par exemple. En général, dans les entreprises traditionnelles, un nouveau manager a tendance à transformer toute l’organisation quand il arrive. Dans l’holacratie, il a le droit de la faire évoluer, mais à condition d’en discuter avec les membres de son service et d’opérer dans la plus grande transparence.

Cette organisation a permis à Quanteo, en 2023, d’être classé par Great Place To Work en douzième position, en France, pour la catégorie des entreprises dont l’effectif est compris entre 50 et 250 personnes. Ce classement repose sur un questionnaire anonyme auquel les salariés répondent sur la base du volontariat.

La transmission

Parvenu à l’âge de 58 ans, j’ai estimé qu’il était temps de réfléchir à ma succession. Jusqu’au mois d’avril 2023, je détenais 100 % du capital. J’ai décidé de mettre en place un LBO (leveraged buy-out) en m’appuyant sur deux fonds d’investissement et d’ouvrir le capital à un nombre assez important de managers, qui ont presque tous accepté d’y participer. À côté de ces 23 managers actionnaires, un FCPE (fonds commun de placement d’entreprise) a été ouvert aux salariés, auquel 80 % d’entre eux ont souscrit. Certains n’ont investi que de petites sommes, mais cela leur permet de vivre l’expérience d’être actionnaire. À ceci s’ajoute un fonds de dotation, la Fondation Jean Milon. L’objectif est de faire en sorte qu’au moment du départ des deux fonds d’investissement, d’ici trois à cinq ans, l’ensemble constitué par les managers, le FCPE et le fonds de dotation détienne plus de la moitié des parts. Ceci sera possible à condition que nous atteignions notre objectif de développement, à savoir multiplier par deux la taille de l’entreprise et par trois son EBITDA.

Si nous n’y parvenons pas complètement et que, par exemple, les managers et le FCPE ne détiennent que 45 % du capital, je pourrai décider de verser l’équivalent de 6 % du capital au fonds de dotation afin de m’assurer que les membres de l’entreprise restent maîtres de leur destin après mon départ.

Les clés de l’aventure

Avec le recul, j’estime que nous avons eu la grande chance de pouvoir innover sur un marché naissant. Lorsque nous avons créé Eco-Compteur, Amsterdam et Copenhague étaient les seules villes qui encourageaient véritablement l’usage des vélos. Aujourd’hui, on en voit partout et nous avons bénéficié de cette lame de fond.

Dans un univers assez technique, nous avons su nous doter d’une image de marque originale. Par exemple, pour les personnes qui doivent accéder aux trappes des capteurs placés sous la terre, nous avons fait fabriquer des petites clés magnétiques sous la forme d’un petit pinceau terminé par un aimant, que les personnes peuvent accrocher sur leur porte-clés. Grâce à ce genre de détails, nous avons su transformer des objets techniques en objets que nos clients pouvaient aimer.

Nous avons également su mettre en place, très tôt, une véritable “machine commerciale”. Lorsqu’un client appelle Eco-Compteur, il reçoit un devis dans la journée et bénéficie d’un accompagnement personnalisé. C’est vraiment l’un de nos points forts, auquel les financiers qui nous accompagnent sont très sensibles.

Dès la deuxième ou troisième année d’existence de l’entreprise, nous avons misé sur l’international, en commençant par l’Espagne et en veillant à adapter notre marketing aux pratiques locales.

Nous avons investi de façon continue dans la R&D, qui emploie aujourd’hui 45 personnes sur 200.

Comme je l’ai indiqué, nous avons souhaité développer une entreprise où il fait bon travailler. Cela s’avère particulièrement judicieux aujourd’hui, où la principale préoccupation de mes confrères chefs d’entreprise est de recruter des personnes de qualité. Clairement, Quanteo a beaucoup plus de facilité à recruter que ses concurrents.

Enfin, nous avons cherché à structurer tout ce qui peut l’être, sans lourdeur inutile. Nous sommes des obsessionnels des process, sans lesquels la croissance est une douleur permanente. Chacun sait qui fait quoi, et ce cadre très structuré donne à chaque salarié la liberté de bien effectuer son travail.

