Le Journal de l'École de Paris - mai/juin 2010

Les énigmes du changement

mai/juin 2010

L'édito de Michel BERRY

On ne parle que changement à chaque élection, tous les partis affichant des projets ambitieux en la matière. On sait qu’ensuite, après une brève lune de miel où les gouvernements engagent des réformes sans tarder, les résistances se lèvent de toutes parts, arrivant à stopper le train des réformes. Les Français sont-ils de grands amateurs de changement en théorie et des champions de l’inertie en pratique ? Ce serait trop simple, et il faudrait éclaircir un peu plus les énigmes du changement. Déjà Machiavel prévenait le Prince : « Il n’y a point d’entreprise plus difficile à conduire, plus incertaine quant au succès, et plus dangereuse que celle d’introduire de nouvelles institutions. Celui qui s’y engage a pour ennemis tous ceux qui profitaient des institutions anciennes, et il ne trouve que de tièdes défenseurs dans ceux pour qui les nouvelles seraient utiles. Cette tiédeur, au reste, leur vient de deux causes : la première est la peur qu’ils ont de leurs adversaires, lesquels ont en leur faveur les lois existantes ; la seconde est l’incrédulité commune à tous les hommes, qui ne veulent croire à la bonté des choses nouvelles que lorsqu’ils en ont été bien convaincus par l’expérience.1» Il faudrait donc pouvoir surmonter les résistances de ceux qui profitent de l’ordre ancien et trouver les moyens de convaincre ceux qui devraient profiter de l’ordre futur. Appliquons cela aux exemples de ce numéro. La création de la ligne 14 de la RATP commence par un exploit, créer un métro sans conducteur avec l’appui du syndicat des conducteurs : lorsqu’on tire tout le monde vers le haut, on peut faire de grandes choses. La vertu de cet exemple transformerait le reste de l’entreprise ? Bien au contraire, le rejet a été violent. Ceux installés dans l’ordre ancien ne croyaient pas aux merveilles contées par ceux de la ligne 14. Mais surtout, il faudrait faire évoluer les systèmes de reconnaissance des personnes, profondément ancrés dans la tradition française. Ce qui vaut pour bien d’autres entreprises que la RATP. Le cas des Aciéries de Ploërmel est, d’une certaine manière, plus simple : quand plus personne ne tire parti de l’ordre ancien, le changement fait moins peur. C’est ainsi qu’Alain Sabourin a pu transformer une aciérie très traditionnelle en société coopérative. Mais on verra que ce n’est pas parce que les résistances s’affaissent que tout est simple : encore faut-il inventer sa voie. Jean-François Caron aime les défis, comme celui de s’afficher comme écologiste dans une région minière. Après avoir mené, pour son premier mandat de maire, un ambitieux programme visant à faire de Loos-en Gohelle un laboratoire du développement durable, il a été réélu avec 82,1 % des voix : il avait su traduire avec pragmatisme et persévérance les idées généreuses qu’on entend sur le développement durable et enrôler progressivement ses administrés dans son combat, mener en quelque sorte un changement en douceur. La recherche, c’est le jaillissement des étincelles créatrices, disent ceux imprégnés des mythes fondateurs de la science. Pourtant, Kuhn l’a montré, la recherche a une forte tendance au conservatisme : les scientifiques s’agrègent en paradigmes dont il ne fait pas toujours bon s’écarter, et les institutions ont tendance à aggraver cette tendance car il est beaucoup plus facile de gérer la science normale que la science révolutionnaire. Pour favoriser la créativité, il vaut alors mieux faire œuvre d’invention institutionnelle, voire de ruse, plutôt que de prendre de front le système, ce qu’ont bien compris Vincent Schächter et François Taddeï. Je ne sais pas ce que voudrait dire l’immobilité pour Pierre Haren. C’est sûrement une notion qui n’est pas pensable pour lui, tellement il vit dans le mouvement, le changement perpétuel. Il fait partie de ces personnes au génie mystérieux qui rencontrent souvent des situations acrobatiques pour s’en sortir toujours et en tirer avantage. Sans doute fait-il partie des gens qui sont sensibles aux dangers de l’immobilité face à un monde qui bouge, et qui choisissent toujours, quels que soient les périls, de suivre les mouvements voire de les précéder. 1. Machiavel, Le Prince, chapitre 6.
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