Débat

Pourquoi compter les piétons en ville ?

Un intervenant : J’ai compris à quoi servait le décompte des vélos, mais quel est l’intérêt de compter les piétons, notamment en ville ?

Christophe Milon : La plupart de nos infrastructures ayant été créées à une époque où la place centrale était donnée à l’automobile, les piétons se retrouvent souvent avec la portion congrue. Par exemple, la présence de stationnement automobile peut conduire à ce que la place laissée libre sur le trottoir n’excède pas 60 centimètres de large, en sorte que deux poussettes ne peuvent pas se croiser. Aujourd’hui, les municipalités s’intéressent de plus en plus à l’analyse des parcours piétons, dans le but de prendre des mesures pour faciliter leurs déplacements. Par exemple, l’un de nos clients nous a demandé de mesurer les flux piétons aux alentours de la station de métro Robespierre, en Seine-Saint-Denis. Il souhaitait savoir combien de personnes entraient dans la station et en sortaient, et à quelle vitesse elles marchaient. Cela nous a permis de détecter des ralentissements, par exemple à un endroit où un commerçant avait accaparé la moitié de la largeur du trottoir, ce qui obligeait les piétons à descendre sur la chaussée pour se croiser et pouvait les mettre en danger.

Int. : Vos dispositifs sont-ils capables de compter les enfants ?

C. M. : Tout à fait. C’est d’autant plus important que le niveau de sécurité des infrastructures est directement constaté par la présence d’enfants. Quand la sécurité est totale, on voit des enfants se rendre seuls à l’école ou au collège.

Int. : Votre savoir-faire ne pourrait-il pas être utile pour mettre fin aux polémiques sur le nombre de manifestants (« 50 000 selon la police et 500 000 selon la CGT ») ?

C. M. : Sans doute, mais il n’y a pas de marché pour cela…

Le vandalisme

Int. : Les poteaux que vous implantez sur les sentiers font-ils l’objet d’actes de vandalisme ?

C. M. : Dans les débuts, nous mettions un autocollant Eco-Compteur sur nos produits, mais nous avons rapidement renoncé… Aujourd’hui, notre politique est d’être aussi discrets que possible et de faire en sorte que les gens ne voient pas le dispositif.

En ce qui concerne les poteaux de bois placés sur les sentiers de randonnée, nous recommandons à nos clients d’y ajouter une indication – par exemple : « Col du Lautaret 2,5 km » – ou, au moins, de les marquer d’un trait de peinture indiquant que c’est le bon chemin, afin que les gens ne trouvent pas trop bizarre la présence de ce poteau isolé.

La position de pionnier

Int. : Comment avez-vous fait pour vous implanter dans 47 des 50 plus grandes villes américaines ? Pour une société française, ce n’est pas banal.

C. M. : Nous avons bénéficié de la prime au premier entrant. En l’occurrence, nous avons su répondre à une demande spécifique que nous ne connaissions pas en France, la possibilité de compter séparément les piétons et les cyclistes. Dans chaque État, il existait une personne chargée des vélos et piétons, et nous nous sommes rendus à leur conférence annuelle. Cela se présentait sous une forme très basique : nous disposions juste d’une table couverte d’une nappe et d’un kakémono pour nous présenter, mais nous avons rapidement signé des contrats.

Par la suite, les personnes qui nous connaissaient et qui changeaient de collectivité locale avaient spontanément tendance à faire appel à nous dans leur nouvel emploi.

Inversement, le fait de nous être développés très tôt en Amérique du Nord nous a obligés à nous adapter à la très haute exigence de service que l’on trouve là-bas, dont le niveau n’est pas le même en France.

Int. : N’avez-vous pas souffert des préjugés contre les Français ?

C. M. : La première fois où nous avons participé à cette conférence, en 2003, Dominique de Villepin, alors ministre français des Affaires étrangères, venait de faire son discours devant le Conseil de sécurité des Nations unies contre une intervention militaire en Irak. J’étais convaincu que nous allions nous faire massacrer. En réalité, la vision de nos interlocuteurs, des fonctionnaires qui, souvent, travaillaient pour des municipalités démocrates, était très différente de celle du président des États-Unis. D’une certaine façon, ils n’étaient pas mécontents de lui faire un pied de nez en travaillant avec une petite société française comme la nôtre…

Int. : Vous avez développé votre entreprise dans ce que les spécialistes du management appellent un océan bleu, mais vos concurrents doivent désormais être nombreux. Comment parvenez-vous à sécuriser votre position de pionnier ?

C. M. : Nous avons été longtemps protégés par le fait que notre activité était très méconnue. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. De gros appels d’offres sont publiés, avec des montants importants, et nous voyons émerger de plus en plus de concurrents. Nous continuons cependant à bénéficier de notre antériorité. En effet, lorsqu’un client s’est habitué à un logiciel, il n’est pas très tenté d’en changer, à condition, bien sûr, que celui-ci lui assure une bonne qualité de service. Pour les nouveaux clients, nous pouvons mettre en avant notre expérience, mais la concurrence est plus rude.

Les investisseurs

Int. : Pour des investisseurs en capital, votre entreprise doit être extrêmement attractive. Aucun d’entre eux n’a-t-il été tenté d’en prendre le contrôle ?

C. M. : Certains fonds sont spécialistes des participations majoritaires, et d’autres des participations minoritaires. C’est l’un des savoir-faire de notre banque d’affaires que de nous orienter vers les investisseurs qui peuvent être intéressés par notre projet.

Les inventeurs

Int. : Votre père doit être heureux du développement de votre entreprise...

C. M. : Il a 98 ans et il en est extrêmement heureux.

Int. : Avez-vous réussi à trouver des inventeurs aussi géniaux que lui pour lui succéder ?

C. M. : J’ai mis longtemps à comprendre qu’un ingénieur aussi créatif que lui était une exception. La formation des ingénieurs leur apprend à parfaitement bien faire ce que la technique permet de faire, mais peu d’entre eux ont la curiosité de chercher des idées nouvelles. Sur 45 ingénieurs travaillant pour le Groupe, j’estime que seulement un ou deux sont vraiment créatifs. Cela dit, la créativité vient aussi beaucoup du travail collectif avec les collaborateurs qui sont au contact des clients et qui cherchent à répondre à leurs besoins.

Le recrutement

Int. : J’imagine que vous attirez des recrues sensibles à l’écologie, mais cela ne coïncide pas avec ce que vous nous avez expliqué sur votre machine commerciale. Quel est le profil de vos collaborateurs ?

C. M. : Nous travaillons pour des clients qui cherchent à apaiser les villes et à instaurer un meilleur équilibre entre l’homme et la nature et, en effet, cela attire des personnes de sensibilité écologiste, mais cela n’est pas du tout incompatible avec le sens du marketing, au contraire ! Quand vous portez des convictions, vous avez envie de les partager. Le fait d’être parvenus à nous implanter largement aux États-Unis renforce la fierté de nos collaborateurs à travailler chez Quanteo.

La succession

Int. : L’une des étapes délicates de votre succession ne sera-t-elle pas la nomination de celui qui vous remplacera ?

C. M. : Nous avons encore quatre ans pour cela. Avoir lancé le processus très tôt était justement destiné à permettre à mes collaborateurs de s’y préparer techniquement, mentalement, humainement et financièrement. Je veille pour cela à me mettre un peu en retrait. Par exemple, lorsque nous devons résoudre un problème, il m’arrive de garder mes idées pour moi-même, de laisser mes collaborateurs suivre les leurs et de voir ensuite ce qui se passe. Le directeur général d’Eco-Compteur a déjà bien pris les choses en main et je suis confiant sur sa capacité à me succéder.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT